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Malgré les intimidations de Pékin, Taïwan et les États-Unis négocient un accord commercial

Un porte-conteneurs devant le port de Keelung au nord de Taïwan en 2010. (Source : National Review)
Un porte-conteneurs devant le port de Keelung au nord de Taïwan en 2010. (Source : National Review)
Taipei et Washington ont entamé des négociations en vue de la signature d’un vaste accord qui portera sur le commerce, les investissements et les hautes technologies. Une première qui consacre une étape de plus dans le rapprochement enregistré ces derniers mois entre les Etats-Unis et l’ancienne Formose.
Ces discussions interviennent au moment précis où le magazine chinois Naval and Merchant Ships a détaillé avec précision l’un des scénarios pour une invasion surprise de l’île. L’article constitue en soi une menace de plus pour le gouvernement taïwanais qui, sans être une première, loin s’en faut, pourrait relever d’une manœuvre d’intimidation ou d’une opération de bluff.
De fait, les discussions américano-taïwanaises ont déjà commencé au début de l’année et portent en outre sur les tarifs douaniers, les pratiques commerciales, les chaînes d’approvisionnement et les vaccins américains, avec pour objectif un accord commercial bilatéral, le premier du genre. Cet objectif a connu un nouveau développement mercredi 30 juin avec la reprise des négociations à Taipei.
« Ce qui est le plus important dans cette rencontre a été de parvenir à un engagement mutuel sur le fait que les deux parties vont maintenant mettre sur pied différents groupes de discussion afin de passer en revue une gamme de problèmes pour l’année qui vient », a expliqué John Deng, le chef du Bureau de Taïwan chargé des négociations commerciales.
Selon Deng, cet engagement est significatif après une pause de cinq ans dans ces discussions. Les deux parties avaient en effet tenu leurs derniers entretiens en 2016 lorsque Barack Obama était président des États-Unis.
Au cours de ces nouveaux pourparlers mercredi 30 juin qui ont duré huit heures, les deux parties ont beaucoup discuté de la fourniture par Taïwan de semi-conducteurs et ses conditions de sécurité, de la propriété intellectuelle, du commerce numérique, des médicaments, de la transparence dans les échanges commerciaux et bien sûr, de la protection des investissements.
Ont également été discutés les services financiers, le droit du travail, la protection de l’environnement, a détaillé le vice-négociateur de Taïwan, Yang Jen-ni qui a mené ces discussions avec Terrence McCartin, représentant adjoint pour le Commerce américain. De nouvelles discussions doivent avoir lieu à brève échéance, a indiqué Yang Jen-ni.
La signature d’un traité, activement désiré par la présidente de Taïwan Tsai Ying-wen, apparaît désormais probable. Elle viendrait illustrer un approfondissement conséquent des liens qui unissent les gouvernements américains et taïwanais, ce qui serait une source d’inquiétude de plus pour les autorités chinoises. Ces mêmes autorités qui ne cessent de menacer de faire usage de la force pour contraindre Taïwan à accepter sa réunification au continent chinois.

Différences systémiques

Dans un entretien au quotidien Libération publié le 2 juillet, le ministre taïwanais des Affaires étrangères Joseph Wu détaille les actions tous azimuts de déstabilisation de Pékin et réaffirme son attachement aux principes de la démocratie en rappelant le sort de Hong Kong. « Taïwan a un intérêt intense à approfondir ses liens avec les États-Unis ou avec d’autres pays partageant les mêmes idées et ayant des intérêts communs. Et bien sûr, nous attendons la bonne occasion pour avoir des discussions sur un accord bilatéral d’investissement avec l’Union européenne (UE). Nous ne voulons pas être limités par les Chinois qui souhaitent empêcher Taïwan d’avoir plus de relations avec l’UE. »
« Nos relations avec les États-Unis ont toujours été très bonnes, très solides, souligne encore le chef de la diplomatie taïwanaise. Lorsque le président Trump était en fonction, elles se sont même améliorées de façon constante au point que de nombreuses personnes au sein de l’administration américaine disaient qu’elles n’avaient jamais été aussi bonnes. Et depuis l’arrivée du président Biden à la Maison Blanche, elles continuent de progresser. Nous sommes très heureux de cette situation. »
« Si vous regardez les relations entre Taïwan et la Chine, explique encore le ministre. Les choses sont arrivées à un point tel où les différences sont systémiques. Taïwan est une démocratie, la Chine un pays autoritaire. Notre gouvernement doit simplement respecter l’opinion publique majoritaire, ce n’est pas le cas de la Chine. Elle veut imposer ses désirs non seulement à son propre peuple, mais également à Taïwan, à Hong Kong et à d’autres. Nous sommes un pays libre et ouvert. Il y a un consensus ici pour que l’avenir soit décidé par le peuple taïwanais uniquement. Alors, oui, Taïwan est, sans aucun doute, sur la ligne de front. »
Pour Joseph Wu, la Chine tente de « mener une campagne de désinformation contre Taïwan, de créer le chaos à l’intérieur de nos frontières, de nous diviser et de s’infiltrer. Et n’oubliez pas les affrontements frontaliers entre la Chine et l’Inde l’année dernière. Ce conflit n’est toujours pas résolu. En Afrique, aucun autre pays n’est aussi influent que la Chine. Elle essaie également d’étendre son influence dans l’hémisphère occidental et il est évident qu’elle peut l’exercer grandement. »
« En remettant tout cela en perspective, nous voyons bien que la Chine souhaite imposer l’ordre dans d’autres parties du monde, analyse le ministre taïwanais. Nous voyons aussi que les démocraties comme la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni, les États-Unis, le Canada, l’Australie, le Japon comprennent de mieux en mieux cette confrontation. Et donc, les démocraties essaient aussi de se rassembler, d’avoir plus de coopérations, de mettre en place leur propre stratégie Indo-Pacifique et d’exprimer l’idée que la paix et la stabilité dans le détroit de Taiwan est très importante. Nous mesurons notre responsabilité pour la sauvegarde de notre propre mode de vie démocratique. »
Quelle est la réalité de la menace chinoise dans les airs et en mer sur la souveraineté de Taïwan ? « Je décrirais cela comme une stratégie très complète de la Chine pour déstabiliser Taïwan, répond Joseph Wu. En 2020, il y a eu 2 900 sorties chinoises autour de l’île, c’est beaucoup. Et cette année, entre janvier et mai, les Chinois intensifient encore leurs exercices militaires. Leur tentative de contraindre Taïwan est donc très apparent. » Cette pression a-t-elle jamais été aussi intense ? « Oui, affirme le chef de la diplomatie taïwanaise. Elle se renforce, elle devient plus intense. La Chine poursuit plusieurs campagnes contre Taïwan, comme une guerre hybride. »

Invasion chinoise en trois étapes

Face au renforcement des liens entre Taipei et Washington, Pékin distille les messages menaçants. le dernier en date a été véhiculé par le magazine chinois Naval and Merchant Ships. Le périodique a diffusé un projet d’attaque surprise contre Taïwan en trois étapes, qui conduirait à une défaite totale des forces armées de la « province rebelle ».
L’article s’accompagne d’une vidéo explicite diffusée sur Weibo, équivalent de Twitter en Chine, qui insiste : « Nous devons avertir solennellement certaines personnes, certaines gens que le chemin de Taïwan vers l’indépendance ne conduit qu’à l’impasse. »
Évitant soigneusement d’aborder la question des réponses militaires des États-Unis ou du Japon en cas de tentative d’invasion de Taïwan, le magazine de Pékin explique que la première étape serait d’envoyer des missiles pour détruire les systèmes de collectes d’informations de même que les centres de décision et de contrôle tels les aéroports, les radars, des bases de missiles anti-missiles et les centres de commandement sur l’île.
Les armes utilisées pour cette première étape seraient principalement des DF-16, un missile balistique redoutable difficile à intercepter qui infligerait des dégâts dévastateurs dans l’île. « Les attaques ciblant les aéroports de Taïwan se poursuivraient jusqu’au moment où l’infanterie de l’Armée populaire de libération aurait débarqué sur les plages de Taïwan », ajoute le journal. Quant aux ports taïwanais, ils seraient pris d’assaut par des bombardiers H-6 et des chasseurs J-16.

Légitimité du Parti

La seconde étape, poursuit le magazine, consisterait à des attaques de missiles de croisière tels que les YJ-91 et CJ-10 lancées du sol chinois, des navires et de sous-marins et qui auraient pour cible les bases militaires, les dépôts de munitions et les infrastructures de communication. Des drones viendraient ensuite évaluer l’étendue des dégâts. La troisième étape serait mortelle puisque l’artillerie chinoise aurait raison de toutes les dernières formes de résistance.
C’est la deuxième fois en moins d’un an qu’un média chinois diffuse un scénario d’invasion de Taïwan. Cette nouvelle salve coïncide avec le 100e anniversaire du Parti communiste chinois le 1er juillet dernier. Lors de célébrations extravagantes sur la place Tiananmen, Xi Jinping a une nouvelle fois menacé de faire usage de la force contre Taïwan, ajoutant néanmoins qu’il restait une place pour une solution pacifique.
Ces menaces, estiment certains analystes, relèvent probablement d’une opération de bluff dont l’objectif est de terroriser la population de Taïwan. Celle-ci, sidérée et prise de panique, n’aurait plus d’autre choix que d’abandonner la partie sans combattre au régime de Pékin. Or ce dernier est parfaitement conscient du fait que lancer l’invasion de Taïwan serait une opération à hauts risques : l’Armée populaire de libération pourrait très bien enregistrer une défaite cuisante dont l’une des conséquences serait selon toute vraisemblance la fin du Parti, dont la seule légitimé qui lui manque est la réunification complète de la mère patrie.
Par Pierre-Antoine Donnet

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A propos de l'auteur
Ancien journaliste à l'AFP, Pierre-Antoine Donnet est l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages consacrés à la Chine, au Japon, au Tibet, à l'Inde et aux grands défis asiatiques. En 2020, cet ancien correspondant à Pékin a publié "Le leadership mondial en question, L'affrontement entre la Chine et les États-Unis" aux Éditions de l'Aube. Il est aussi l'auteur de "Tibet mort ou vif", paru chez Gallimard en 1990 et réédité en 2019 dans une version mise à jour et augmentée. Après "Chine, le grand prédateur", paru en 2021 aux Éditions de l'Aube, il a dirigé fin 2022 l'ouvrage collectif "Le Dossier chinois" (Cherche Midi). Début 2023, il signe "Confucius aujourd'hui, un héritage universaliste", publié aux éditions de l'Aube. Son dernier livre, "Chine, l'empire des illusions", est paru en janvier 2024 (Saint-Simon).