Politique
Analyse

Coup d'État en Birmanie : les militaires, la peur et l'ambition

Le général Min Aung Hlaing avec Aung San Suu Kyi, le 2 décembre 2015, en Birmanie. (Source : Courrier International)
Le général Min Aung Hlaing avec Aung San Suu Kyi, le 2 décembre 2015, en Birmanie. (Source : Courrier International)
Les militaires avaient tout pour préserver leur emprise sur le système politique de la Birmanie. Suffisamment de sièges réservés au Parlement pour empêcher l’amendement d’une Constitution protégeant leurs intérêts, et la mainmise sur trois ministères clés : l’Intérieur, la Défense et les Frontières. Pourquoi l’armée a-t-elle renversé le gouvernement civil d’Aung San Suu Kyi ?
*Environ 83 % des sièges en jeu ont été remportés par la LND, hormis les 25 % de sièges parlementaires réservés aux représentants de l’armée en vertu de la Constitution birmane de 2008.
Ce devait être la rentrée parlementaire. Ce fut malheureusement le retour des militaires. Ce lundi 1er février, les représentants de la nation et nouveaux élus s’apprêtaient à rejoindre les divers hémicycles parlementaires pour, entre autres, avaliser le résultat des élections générales de 8 novembre dernier et mécaniquement ouvrir le droit à la Ligue nationale pour la démocratie (LND), le parti d’Aung San Suu Kyi), l’indiscutable vainqueur* de ce rendez-vous électoral quinquennal, de former à nouveau le futur gouvernement national. Mais une chape de plomb martiale s’est abattue sur le pays. Une fois encore.
*En 1990, lors du premier scrutin multipartite organisé depuis 1960, la junte d’alors avait pareillement décidé de ne pas reconnaître le verdict des urnes et la très nette victoire électorale de la LND d’Aung San Suu Kyi (qui obtint 392 sièges sur 492 à l’Assemblée nationale).
Trois décennies après un épisode similaire*, les généraux birmans tournent leurs galons et autres décorations au sens de l’histoire, font fi de la règle démocratique et du souhait d’une majorité de leurs concitoyens de pérenniser la tortueuse transition démocratique engagée voilà une dizaine d’années. Non pas que ce nouveau coup de force et de poignard dans le dos des espoirs populaires, si détestable et condamnable soit-il, ait véritablement surpris grand monde du côté de Rangoun, Naypyidaw, Mandalay ou Sittwe, tant il avait été quasi annoncé des semaines durant lors des saillies diverses et variées des autorités militaires, entre menaces subliminales répétées et ton martial appuyé. Quelques jours après le retour de la junte et ce nouveau coup d’État au sillage pour l’heure globalement pacifique, la colère, la lassitude et l’abattement prévalent au sein de la population, non la sidération.
*En contravention – selon le SAC – des « règles de prévention contre le Covis-19 » édictées lors de la campagne électorale par le ministère de la Santé…
Pour l’heure, ce courroux populaire est certainement loin d’avoir atteint son paroxysme. Une colère que se charge visiblement d’alimenter, en ajoutant le burlesque à la bêtise, le State Administrative Council (SAC), dernier avatar des généraux et nouvelle structure organique – pilotée comme il se doit par le senior général Min Aung Hlaing – en charge de la gestion des affaires nationales. Ce mercredi 3 février, non contentes d’avoir embastillé deux jours plus tôt le chef de l’État Win Myint, la Conseillère d’État et ministre des Affaires étrangères Aung San Suu Kyi et diverses personnalités de la LND, les nouvelles autorités militaires laissaient entendre – de toute évidence sans prendre la mesure du ridicule – que l’ancien président et la « Dame » sont tous deux sous la menace d’une peine de prison de trois ans pour les terribles crimes suivants : achat, possession et utilisation de six talkie-walkies pour l’ancienne prix Nobel de la paix (1991) et, concernant Win Myint, pour avoir permis en septembre le passage d’un convoi de véhicule aux couleurs de la LND devant le palais présidentiel*. Les crimes infâmes que voilà. Il y aurait presque matière à rire de ces inepties, n’était-ce que ces condamnations potentielles emporteraient pour les intéressés – et les défenseurs de la cause démocratique nationale – des conséquences qui là, coupent toute velléité de moquerie : en vertu des lois électorales birmanes, la condamnation et l’emprisonnement des responsables politiques obligent le parti politique dont ils dépendent à les radier purement et simplement, sous peine eux-mêmes d’être interdit par les autorités. Par ailleurs, pour toute la durée de la condamnation, il est impossible pour les personnes inculpées de se présenter aux élections. On imagine à présent plus clairement ce que Min Aung Hlaing et l’implacable caste des généraux birmans peuvent avoir à l’esprit en agitant le bâton d’une décision de justice visant Aung San Suu Kyi, que cette dernière ait appelé ou non la population à la désobéissance civile (non violente).

L’ambition de Min Aung Hlaing

*À peine 26 sièges de remportés (sur 315 en jeu…) à l’Assemblée nationale et 7 sur 116 à la Chambre haute.
Arrêtons-nous quelques instants sur le pourquoi de ce retour des hommes en uniforme à la tête de la nation, sur son opportunité. Autant se dessinait ces dernières semaines le spectre d’une possible « junte 3.0 » dont les contours s’esquissaient à mesure que les généraux tonnaient à tour de bras contre « l’irrégularité du scrutin du 8 novembre », fantasmaient sur les « 8 ou 10 millions de bulletins de vote entachés de fraude », ou s’emportaient contre « la partialité de la Commission électorale », autant la raison véritable de ce coup d’État militaire probablement ourdi de longue date – en amont même de l’humiliante déroute électorale subie par l’USDP*, le parti pro junte… – reste à éclaircir, à comprendre. Si cela est seulement possible, s’entend.
*À l’été 2007.
En effet, était-ce là une initiative critique, vitale pour l’armée et ses inflexibles, quasi omnipotents généraux sur lesquels le pouvoir civil n’a jusqu’alors aucune prise, aucun droit de regard, moins encore de sanction ? Y avait-il donc péril en la demeure pour l’institution martiale, sa place dans la société birmane, son autorité ? Ses pléthoriques intérêts économiques et financiers, plus ou moins avouables et légaux, étaient-ils sur le point d’être confisqués, menacés par une seconde administration civile consécutive portée par la LND ? Une douzaine d’années après la révolution de safran*, dans l’euphorie de son succès électoral retentissant, la population birmane éprise de liberté, de démocratie, « inspirée » par les exemples asiatiques contemporains, en Thaïlande ou à Hong Kong, rejetant l’autorité méprisante d’un régime autoritaire, était-elle sur le point de se lancer d’une manière imminente dans une entreprise similaire, de contraindre – par le nombre et la détermination – les militaires à subordonner leur action au contrôle d’un gouvernement démocratique ? Sans être naturellement dans le secret de l’influente institution militaire birmane et sans grand risque de se tromper, il est semble-t-il permis de répondre à ces divers questionnements par un seul et même trio de lettres : non.
*Lors des 12 derniers mois, ces deux « autorités » majeures à l’ADN politique contraire n’auraient même pas pris la peine de se rencontrer. **Une longue carrière militaire déjà autoprorogée de quelques années. ***Adoptée en 2008 et rédigée par des constitutionnalistes privilégiant les intérêts de l’armée. ****Par ailleurs déjà visé – à titre individuel – par des sanctions onusiennes et américaines.
Alors que penser ? S’agit-il, pour se rapprocher quelque peu de la bonne réponse, d’orienter notre curiosité vers un général plutôt qu’un autre, de se focaliser par exemple sur le primus inter pares, l’ancien chef des armées aujourd’hui à la tête du SAC, Min Aung Hlaing, dont on connaît à la fois la notoire incompatibilité* avec Aung San Suu Kyi et (de longue date) les ambitions politiques post-carrière militaire** ? Lui était-il à ce point inconcevable d’imaginer un nouveau quinquennat à devoir composer quotidiennement avec une administration LND emmenée par la « Dame de Rangoun », au crédit intérieur plébiscité et renforcé par la retentissante victoire électorale de novembre dernier ? Y avait-il donc quelque chance que la Constitution en vigueur*** finisse enfin par être au moins partiellement amendée, ainsi que le réclame la LND depuis plus de dix ans, rééquilibrant mécaniquement les compétences entre autorités militaires et civiles, et que dès lors Min Aung Hlaing soit contraint – une première historique dans cet environnement martial fort – de rendre des comptes au président et à la nation ? Doit-on imaginer que l’intéressé**** et ses proches s’inquiétaient de devoir peut-être un jour prochain répondre devant la justice nationale ou internationale de certaines de leurs décisions, actions et autres possibles malversations ?
Il est à cette heure peu d’observateurs à donner quelque crédit à la très aride feuille de route avancée par le nouveau régime militaire – d’abord une gestion temporaire du pays censée durer un an, avant l’organisation d’un scrutin général, puis la transmission du pouvoir à un gouvernement civil issu des urnes. La prolongation (peu important les motifs alors avancés) de cette nouvelle parenthèse martiale ne surprendrait pas grand monde. Une prolongation qui, à défaut de vertu, aurait pour les hommes en uniformes – et notamment le premier d’entre eux – l’avantage de les préserver encore un temps de tout projet, de toute évolution (ardemment appelée de leurs vœux par les défenseurs de la démocratie) susceptible de contrarier leur quotidien et de compromettre leur avenir civil, pénal, économique ou financier.
Par Olivier Guillard

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A propos de l'auteur
Spécialiste de l'Asie, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal), chercheur associé à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée, le Dr Olivier Guillard est notamment l'auteur du livre "Que faire avec la Corée ? Subir, honnir ou punir ? » (NUVIS, 2019) et co-auteur de "Géopolitique du XXIe siècle" (chapitre Afghanistan, Ellipses, Paris, 2024). Entre autres régions d’Asie, il a abondamment voyagé en Inde, en Corée du sud, en Afghanistan, en Birmanie, au Sri Lanka, au Pakistan, en Chine, en Thaïlande, en Indonésie, au Népal, au Cambodge ou encore au Bangladesh. Titulaire d’un Doctorat en droit international public de l’Université de Paris XI, il est aussi directeur de l’information de la société Crisis24 (GARDAWORLD), un cabinet de conseil et d’ingénierie spécialisé dans l’analyse et la gestion des risques internationaux.