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Coup d'État en Birmanie : le soulèvement face à la loi martiale

Manifestations contre le coup d'État militaire à Rangoun, le 6 février 2021. (Copyright : Jone)
Manifestations contre le coup d'État militaire à Rangoun, le 6 février 2021. (Copyright : Jone)
La réaction des militaires était attendue en Birmanie. Ce lundi 8 février, l’armée a instauré la loi martiale à Rangoun et à Mandalay. L’interdiction des rassemblements de plus de cinq personnes se combine avec un couvre-feu de 20h à 4h du matin. En sera-t-il de même à Naypyidaw et dans le reste du pays ? Depuis samedi, la population birmane est unie dans la rue dans un face-à-face avec la police et les généraux qui ont pris le pouvoir. Les manifestations et les mouvements de désobéissance civile forment la plus grande vague de protestation depuis la révolution de safran en 2007 et la révolution de 1988, toutes deux réprimées dans le sang. Un point de non-retour a été atteint entre le général Min Aung Hlaing et la nation birmane.
La loi martiale instaurée à Rangoun et Mandalay sera-t-elle le début d’une répression comparable à 2007 et 1988 ? Plus tôt ce lundi, l’armée avait lancé un premier avertissement après les mobilisations du week-end contre le coup d’État du 1er février. « Des actions doivent être prises […] contre les infractions qui troublent, empêchent et détruisent la stabilité de l’État et la sécurité publique », a lancé la chaîne étatique MRTV. La junte n’en est déjà plus à regarder défiler dans les rues birmanes les partisans d’Aung San Suu Kyi. La police a sorti les canons à eau à Naypyidaw, la capitale, blessant au moins deux personnes, selon l’AFP.
L’appel à la grève générale relayé par le Civil Disobedience Movement a été largement suivi. Les professeurs en uniformes ont quitté leurs salles de classe pour les cortèges massifs à Rangoun, Mandalay, Naypyidaw, Taunggyi, Mogok et l’ensemble des villes du pays. Les banques ne fonctionnent plus, faute de personnel. Avocats, ouvriers, infirmières, médecins ou chauffeurs de taxi se sont constitués, dans toutes les régions, en une force puissante insoumise à l’armée.

Après 1988 et 2007, une nouvelle génération dans la rue

L’armée a coupé Internet dès samedi 6 février au matin, espérant rendre muette la population. C’est le début d’une guerre de l’information : les généraux propagent alors la rumeur selon laquelle Aung San Suu Kyi aurait été libéré dans la nuit du 6 février. Leur objectif : calmer les manifestations du lendemain. Sans Internet, il aura fallu plusieurs heures avant que les feux d’artifices et les klaxons ne s’arrêtent. Blessée par cette insulte, la foule fut d’autant plus nombreuse dans les rues enfin bloquées ce dimanche 7 février.
Manifestation contre le coup d'État militaire à Rangoun, le 7 février 2021. (Copyright : Jone)
Manifestation contre le coup d'État militaire à Rangoun, le 7 février 2021. (Copyright : Jone)
Les rassemblements du week-end surprennent par leur jeunesse. Un analyste politique de retour des défilés s’exclame : « Ils ont tous moins de 25 ans ! » Tous saluent avec les trois doigts levés en signe de ralliement, imitant les manifestants pro-démocratie en Thaïlande qui avaient repris ainsi le symbole de la révolte dans la série Hunger Games. À Rangoun, la contestation reste sans leader : la Ligue nationale pour la Démocratie (LND), le parti d’Aung San Suu Kyi, s’en est tenu jusqu’à ce lundi à une ligne de non-violence et de non-manifestation.
* »Maman Su », le surnom affectueux donné à Aung San Suu Kyi
.Dans l’ambiance bon enfant des cortèges, on chante : « Ame Su* porte-toi bien », mais aussi : « Pyithu Ye [La police au peuple] » ou encore : « Les généraux sont faits pour protéger la nation, pas pour lui tirer dessus ». Les manifestants estimés entre des dizaines de milliers et des centaines de milliers à Rangoun cachent leurs visages derrière les masques anti-Covid-19, distribuent eau et nourriture, organisent même un service de ramassage des déchets. La jeunesse birmane qui peut se tourner vers ses ainés de 2007 et 1988, n’a pourtant pas l’expérience de la rue. « C’est la première fois de ma vie que je manifeste », témoignent en cœur des jeunes aux pancartes où on l’on peut : « Vous êtes tombés sur la mauvaise génération », ou encore : « Je ne veux pas de l’armée, je veux un petit copain », mais aussi : « Non à la dictature militaire, nous voulons la démocratie ». Aux alentours de la pagode Sule et de l’Hôtel de ville, les cortèges font face aux policiers anti-émeutes en armures complètes et canons à portée de main. Certains leurs distribuent des bouteilles d’eau et des fruits, allant même jusqu’à glisser des roses de l’autre côté des boucliers anti-émeutes.

L’armée et la police à l’épreuve

Sur les réseaux sociaux, les clichés de soldats et d’officiers de police faisant le signe des trois doigts levés en ralliement silencieux au mouvement se multiplient. Lorsqu’Internet revient, des officiers de l’armée se prennent en photos en uniforme, déclarant leur refus de servir la dictature. Les désertions étaient déjà nombreuses avant le coup d’État. « Le général Min Aung Hlaing est détesté par les soldats du rang payés moins de 70 dollars par mois », nous confiait un officier de police à l’été 2020.
Le soulèvement est d’ores et déjà historique. De retour des premières manifestations du week-end, certains s’étonnent : « Ils n’ont pas tiré ! » Cela va-t-il durer ?Ce lundi, outre les canons à eau utilisés pour disperser les manifestants à Naypyitaw, plusieurs dizaines de personnes ont été arrêtés pour avoir simplement taper sur des casseroles à 20 heures le soir. Mais ce que les internautes birmans retiennent, ce sont les quelques cas où à Taunggyi, Rangoun ou Mandalay, la foule a réussi à dissuader la police, les officiers se faisant sermonner par un public unanime.
Les forces de l'ordre birmane lors des manifestations contre le putsch des militaires, à Ragoun, le 7 février 2021. (Copyright : Jone)
Les forces de l'ordre birmane lors des manifestations contre le putsch des militaires, à Ragoun, le 7 février 2021. (Copyright : Jone)

Diviser pour mieux régner

Pendant ce temps, le généralissime Min Aung Hlaing ordonne aux médias gouvernementaux de passer des reportages télévisés selon lesquels tout reste très calme. La presse officielle regorge de décrets du très orwellien nouveau « Conseil d’Administration de l’État » dans lequel le général a cherché à nommer des leaders des partis ethniques pour diviser la nation. La troisième force politique du pays, la Shan National League for Democracy qui contestait pourtant également les élections de novembre 2020 aux côtés de l’armée, a refusé de rejoindre le gouvernement. Les partis ethniques ayant accepté la collaboration à l’exemple du Mon Unity Party ou le Kayah State Democratic Party se font boycotter par les populations qu’ils disaient représenter. Seule exception, l’Arakan National Party dont l’une des leaders a rejoint le gouvernement militaire. La Ligue Nationale pour la Démocratie d’Aung San Suu Kyi avait annulé la tenue des élections dans la plupart de l’État Rakhine pour cause de « conflits » malgré la demande du scrutin par l’armée et le groupe rebelle Arakan Amry réunis autour d’un cessez-le-feu.
Alors que le très bouddhiste général Min Aung Hlaing organise des visites de ces ministres aux plus grands moines du pays, d’autres moines se font voir dans les manifestations. Le pape François a apporté un message de soutien aux manifestants. Ce lundi, l’archevêque de Mandalay a même brandi le signe des manifestants, trois doigts levés.
Même la très symbolique Myanmar Beer produite par les généraux ne se vend plus. Tous les clients la rejettent, comme les cigarettes Ruby.
Manifestations contre le coup d'État militaire à Rangoun, le 7 février 2021. (Copyright : Jone)
Manifestations contre le coup d'État militaire à Rangoun, le 7 février 2021. (Copyright : Jone)

Les groupes armés et la Chine : incertains

*Shwe Phee Myay News Agency, 8 février 2021.
Sur les frontières, les groupes ethniques armés birmans cherchent à affermir le meilleur moyen de consolider leurs positions. Avec des stratégies différentes. La Ta Ang National Liberation Army forte de 5 000 combattants a déclaré ce lundi rejoindre la contestation*. Lors d’une manifestation sur la frontière thaïlandaise dans la ville de Myawaddy, les manifestants ont été dispersés par des tirs de la police faisant une dizaine de blessés. Des rebelles en armes liés à la puissante Karen National Union sont intervenus pour rappeler la police « à l’ordre » et faire cesser les tirs. Les groupes Restauration Council of Shan State et la Karen National Union engagés dans le processus de paix national ont évoqué la possibilité de quitter l’accord de paix. Quant aux groupes armés du Nord, sous influence chinoise, ils ont condamné le coup mais restent pour l’instant à distance de la contestation.
*Voir à ce sujet l’excellent documentaire de Wang Bing Ta’Ang 2016.
Si la Chine n’a pas reconnu de « coup d’État » le 1er février, elle a accepté la déclaration du conseil de sécurité des Nations Unies exprimant le 4 février de « graves inquiétudes » sur la situation birmane. Selon une source anonyme contactée par téléphone, « les investisseurs chinois ne sont pas contents du tout. Ils regardent la profitabilité des investissements. » Certains grands projets risquent de perdre leur rentabilité en cas de sanctions américaines ou européennes. Le secteur du textile en Birmanie représente 5 milliards de dollars et 30 % des exportations totales en 2019. Il est contrôlé à 60 % par des investisseurs chinois qui exporte pour l’essentiel vers l’Union européenne et le Japon, selon le Center for Economic and Social Development (CESD). Pour la Chine, il sera de plus en plus difficile de défendre les généraux putschistes birmans aux Nations Unies, après les avoir protéger des accusations de génocide des Rohingyas. Surtout que le général Min Aung Hlaing a fait ses armes dans la région frontalière du Kokang, réprimant un groupe armée, ce qui a poussé les populations vers la Chine*. Quelques mortiers ayant même été tirés jusque sur la frontière chinoise.
*
La crise politique birmane se dessine désormais en forme d’impasse. Les généraux se retrouvent pour l’instant avec un pays ingouvernable pour cause de grèves et une population dans la rue qui cherche à déstabiliser sa police. Les travailleurs birmans se soulèvent autour du quartier de l’’université de Rangoun puis de la pagode Sule, entre bâtiments coloniaux, mosquées et temples hindous. Les portraits du général Aung San – à la fois père de l’indépendance, d’Aung San Suu Kyi mais aussi de l’armée birmane – sont brandis par les manifestants dans la rue. Différente des révolutions brisées de 1988 et 2007, la génération qui est aujourd’hui descendue dans la rue, offre des roses à la police. En espérant chasser le plomb de la dictature.
Par Par Salai Ming, à Rangoun

Le chant des manifestants repris à la génération de 1988

« Notre colère ne s’arrêtera pas, à jamais,
L’histoire écrite avec notre sang,
Révolution !
À ceux qui ont perdu leurs vies pour la démocratie,
Nos chers héros,
Une nation de héros. »

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A propos de l'auteur
Bon connaisseur de la Birmanie, Salai Ming a sillonné le pays ces dix dernières années. Il vit en Asie du Sud-Est depuis le milieu des années 1980.