Histoire
Analyse

La "démocratie Taishô" ou la République de Weimar japonaise

Femmes japonaises à Tokyo dans les années 1920. (Source : Nippon-Graph)
Femmes japonaises à Tokyo dans les années 1920. (Source : Nippon-Graph)
La « démocratie Taishô » est la période la plus brève de l’histoire contemporaine du Japon. Pourtant, elle est aussi décisive que la Restauration Meiji qui sort le pays de l’isolement et le fait entrer dans la modernité. Si un relatif oubli entoure cette période, c’est sans doute parce qu’elle va à l’encontre du mythe qui présente les Japonais comme un peuple du consensus, discipliné et respectueux de l’autorité.
La « démocratie Taishô » fût l’exact contraire de l’ère Meiji. Soit une période d’instabilité qui, justement à cause de son instabilité, fût propice à des changements radicaux dans les mœurs, une période de croissance économique fulgurante, de bouleversements démographiques, de révolutions intellectuelles.
*Lire Bruno Birolli, Ishiwara, l’homme qui déclencha la guerre, Armand Colin, 2012 (1ère éd.). La seconde édition est disponible sur Amazon.
La « démocratie Taishô » tient son nom de l’empereur, le fils de Meiji et père de Hirohito, qui règne de 1913 à 1926. Certains historiens font remonter son origine au traumatisme de la guerre russo-japonaise et la font durer jusqu’à « l’incident de Moukden » en 1931, cet attentat ourdi par des militaires japonais basés en Mandchourie* où commencent les quatorze années de guerre de l’ère Shôwa – le nom d’empereur de Hirohito.

La fin des « genrô »

Au sortir de sa victoire contre la Russie en 1905, le Japon est exsangue. Il a perdu près de 150 000 hommes et il est ruiné financièrement. Le triomphe sur le champ de bataille provoque paradoxalement des manifestations quasiment insurrectionnelles à Tokyo. Les manifestants échauffés par des ultranationalistes rejettent le Traité de Portsmouth, qui certes, accorde à l’archipel la moitié sud de l’île de Sakhaline et reconnaît son protectorat sur la Corée, mais rejette sa revendication de coloniser la Mandchourie.
S’ancre alors un des courants décisifs des années à venir et qui triomphe dans les années 1930 avec l’instauration du totalitarisme. Cet ultranationalisme se caractérise par un antiparlementarisme viscéral, un rejet obsessionnel de l’Occident considéré comme un danger mortel, le refus de tout compromis dans les relations internationales et voit l’Histoire comme une suite de conflits qui ne peuvent être résolus que par la guerre. En somme, une idéologie fasciste.
À la mort de Meiji, le système autoritaire montre son épuisement. La poignée de « genrô », ces conseillers sans statut constitutionnel qui tenaient les rênes en jouant de leur solidarité et de leurs influences en coulisse, meurent les uns après les autres.
Ito Hirobumi, quatre fois Premier ministre, est assassiné en 1909 par un nationaliste coréen. Yamagata Aritomo, deux fois chef du gouvernement et « père » de l’Armée impériale, meurt en 1922. Le seul survivant est le prince Saionji Kinmochi (1849-1940), un aristocrate raffiné, gagné au libéralisme et bête noire des extrémistes de droite qui tenteront plusieurs fois de l’assassiner.

L’âge des partis

La disparition des « genrô » facilite l’émergence de la politique des partis. L’urbanisation très rapide et le développement des universités voient apparaître un fort courant libéral dont l’objectif est d’instaurer une monarchie parlementaire sur le modèle britannique.
Dirigé en grande partie par des juristes, ce courant s’illustre par une politique d’apaisement international et de réformes démocratiques. Le suffrage censitaire devient universel et masculin en 1928. La prochaine étape est d’accorder le droit de vote aux femmes dès 1931. Ce courant prône le désarmement, convaincu que la diplomatie et le droit international sont plus à même de garantir la sécurité du Japon qu’une armée forte. Il s’oppose aux militaires également pour des raisons financières. Monétaristes classiques, ces hommes visent à contrôler l’inflation en limitant les dépenses de défense qui absorbent un tiers du budget de l’État.
À quoi s’opposent les conservateurs, le reflet inversé des libéraux en tous domaines.
Il est fastidieux de raconter l’alternance entre ces deux courants portés au pouvoir au gré des coalitions et des élections législatives, tant les gouvernements se succèdent. Ces virages font zigzaguer la politique japonaise. Ouverture et fermeture alternent, avancées et reculs se suivent.
Un des marqueurs des changements de cap est l’attitude vis-à-vis de la Chine. Les libéraux envisagent le désengagement du continent, privilégient les relations économiques et l’unité de la Chine, allant jusqu’à envisager de renoncer à la Mandchourie. Les conservateurs, poussés par les milieux ultra, restent quant à eux arcboutés sur l’idée que la survie du Japon dépend de sa capacité à se forger un empire colonial et multiplient les coups de force en Chine.

Transformation culturelle

L’industrialisation à marche forcée fait naître un prolétariat urbain. Tokyo et Osaka deviennent en trois décennies de grands centres industriels où circulent les doctrines anarchistes et marxistes. Les métiers se syndicalisent. L’antimilitarisme gagne du terrain. On assiste aux premières campagnes contre la conscription ou pour les droits des conscrits dans les casernes dés 1912.
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Affiche d'un syndicat de gauche au Japon en 1929. (Source : APJJF)

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Affiche du Parti du travail et des paysans pour l'élection de 1928 au Japon. (Source : APJJF)

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Affiche du Parti du travail et des paysans pour l'élection de 1928 au Japon. (Source : APJJF)

 
 
La structure patriarcale est contestée. L’union libre, le divorce sont prônés. La mode est à la « modan gâru » abrégé en « moga » (la « modern girl »), sœur de la « garçonne » parisienne et de la « flapper » américaine. La « modan gâru » ne porte plus le kimono, mais une jupe, danse le jazz, fume et revendique sa liberté sexuelle.
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"Moga" ("Moda garu" ou "Modern girl") : les femmes modernes des années 1920 au Japon. (Source : Pinterest)

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Femmes japonaises dans les années 1920. (Source : Pinterest)

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Femmes japonaises à Tokyo en 1932. (Source : Pinterest)

 
 
L’enseignement de la lecture entraîne une explosion éditoriale. Même les petites villes de province ont leurs quotidiens locaux. Les tirages des grands journaux dépassent le million d’exemplaires. Cette suractivité éditoriale popularise toutes les idées, parfois outrancières.

Colère sociale

Pendant l’été 1918, éclate la colère populaire. La guerre mondiale a provoqué une flambée des prix qui entraîne de violentes émeutes. Le pays est paralysé par les grèves qui éclatent dans une quarantaine de villes. Les cortèges protestataires affrontent les forces de l’ordre. À Osaka, les marins de la flotte fraternisent avec les grévistes. Le spectre de la Révolution russe qui vient d’avoir lieu hante le Japon. Le répression étouffe la contestation : 25 000 arrestations, 9 000 condamnations à des peines de prison.
Grévistes dans les chantiers navals de Mitsubishi à Kobe en 1921. (Source : APJJF)
Grévistes dans les chantiers navals de Mitsubishi à Kobe en 1921. (Source : APJJF)
Le Parti communiste japonais est fondé en 1922. Encore sous l’influence de l’action directe anarchiste, fin 1923, un des ses militants attente à la vie de Hirohito alors prince héritier.
L’extrême droite prend sa revanche lors du grand tremblement de terre de Tokyo de 1923. Les ligues nationalistes, secondées par la police et par des officiers, lynchent 3 000 résidants coréens et chinois. Des militants anarchistes, socialistes et des syndicalistes sont arrêtés et assassinés.
En 1925, est promulguée la « Loi de préservation de la paix » qui criminalise les dissidences politiques, réinstalle le Kokutai – le culte de l’empereur – comme ciment de la nation, renforce la censure et le contrôle sur l’éducation. Le Parti communiste japonais plonge dans la clandestinité.
Cela n’empêche pas la gauche d’obédience socialiste de faire son entrée à la Diète, le parlement, en 1928.
Le tumulte favorise la créativité artistique. Le premier film est tourné en 1910. La photographie devient populaire. Si pendant l’ère Meiji, le graphisme se contentait de moderniser l’héritage des estampes, pendant l’ère Taishô, il s’émancipe des canons du passé pour n’en garder que les règles : dessins dépouillés, réduits à des lignes de force, couleurs en aplats.
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Affiche du Tsukiji Little Theater à Tokyo pour la pièce "Un mélodrame en 5 actes" d'Upton Sinclair en 1929. (Source : APJJF)

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Recueil de chansons japonaises, “The Trouble with Bright Eyes", 1929. (Source : Incollect)

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Couverture d'une revue japonaise des années 1920. (Source : Pinterest)

 
 

L’héritage de Taishô

Avec le couronnement de Hirohito, la « démocratie Taishô » vit ses dernières heures. Deux événements symbolisent cette fin. Le premier est le suicide de l’écrivain Akutagawa Ryûnosuke qui, dans sa lettre d’adieu, explique son geste par « une inquiétude indéfinissable ». Le second symbole est l’attentat contre le Premier ministre Hamaguchi Osachi en septembre 1930. Ce grand homme d’État libéral meure de ses blessures en août 1931, exactement un mois avant « l’incident de Moukden ».
Le Premier ministre japonais Osachi Hamaguchi, le 2 juillet 1929 à Tokyo. (Source : Japaneseclass)
Le Premier ministre japonais Osachi Hamaguchi, le 2 juillet 1929 à Tokyo. (Source : Japaneseclass)
En 1936, l’esprit de la « démocratie Taishô » montre qu’il reste vivace. Malgré la chape de plomb que mettent en place les militaires pour instaurer un état de mobilisation nationale, les électeurs votent massivement pour les partis opposés à l’armée aux élections législatives. Les organisations ultranationalistes sortent du scrutin laminées. Ce qui indique combien l’opinion reste majoritairement fidèle au pacifisme.
Six jours plus tard, le 26 février 1936 a lieu le coup d’État militaire « Niniroku », c’est sa date en japonais. La dérive militariste du Japon est désormais irréversible.
Paradoxalement, la défaite de 1945, en expulsant de la vie politique les militaires, réalise le grand projet au cœur la « démocratie Taishô » : faire du Japon une monarchie parlementaire et constitutionnelle.
Par Bruno Birolli

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A propos de l'auteur
Longtemps journaliste en Asie pour le Nouvel Observateur, Bruno Birolli a vécu à Tokyo (en 1982 puis de 1987 à 1992), à Hong Kong (1992-2000), à Bangkok (2000-2004) et à Pékin (2004-2009). Peu après son retour à Paris, il a troqué ses habits de journaliste pour celui d’auteur. Il a publié des livres historiques ("Ishiwara : l’homme qui déclencha la guerre", Armand Colin, 2012 ; "Port Arthur 8 février 1904 – 5 janvier 1905", Economica, 2015) avant de se lancer dans le roman. "Le Music-Hall des espions", publié en 2017 chez Tohu Bohu, est le premier d’une série sur Shanghai, suivi des "Terres du Mal" (Tohu Bohu, 2019). La seconde édition de son livre "Ishiwara, l’homme qui déclencha la guerre" est disponible en impression à la commande sur tous les sites Amazon dans le monde.