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Covid-19 : la fin de "l’exception taïwanaise" ?

Depuis la mi-mai 2021, Taïwan connaît sa pire crie de contamination au Covid-19. (Source : Daily Sabah)
Depuis la mi-mai 2021, Taïwan connaît sa pire crie de contamination au Covid-19. (Source : Daily Sabah)
Depuis le début de l’épidémie de Covid-19, Taiwan avait réussi à la contenir avec seulement 1 200 cas de contamination et 12 morts entre avril 2020 et mai dernier. Mais depuis la mi-mai, une accélération sans précédent de la diffusion de la maladie s’est produite avec, ce mercredi 26 mai, un nouveau bilan de 6 091 contaminés et 46 morts – pour plus de 300 nouveaux cas par jour depuis le 17 mai. Que s’est-il passé ? Est-ce la fin du « modèle taïwanais » tant vanté à l’étranger ?
En conséquence, le gouvernement a décrété le passage au niveau 3 de protection avec la fermeture des maternelles, écoles et universités – tous les cours passeront en ligne. Le port du masque sera obligatoire partout dès qu’on sort de chez soi. Les restaurants de Taipei et New Taipei City devront se limiter aux plats à emporter, il sera interdit de manger sur place. Pour comprendre le caractère fort rigoureux d’une telle mesure dans le contexte formosan, il faut savoir que manger dehors est une habitude quotidienne pour la majorité des Taïwanais vivant en métropole urbaine. Cela représenterait un cinquième des dépenses des ménages en 2018. Se rendre dans un restaurant était considéré en 2011 par 64 % des Taïwanais comme la principale activité de loisir.
Le passage au niveau 4 de protection, qui signifierait un confinement proprement dit, est une mesure que le gouvernement veut tout faire pour éviter. Il entrera en vigueur si le nombre de cas domestiques quotidiens dépasse les 100 pendant 14 jours, avec au moins la moitié des nouvelles contaminations issues de sources inconnues. Si le premier critère pour passer à la phase 4 pourrait être facilement atteint étant donné la progression sur une semaine, le deuxième critère (au moins la moitié des cas sans corrélation directe avec des clusters déjà connus) pourrait donner plus de marge au gouvernement. Ce critère explique l’importance du traçage de l’ensemble des cas, d’où la production d’une nouvelle application destinée à permettre l’enregistrement de chacun à l’entrée de tout magasin ou bâtiment public. Pour l’instant, la majorité des cas peut être rattachée à un foyer connu.
Bien entendu, 300 cas par jour pendant une semaine sur une population de 23 millions d’habitants, cela semble dérisoire en comparaison des quelque 20 000 cas par jour en France sur la même période. Et la réaction du gouvernement taïwanais semble très rigoureuse si l’on considère qu’avec 80 fois plus de cas par jour le gouvernement français a, lui, choisi de déconfiner le pays.
Sans doute ne faut-il donc pas céder à la panique et, passant d’un extrême à l’autre, brûler les enseignements tirés de la gestion avec succès de l’épidémie entre début 2020 et mai 2021. Pour autant, la question mérite d’être posée car elle pourrait être source d’informations importantes sur la société taïwanaise : qu’est-ce qui s’est passé ? Comment on est-on arrivé là ? De fait, les raisons qui ont pu expliquer le succès de la première phase peuvent aussi nous permettre de comprendre ce qui a pu faire défaut dans cette nouvelle phase de l’épidémie.

Série de micro-crises épidémiques

L’archipel formosan a pris une série de décisions décisives qui lui ont permis d’empêcher une diffusion massive de l’épidémie sur son territoire. La connaissance rapide de l’émergence d’une nouvelle maladie à coronavirus à Wuhan a débouché sur la mise en place de tests à la frontière, puis la fermeture de celle-ci aux vols en provenance de la capitale provinciale du Hubei le 23 janvier 2020, jour du confinement de la ville, puis de ceux en provenance de toute la Chine le 5 février – contre l’avis de l’OMS encore un mois plus tard. Depuis, les tests aux frontières et la quarantaine obligatoire ont permis à la société taïwanaise de connaître une année pleine hors des troubles du monde, d’être le pays développé avec le plus haut taux de croissance en 2020, de connaître une envolée historique de ses exportations (notamment dans le domaine des semi-conducteurs), tout en imposant son image de marque de démocratie sinophone à même de contenir le « virus chinois » de l’autoritarisme politique.
La diffusion accélérée du Covid-19 depuis le 15 mai dernier va-t-elle tout remettre en cause ? L’épisode actuel est la répétition à grande échelle d’une série de micro-crises épidémiques qui ont traversé l’archipel mais ont pu être contenues à chaque fois. Chacun de ces épisodes épidémiques peut être lié à une certaine porosité du contrôle aux frontières, sans doute inévitable dans un contexte au l’ensemble du monde est touché et où l’apparition de nouveaux variants augmente la dangerosité et la charge virale du virus. En mai 2020, ce sont des membres de la marine nationale à bord du ROCS Panshih qui constituent un premier cluster – vraisemblablement en contact avec un cas philippin. En janvier dernier, un autre micro-cluster de 18 cas émerge à partir de l’infection d’un docteur du Taoyuan General Hospital où sont traités les cas diagnostiqués à l’entrée du pays, toujours ouvert à certains travailleurs étrangers et aux taiwanais désirant revenir. Enfin à partir du 23 avril, commence l’épisode qui a pris la tournure d’une propagation endémique depuis mi-mai.
Cet épisode commence le 23 avril avec le diagnostic positif du fils d’un pilote de ligne indonésien de China Airlines vivant à Taiwan. Diagnostiqué en Australie après avoir effectué un vol cargo au départ de Taïwan, le pilote a sans doute été infecté par un collègue pilote aux États-Unis. Or les trois ont assisté à un service religieux à la grande mosquée de Taipei le 16 avril. Le fait que les pilotes aient pu circuler dans Taipei est la première brèche dans le dispositif : en effet, alors que la plupart des voyageurs devaient effectuer une quarantaine de quinze à dix jours, cette durée fut réduite à 5 puis 3 jours pour les pilotes de ligne. Autre brèche : la mise en quarantaine des autres pilotes au Novotel du Taoyuan International Airport n’a pas suivi les règles de séparation entre pilotes contaminés en quarantaine et autres visiteurs de l’hôtel.
Ensuite, à partir de là, un autre cluster a émergé dans le district de Wanhua à Taipei spécialisé dans le divertissement pour adultes et connu pour ses hôtesses d’Asie du Sud-Est, parfois en situation irrégulière. Dans ce cas, le diffuseur principal est l’ancien dirigeant du Lions Club International de New Taipei City, une des plus importantes organisations de clubs philanthropiques du monde, dont la présidence a changé le 6 mai. Interrogé sur l’origine de la maladie, l’ex-président de ce club nia pendant longtemps avoir visité ce qui est parfois considéré comme le « red district » de Taipei – l’appellation est pourtant un peu inexacte car il s’agit aussi et surtout de lieux de sociabilité dont la prestation de service sexuel ne constitue qu’un aspect. Ce faisant, il a retardé le traçage des cas contacts. Or l’ancien dirigeant de cette organisation philanthropique est naturellement un super-contaminateur par la vie sociale très développée qu’implique sa fonction et son pedigree politico-financier. Une analyse récente a montré que les trois clusters des pilotes du Novotel, du président du Lions Club et des hôtesses de Wanhua étaient liés au même variant britannique et selon toute vraisemblance à une source commune.
La diffusion locale presque hors de contrôle du virus à Taïwan intervient en pleine recrudescence des cas dans toute l’Asie. À Singapour et au Vietnam, également cités comme modèles dans la gestion de l’épidémie, une résurgence similaire a eu lieu, liée également au variant britannique et variant indien dans la cité-État.

Respect confucéen de l’autorité ?

En tout cas, cet épisode de contamination à Taïwan, et dans le reste de l’Asie récemment, a un intérêt heuristique non négligeable : il pourrait permettre, sinon de clore, du moins de complexifier le débat sur les « origines culturelles » d’une « exception asiatique » à la diffusion du Covid-19.
Une telle explication culturelle a surtout fait florès en Corée du Sud et fut notamment portée par le philosophe coréen Byung-Chul Han – quoique que son analyse soit plus complexe. On a pu la retrouver ensuite dans plusieurs journaux occidentaux. Selon un article du New York Times du 23 mars 2020 (co-écrit par Choe Sang-Hun, le correspondant à Séoul), on pouvait lire : « La confiance sociale est plus élevée en Corée du Sud que dans de nombreux autres pays, en particulier les démocraties occidentales en proie à la polarisation et aux réactions populistes. »
De même dans le Wall Street Journal du 13 mars, le professeur sud-coréen de relations internationales à l’Université Tufts Lee Sung-yoon déclarait : « La plupart des gens se soumettent volontairement à l’autorité et peu se plaignent. L’accent confucéen sur le respect de l’autorité, la stabilité sociale et le bien de la nation au-dessus de l’individualisme est un facteur de mitigation en temps de crise nationale. »

« Aversion au risque »

On retrouve chez Byung-Chul Han cette opposition « classique », pour ne pas dire clichée (fortement culturaliste), entre « Occident individualiste » et « Asie collectiviste ». Mais le philosophe en donne aussi une explication historico-politique plus juste, à savoir le caractère très récent de la démocratisation des pays d’Asie et le poids de l’héritage autoritaire : « Les citoyens de pays comme Taïwan, le Japon ou Singapour, avec une tradition culturelle et une mentalité plus autoritaires, font beaucoup plus confiance à l’État, sont plus obéissants et collectivistes. »
Le propre des explications culturalistes à fond nationaliste est de mobiliser la particularité culturelle locale en cas de succès mais d’oublier de la mentionner dès qu’on est face à un échec – sauf situation de crise existentielle comme en Chine au début du XXème siècle et la remise en cause de l’héritage confucéen accusé d’être la cause du retard scientifique, technologique et politique du pays. Faut-il voir dans l’empreinte patriarcale et inégalitaire de « l’héritage sinophone confucéen » à Taïwan – du reste difficile à mesurer concrètement – les raisons du succès initial – obéissance spontanée – mais aussi de l’irruption récente des cas – déférence envers le mâle, âgé, riche et puissant ? Ou bien faut-il y voir davantage le signe d’une « aversion au risque » plus importante dans les « sociétés asiatiques » ? Laquelle expliquerait aussi bien l’observance collective initiale des règles (masques, traçage, repli volontaire chez soi) que la réticence à la vaccination (considérée comme pas tout à fait sûre) – laquelle est restée minimale au Japon et demeure presqu’inexistante à Taiwan.
Sans doute, mais il ne faut jamais oublier les causes concrètes. D’abord, pour Taïwan, l’accès au vaccin est compliqué par la captation de l’essentiel d’entre eux par les États-Unis et l’Europe. Ensuite, Taipei a été exclu de l’OMS du fait des pressions chinoises. Enfin, les vaccins encore disponibles sont dirigés vers l’Inde, qui connaît un développement catastrophique de l’épidémique.
En tout cas, Taipei a encore une autre raison de tout faire pour juguler l’épidémie au plus tôt : la crainte que la Chine ne profite d’une désorganisation massive de Formose pour avancer ses pions, psychologiquement ou même militairement, de l’autre côté du détroit.
Ainsi, la proposition de la Chine d’aider les « compatriotes taïwanais » en dépêchant à l’ancienne Formose son vaccin a donné lieu à une bataille politique entre le parti au pouvoir, le DPP, et le KMT, dans l’opposition. Le Kuomintang a mis en cause la décision de Tsai Ing-wen de refuser l’aide chinoise, lui reprochant de « sacrifier la santé des gens au jeu géopolitique ». L’efficacité toute relative du vaccin SinoVac – seulement 50,4 % d’efficacité, selon une étude brésilienne reprise par un haut fonctionnaire chinois – permet sans doute au DPP de justifier sa décision. Mais cela place aussi l’administration américaine en situation de devoir accélérer les envois de vaccin vers Taïwan si elle veut éviter de mettre Tsai en porte-à-faux avec la population.
Par Jean-Yves Heurtebise

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A propos de l'auteur
Jean-Yves Heurtebise, docteur de philosophie de l’Université d’Aix-Marseille, est maître de conférences (Associate Professor) à l’Université Catholique FuJen (Taipei, Taiwan). Il est aussi membre associé du CEFC (Centre d’études français sur la Chine contemporaine, Hong Kong) et co-rédacteur en chef de la revue Monde Chinois Nouvelle Asie. Il est l'auteur de Orientalisme, occidentalisme et universalisme : Histoire et méthode des représentations croisées entre mondes européens et chinois (Paris: Eska, 2020) et avec Costantino Maeder (UCL) de Reflets de soi au miroir de l’autre. Les représentations croisées Chine/Europe du vingtième siècle à nos jours (Switzerland: Peter Lang, 2021).