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Une bonne nouvelle pour Pékin ? La crise s'envenime entre Paris, Washington et Canberra

Le président français Emmanuel macron et son homologue américain Joe Biden lors du sommet de l'Otan à Bruxelles, le 14 juin 2021. (Source : Toi)
Le président français Emmanuel macron et son homologue américain Joe Biden lors du sommet de l'Otan à Bruxelles, le 14 juin 2021. (Source : Toi)
Chaque jour qui passe ajoute de nouvelles révélations sur le pacte tripartite conclu entre l’Australie, les États-Unis et le Royaume-Uni sur la fourniture à Canberra de sous-marins à propulsion nucléaire américains qui a conduit la France crier à la trahison. Une crise ouverte aux répercussions graves dont la Chine aurait tout lieu de se réjouir. En apparence.
Depuis plusieurs jours, la France crie à la trahison des États-Unis et de l’Australie. Le ministre français des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian affirme que les Américains menaient depuis plusieurs mois des discussions secrètes avec les Australiens sans que la France n’en ait jamais rien su. D’où la profonde crise actuelle entre Paris, Washington et Canberra. En rappelant pour consultation ses ambassadeurs aux États-Unis et en Asutralie, une mesure très forte d’ordinaire réservée à des pays adversaires lorsqu’ils franchissent les lignes rouges, comme la Turquie d’Erdogan il y a un an, la France a-t-elle surréagi ?
« Crise grave », « mensonge », « duplicité », « mépris »… Jamais Jean-Yves Le Drian, qui a l’habitude d’appeler un chat un chat, mais n’est pas connu pour être colérique ni impulsif, n’avait paru aussi irrité. Quant au porte-parole du gouvernement, Gabriel Attal, il parle de « rupture de confiance majeure ». La tourmente sera au cœur d’un coup de téléphone prévu dans les jours qui viennent entre Emmanuel Macron et Joe Biden, à la demande du président américain. Elle sera aussi évoquée dans des entretiens entre le chef de la diplomatie française et ses homologues américains en marge de l’Assemblée générale de l’ONU, dès ce lundi 20 septembre.
Bien sûr, l’annulation d’un contrat de ce type fait mal au niveau commercial. Mais si le choc a été aussi violent à Paris, c’est bien parce que les États-Unis ont négocié en secret pendant plusieurs mois avec l’Australie et le Royaume-Uni, pour porter « un coup dans le dos » à la France, selon l’expression de Jean-Yves Le Drian. Le rappel des ambassadeurs sanctionne un « comportement entre alliés et partenaires inacceptable », dénonce le ministre des Affaires étrangères.
Qu’un allié aussi proche que les États-Unis fasse aussi peu de cas de l’un de ses fidèles partenaires européens, un des plus engagés en Indo-Pacifique, constitue un choc Pour Paris. Surtout quand cette « trahison » arrive quelques semaines après le retrait chaotique d’Afghanistan, qui avait déjà provoqué une crise de confiance. Et quelques mois après que Joe Biden a promis de réparer les liens transatlantiques abîmés par Donald Trump.

Stratégie française remise en cause

Pour Paris, le « contrat du siècle » avec l’Australie ne se résumait pas à une affaire de vente d’armes. Il s’inscrivait dans une logique de partenariat stratégique à long terme. « Un mariage de cinquante ans », disait-on. La relation avec l’Australie devait être l’un des deux piliers, avec l’Inde, de la stratégie française dans l’Indo-Pacifique, telle qu’elle fut développée par Emmanuel Macron à Sydney en 2018.
« Plus qu’un contrat, c’était un puissant symbole. La France ambitionnait d’être un acteur crédible pour la sécurité de la région à travers une approche multi-partenariale. C’est pour cela que le sentiment de trahison est aussi fort aujourd’hui que l’était à l’époque l’enthousiasme », écrivent Alexandra de Hoop Scheffer et Martin Quencez, dans une note du German Marshall Fund (GMF). La décision américaine donne « l’impression qu’il y a des alliés de première et de seconde classe en fonction de ce qui est considéré comme la principale priorité des États-Unis. » Mais surtout, elle remet en cause la stratégie Indo-Pacifique de la France. Et donc celle de l’Union européenne, qui présentait sa stratégie le jour même où la rupture du contrat avec l’Australie a été publiée. Depuis qu’il est arrivé à la Maison Blanche, Joe Biden tentait d’obtenir une plus grande implication des Européens dans la région pour contrer Pékin. C’est aussi cette frustration américaine qui se retrouve dans la crise. Emmanuel Macron a passé des années à pousser la France dans l’Indo-Pacifique et à entraîner avec lui ses alliés européens.
La « trahison » des pays anglo-saxons pourrait-elle le pousser à changer de cap dans la région et à s’appuyer sur d’autres partenaires ? Le Japon, qui est un proche allié de Paris ? L’Allemagne et les Pays-Bas, qui sont les deux autres pays européens à déployer des bateaux dans la région ? « Une diplomatie brouillonne, un secret qui frise à l’espionnage : la confrontation née de ce nouveau pacte entre le Royaume-Uni, les États-Unis et l’Australie dit tout », explique James Landale, correspondant diplomatique de la BBC. Mais au-delà des insultes et d’une France humiliée, il existe une vérité fondamentale : l’Occident lutte pour se faire une idée de ce qu’est devenue la Chine. La France est furieuse en constatant l’annulation du contrat avec l’Australie et de l’absence de confiance témoignée par les Etats-Unis et le Royaume-Uni. Les médias français en sont à parler de mesures de représailles. D’autres spéculent sur le fait que ce scandale pourrait en définitive encourager l’Europe à se mettre d’accord sur une plus grande autonomie stratégique. La vérité est plus claire : si l’Occident souhaite protéger ses intérêts dans la région Indo-Pacifique, la France et d’autres pays doivent alors maintenir des liens puissants avec les États-Unis et leurs alliés. »

Dissuasion renforcée face à la Chine

Des responsables officiels à la Maison Blanche et au département d’État ont prédit que les relations avec la France retrouveraient bientôt un ton plus apaisé et que les ambassadeurs français à Washington et Canberra retourneraient bientôt en poste dans ces deux capitales, passée l’émotion et la fureur. Mais un officiel français qui a souhaité conserver l’anonymat a affirmé que ce retour n’était pas pour demain.
En attendant, Joe Biden a promis qu’il comptait bien réparer ce qu’il n’a toutefois pas qualifié d’erreur. Quant au Premier ministre australien Scott Morrison, il défend bec et ongle sa décision d’acquérir des sous-marins américains nucléaires.
L’Australie est revenue la semaine dernière sur l’accord de plus de 55 milliards d’euros qu’elle avait conclu en 2016 avec la France pour 12 sous-marins non nucléaires. Avec eux, le pays sera ainsi plus étroitement intégrée dans l’orbite américaine. Technologiquement et militairement, cela signifie que si les États-Unis entrent en conflit dans la région Indo-Pacifique, il sera beaucoup plus difficile pour les Australiens de ne pas être directement et presque automatiquement impliqués.
C’est aussi et surtout un élément positif en termes de dissuasion face à la Chine. Sur les prochaines années, le nouvel accord renforcera le pouvoir de dissuasion qu’a l’Australie face à Pékin. Car les stratèges et les dirigeants chinois devront désormais prendre en compte les risques accrus et seront sans doute moins enclins à décider de se lancer dans des actions hostiles. Les enjeux seraient trop élevés et les perspectives de succès trop faibles.

Les Australiens avaient demandé aux Français une propulsion conventionnelle

Ces dernières années, le gouvernement australien et son ministère de la Défense avaient davantage mis l’accent sur les capacités militaires à plus longue portée, notamment avec la Defence Strategic Update de 2020. Ce plan inclut l’acquisition de missiles ainsi que de capacités spatiales et cybernétiques. Les sous-marins à propulsion nucléaire s’inscrivent dans ce cadre, bien au-delà des capacités navales australiennes existantes. L’avantage des sous-marins nucléaires est qu’ils n’ont pas besoin de remonter à la surface et peuvent rester immergés, donc furtifs, plus longtemps. À l’inverse, les sous-marins à propulsion conventionnelle (diesel-électrique) doivent faire surface régulièrement, s’exposant alors à la détection. Ils disposent donc d’une portée furtive bien moindre.
Les sous-marins Attack, prévus dans le contrat australien avec la France, auraient embarqué 1 000 tonnes de fuel pour leur permettre d’aller patrouiller au large de la Chine, à 5 000 kilomètres de leur base de Perth. Arrivés sur place, leur capacité à naviguer en plongée sur l’énergie accumulée dans leurs batteries aurait sans doute été importante, mais pas comparable à celle d’un sous-marin à propulsion nucléaire, qui peut techniquement tenir un temps illimité en plongée, seulement restreint par la résistance physique et psychologique des équipages.
Le nouvel accord va potentiellement transformer les capacités de la défense australienne, lui permettant de déployer ses sous-marins sur des distances bien plus importantes. Par ailleurs, l’Australie sera bien mieux intégrée avec les forces américaines et britanniques. C’était évidemment moins le cas concernant l’accord précédent, de 90 milliards de dollars australiens (environ 56 milliards d’euros), signé avec la société française DCNS pour construire jusqu’à douze sous-marins.
L’ironie est que la France disposait de la propulsion nucléaire dans ses sous-marins Barracuda. Or si l’Australie avait opté pour cette option lors de la signature de l’accord en 2016, les Français auraient pu dire : « D’accord, nous allons reproduire notre technologie et vous la donner. » Dans ce cas, l’Australie aurait sans doute pu se faire livrer son premier sous-marin nucléaire. Mais les Australiens avaient demandé une propulsion conventionnelle, ce qui a retardé le programme français et donne désormais à la France une bonne raison d’être irritée par ce nouvel accord.

Erreurs australiennes et sécurité américaine

L’Australie a fait des erreurs dans la gestion de sa future capacité sous-marine ces quinze dernières années. Elle aurait dû prendre une décision sur la conception d’un nouveau sous-marin il y a longtemps – avec un programme de développement réaliste – et s’y tenir. Ainsi, elle a refusé d’autres options, notamment une mise à niveau de son sous-marin actuel de classe Collins, pour une version plus récente, plus élégante et plus performante. À la place, le pays a opté pour une conception radicalement nouvelle, que même les Français n’avaient jamais construite auparavant. Tout ce qui fait appel à une technologie de pointe est susceptible d’entraîner des retards et des dépassements de coûts. Et c’est exactement ce à quoi l’Australie a été confrontée.
La situation régionale est plus turbulente que jamais et la perspective que l’alliance américaine vienne à la rescousse l’est aussi. L’ironie est que, pour être plus autonome, il est nécessaire pour l’Australie de mettre les bouchées doubles pour intégrer la technologie et les compétences américaines. Les États-Unis sont les leaders mondiaux dans ce domaine et ils ont la capacité industrielle de fournir rapidement les équipements.
Le ministre australien de la Défense, Peter Dutton, est allé à Washington pour persuader les États-Unis de partager leur technologie. L’arrangement Aukus prévoit de développer une base industrielle technologique et des lignes d’approvisionnement – cela signifie que les États-Unis et le Royaume-Uni semblent convaincus de la capacité de l’Australie à soutenir ces engagements.
Il existe, en Australie, un consensus croissant sur la nécessité de faire davantage pour dissuader les actions chinoises dans la région. Or, la dissuasion exige des capacités crédibles. Cette nouvelle alliance est cohérente avec ce raisonnement. Le pays a donc décidé de mettre ses œufs dans le panier de la sécurité américaine depuis 70 ans – et cette nouvelle coalition va dans ce sens. L’espoir est que la collaboration avec le Royaume-Uni et les États-Unis améliorera la capacité de l’Australie à se défendre.

Morrison balaie la colère de Pékin

Comment la Chine va-t-elle réagir ? Cet accord accroît-il la sécurité de l’Australie ? Il ne fait aucun doute que le pays subira des critiques virulentes et acerbes de Pékin, qui verra les récents développements d’un très mauvais œil. Mais la rhétorique chinoise ne doit pas être prise au pied de la lettre. Elle est en grande partie tournée vers ses propres citoyens. Il s’agit pour Pékin d’influencer et de façonner l’opinion d’une manière qui soit conforme à ce qu’elle perçoit comme étant ses intérêts. Ces dernières années, à l’image de son renforcement militaire, la Chine s’est radicalisée dans sa rhétorique, mais la plupart des experts en sécurité affirment qu’il s’agit surtout d’intimider des adversaires potentiels afin qu’ils fassent marche arrière.
La question fondamentale est celle-ci : la Chine doit-elle se réjouir de la confrontation entre la France et les États-Unis dont les répercussions sont très grandes et pourrait même toucher l’OTAN qu’Emmanuel Macron avait récemment décrite comme « en mort cérébrale » ? Non. En aucun cas. Tout le contraire même. Pour la simple raison que ce nouveau pacte tripartite entre l’Australie, les États-Unis et le Royaume-Uni démontre une volonté commune inédite de faire face à la Chine.
Vendredi, le Premier ministre australien a expliqué que l’alliance militaire avec les États-Unis et le Royaume-Uni visait à répondre à l’actuelle situation dans la région Asie-Pacifique, où les territoires sont de plus en plus disputés et où la rivalité avec la Chine s’intensifie. Il a dans le même temps balayé la colère de la Chine. Pékin entretient un « programme très important de construction de sous-marins nucléaires », a fait valoir Scott Morrison, dans une interview à la station de radio australienne 2GB. « Ils ont le droit de prendre, en matière de défense, des décisions dans leurs propres intérêts et, bien sûr, l’Australie et tous les autres pays aussi. »

« Profondes et graves réserves »

Loin de s’excuser auprès de la France, le chef du gouvernement australien, a déclaré ce dimanche 19 septembre jour que le gouvernement français savait que Canberra avait de « profondes et graves réserves » concernant les sous-marins français avant que l’accord d’achat ne soit rompu la semaine dernière. « Je pense qu’ils auraient eu toutes les raisons de savoir que nous avions de profondes et graves réserves quant au fait que les capacités du sous-marin de classe Attack ne répondaient pas à nos intérêts stratégiques, et nous avions clairement indiqué que nous prendrions une décision fondée sur notre intérêt stratégique national », a déclaré Scott Morrison lors d’une conférence de presse à Sydney.
De son côté, le Premier ministre britannique Boris Johnson a souligné « l’immense importance » de la relation entre le Royaume-Uni et la France, et l’amour « indéracinable » de Londres envers Paris. Le Royaume-Uni et la France ont « une relation très amicale », d’une « immense importance », a déclaré, selon l’agence britannique Press Association, Boris Johnson à des journalistes à bord de l’avion qui l’emmenait à New York.
Joe Biden a, quant à lui, demandé un entretien à son homologue français Emmanuel Macron et « il y aura un échange téléphonique dans les tout prochains jours », a indiqué ce dimanche également le porte-parole du gouvernement Gabriel Attal sur BFM TV. Mais il y aura de la part du président français « une demande de clarification », a-t-il précisé, « sur ce qui s’apparente à une rupture de confiance majeure. On veut des explications. »
« L’Amérique nous a lâchés, revenons aux sources du gaullisme, écrit l’ancien ambassadeur Gérard Araud le 18 septembre dans les colonnes de l’hebdomadaire Le Point [Les Américains] ont délibérément piétiné un intérêt majeur d’un allié sans même essayer d’atténuer le coup qu’ils lui ont porté. Ils auraient pu, au moins pour la galerie, proposer d’associer la France au projet ou rechercher une forme de compensation, mais ils ne l’ont même pas jugé utile. Ils l’ont brutalement écartée pour créer une coalition antichinoise sous leur direction et pour vendre des sous-marins qui, eux, contrairement aux Français, seront livrés clé en main puisque l’Australie ne dispose pas des compétences pour des réacteurs nucléaires. »
« Fidèles à leur vision manichéenne du monde, les États-Unis ont identifié un ennemi, la Chine, et subordonnent désormais leur politique étrangère à ce seul impératif, poursuit Gérard Araud. Ils ne conçoivent d’éventuelles coalitions que sous leur direction et ne s’associent qu’aux pays qui acceptent le rôle second qui leur est généreusement alloué, en l’occurrence le Royaume-Uni et l’Australie. Alors, que doit faire la France ? Elle doit regarder cette réalité en face, ne rien attendre des États-Unis, quel que soit leur président, au-delà du respect du traité de l’Atlantique Nord, et, tout en essayant de susciter une véritable politique européenne, revenir aux sources du gaullisme. »

« Course aux armements nucléaires »

L’annulation surprise du contrat français et la nouvelle américaine en Asie-Pacifique a suscité des réactions dans le monde entier. Parmi elles, celle de la Corée du Nord pour qui cette alliance pourrait déclencher une « course aux armements nucléaires » dans la région. « Cela montre que les États-Unis sont le principal coupable qui met en danger le système international sur la non-prolifération nucléaire », a indiqué ce lundi 2à septembre l’agence de presse d’État nord-coréenne KCNA, citant un responsable du ministère nord-coréen des Affaires étrangères.
Dans une analyse publiée le 17 septembre par l’Institut Montaigne, l’expert des questions militaires Bruno Tertrais soulève un point gênant. L’uranium hautement enrichi utilisé par les sous-marins américains et britanniques peut contribuer à fabriquer des armes atomiques, mais n’est pas concerné par les contrôles internationaux sur la prolifération nucléaire.

« On peut donc retirer de l’UHE (uranium hautement enrichi) d’installations contrôlées pour, officiellement, faire de la propulsion nucléaire… C’est ce que pourrait, par exemple, faire l’Iran. Par ailleurs, certains autres États pourraient désormais vendre de tels réacteurs de propulsion à des pays non nucléaires en arguant du précédent américain. »

Absence de confiance en la France face à la Chine

Que s’est-il vraiment passé en amont de ce coup de Trafalgar qu’est l’annulation du contrat militaire géant de la France avec l’Australie ? La crise diplomatique sans précédent que celle-ci a déclenchée est, dans ce monde feutré où les désaccords sont souvent tus, un grand révélateur de l’organisation des nouveaux champs de force – et de faiblesse – mondiaux. Blessée par l’annonce, la France a rappelé ses ambassadeurs en Australie et aux États-Unis, un geste diplomatique d’une gravité exceptionnelle qu’il faut tenter de comprendre mieux.
Cependant, et bien que la brutalité de l’annonce soit incontestable, le ministre de la Défense australien Peter Dutton affirme avoir depuis des mois prévenu son homologue française Florence Parly des grandes difficultés posées par l’accord militaire, et du fait que celui-ci était à la fois mal exécuté par Naval Group et mal aligné avec les intérêts stratégiques australiens. Simple contre-feu médiatique ? Le ministre australien affirme devant tous les médias de l’île-continent que ces échanges étaient officiels et ont donc été tracés, laissant entendre qu’il serait prêt à ouvrir les dossiers si le ton de la France ne changeait pas.
Mais le plus fondamental reste peut-être encore à dévoiler. La commande de nouveaux sous-marins par l’Australie servait un objectif presque unique : faire face à l’agressivité croissante du régime chinois et à son piratage des câbles sous-marins dans la zone Indo-Pacifique. L’exclusion de facto de Paris de l’alliance pour contrer le régime chinois dans le Pacifique peut donc aussi – peut-être principalement – être lue comme une absence de confiance vis-à-vis de la France. Celle-ci, derrière la louable vision à long-terme d’une indépendance stratégique et d’une puissance renouvelée, n’est plus jugée comme solide ni fiable. Or, face aux menaces dans la zone Indo-Pacifique, comment confier les clés de sa défense militaire à un pays qui d’un côté tolère l’espionnage massif par le régime chinois sur son sol et, de l’autre, montre vis-à-vis de ce même régime une attitude plus qu’amicale ? Ce qui pourrait avoir manqué à la France dans ce dossier sont deux niveaux juxtaposés de fiabilité : fiabilité dans le respect d’engagements d’efficacité industrielle, mais surtout fiabilité dans ses relations stratégiques et dans le choix de ses alliés. Certains domaines ne permettent visiblement pas de jouer la musique du « en même temps ».
En définitive, plus que jamais, la confrontation avec la Chine s’impose comme la grande priorité internationale de Joe Biden. Et le président des Etats-Unis trace froidement sa route, quitte à faire des dommages collatéraux parmi ses alliés. L’alliance « Indo-Pacifique » est en réalité la dernière manifestation de ce pragmatisme diplomatique lorsqu’il s’agit de contrecarrer les ambitions grandissantes de Pékin : elle voit le jour au détriment de la France, qui se retrouve exclue et perd au passage une énorme commande de sous-marins qu’elle devait vendre à Canberra. « La priorité, c’est la compétition avec la Chine, résume Benjamin Haddad, du cercle de réflexion américain Atlantic Council. Tout le reste n’est que distraction. »
« Le monde change. Nous sommes engagés dans une compétition cruciale avec la Chine », avait dit le président Biden au lendemain du départ du dernier soldat américain d’Afghanistan, expliquant que la plus longue guerre de l’histoire des Etats-Unis était, justement, devenue une distraction que Washington ne pouvait plus se permettre. Vue de Washington, l’alliance Indo-Pacifique n’est pas forcément en contradiction avec le multilatéralisme vanté par Joe Biden. « Elle met l’accent sur l’importance donnée aux alliances et aux partenariats », estime Walter Lohman, directeur des études asiatiques à la fondation conservatrice Heritage. Selon lui, faire face au « défi chinois » nécessite « toutes les bonnes volontés ». À cet égard, doter l’Australie de sous-marins à propulsion nucléaire, moins facilement détectables par Pékin, est une avancée « très importante » qui méritait à ses yeux ce petit coup de canif à la relation franco-américaine. « Au bout du compte, les Français sont de grands garçons, ils comprennent comment marchent les ventes d’armes mieux que quiconque, ils vont s’en remettre. »
Par Pierre-Antoine Donnet

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A propos de l'auteur
Ancien journaliste à l'AFP, Pierre-Antoine Donnet est l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages consacrés à la Chine, au Japon, au Tibet, à l'Inde et aux grands défis asiatiques. En 2020, cet ancien correspondant à Pékin a publié "Le leadership mondial en question, L'affrontement entre la Chine et les États-Unis" aux Éditions de l'Aube. Il est aussi l'auteur de "Tibet mort ou vif", paru chez Gallimard en 1990 et réédité en 2019 dans une version mise à jour et augmentée. Après "Chine, le grand prédateur", paru en 2021 aux Éditions de l'Aube, il a dirigé fin 2022 l'ouvrage collectif "Le Dossier chinois" (Cherche Midi), puis début 2023 "Confucius aujourd'hui, un héritage universaliste" (L'Aube).