Histoire
Analyse

Guerre russo-japonaise : Port-Arthur, la mère de toutes les batailles du XXème siècle

Bombardement durant le siège de Port Arthur, du 30 septembre 1904 au 2 janvier 1905. (Wikipedia)
Bombardement durant le siège de Port Arthur, du 30 septembre 1904 au 2 janvier 1905. (Wikipedia)
Pour la première fois, l’explosif tue davantage qu’une balle de fusil. La victoire sidérante des Japonais sur les Russes à Port-Arthur il y a 116 ans donne une leçon au monde et annonce les boucheries des deux guerres mondiales.
Le 28 septembre 1904, pour la première fois, les « bébés d’Osaka » bombardent Port-Arthur. Ce sont de massifs obusiers de 280 mm, les plus grosses pièces dont dispose l’armée japonaise. Amenés du Japon au prix de gigantesques efforts, tirés par des lignes de soldats et de coolies comme « les esclaves des pyramides », note un observateur, ces pièces tirent à 7 kilomètres des obus de 250 kilos.
En ce début de l’automne 1904, l’état-major du général Nogi Maresuke a changé de tactique. Persuadés de pouvoir bousculer les Russes en lançant des coups de butoir frontaux, l’été s’est achevé par un carnage. Les Japonais ont perdu 40 000 hommes mais n’ont conquis que des avant-postes. Les forts russes bétonnés, entourés de fossés, armés de mitrailleuses et de canons rapides, ont tenus.
La guerre russo-japonaise se joue à Port-Arthur. C’est l’objectif initial du Japon : conquérir la base navale pour interdire à l’escadre russe du Pacifique de prendre en tenaille l’archipel nippon par le Sud avec le renfort des unités amarrées à Vladivostok, plus au Nord. L’entourage de l’empereur Meiji a pris cette décision tout en sachant combien elle était périlleuse. Mais Tokyo est résolu à fermer aux Russes l’accès du détroit de Tsushima et conquérir dans la foulée la Corée.
Les Japonais ont occupé Port-Arthur pendant la guerre sino-japonaise de 1894. La victoire est facile : la dynastie des Qing n’était pas prête à affronter l’armée japonaise, déjà la meilleure d’Extrême-Orient.
Mais le succès militaire se solde par une humiliation diplomatique. La Russie, soutenue par la France et l’Allemagne, contraint le Japon à renoncer à sa prise de guerre cédée par la Chine dans le cadre du traité de Shimonoseki. Pire pour le Japon, puisant dans des fonds levés en France – les fameux emprunts russes -, Moscou, en contrepartie du soutien financier apporté à la Chine pour payer les indemnités de guerre exorbitantes exigées par le Japon, obtient un bail de 25 ans sur Port-Arthur. Les Russes s’empressent de fortifier le port et en font leur plus importante base navale en Asie.
Carte de la guerre russo-japonaise. (Source : DR)
Carte de la guerre russo-japonaise. (Source : DR)

Attaque surprise

C’est pour repousser cette menace que Tokyo surprend le 8 février 1904, de nuit, sans déclaration de guerre, la flotte russe au mouillage à Port-Arthur. Cette attaque surprise préfigure celle de 1941 contre Pearl Harbour. Les dommages subis par les Russes sont modestes.
La guerre russo-japonaise vient de commencer. On parie sur une victoire de la gigantesque armée russe, forte de trois millions d’hommes face à la minuscule armée japonaise d’à peine 140 000 conscrits. Ce conflit va tenir en haleine pendant presqu’un an l’opinion internationale. Elle annonce par l’usage des armements les plus meurtriers la boucherie à venir de la Première Guerre mondiale.

Il faut attendre la fin juin pour que commence véritablement le siège de Port-Arthur. Les Japonais ont dû débarquer des troupes dans le nord de la péninsule du Liaoning tout en essayant de parer la menace d’une contre-offensive russe venue du Nord.

D’emblée, l’armée japonaise montre ses qualités et sa faiblesse. Elle est, certes, capable d’un exploit logistique grâce à son organisation rigoureuse. Elle se sert à merveille des dernières avancées technologiques comme le téléphone, se soucie du moindre détail jusqu’à offrir à la troupe des bains chauds – les furo – pour leur garantir une hygiène impeccable. Son infanterie et les officiers perpétuent la légendaire vaillance des samouraïs. Mais sa doctrine, inspirée de Napoléon, privilégie l’attaque à la baïonnette, le corps à corps, l’attaque de vive force.
Or, les Russes – essentiellement des tirailleurs sibériens et des fusiliers-marins – endurants, parfois ivres, ne sont pas manchots. Ces excellents tireurs, solidement retranchés, résolus à mourir plutôt que reculer, taillent en pièces les vagues humaines qui gravissent les pentes en bas des forts russes. La mitrailleuse démontre pour la première fois dans l’histoire son effrayante efficacité contre des masses compactes.
Carte de Port-Arthur en 1905. (Source : DR)
Carte de Port-Arthur en 1905. (Source : DR)

Match nul

Pendant tout août, Nogi s’obstine. Mais en ce début d’automne, ses troupes sont épuisées. Le combat prend une nouvelle dimension : celle d’une guerre de tranchées. Les Japonais s’enterrent, creusent des boyaux qui, comme un boa constricteur, enserrent peu à peu les positions ennemis. Et ces forts étalés sur les trois kilomètres de la chaîne du Dragon que les Japonais n’ont pu conquérir, ils décident de les faire sauter en bourrant de tonnes d’explosifs les sapes qu’ils creusent sous les forts.
Durant l’automne, le siège s’éternise. Les « bébés d’Oasaka » poursuivent leur bombardement au jugé parce que les Japonais ne peuvent voir la flotte russe prisonnière de la rade dont le goulet a été bouché par des brûlots et des mines. L’escadre russe a renoncé à faire une sortie depuis la malencontreuse mort de l’amiral Makaroff, tué en avril alors qu’il tentait de briser le blocus de la marine japonaise.
C’est une sorte de match nul qui se joue devant Port-Arthur. Et Tokyo s’impatiente. L’opinion japonaise exige la victoire qu’on lui a promise. La presse met en doute les capacités de Nogi. La cour impériale également. Ce n’est que grâce au soutien inconditionnel de l’empereur Meiji dont il bénéficie que Nogi n’est pas relevé.

Colline décisive

C’est presque par hasard que les Japonais vont trouver la clé pour sortir de l’impasse. Les défenses de Port-Arthur ressemble grosso modo à un verre retourné et orienté nord-nord-ouest. Le fond est la chaîne du Dragon et ses forts. Bloqués, les Japonais tâtent le flanc ouest plus éloigné du port. Les Russes n’ont pas fortifié ces collines isolées, les jugeant peu décisives.
Aucun des deux camps n’a saisi l’importance stratégique de cette zone. C’est au cours d’opérations de grignotage et de diversion afin de forcer les Russes à détourner des renforts que les Japonais la découvrent.
Le 30 octobre, un nouvel assaut général est répété contre les forts. 30 000 soldats japonais sont massés. Les mines enfouies explosent et comblent les fossés. Et c’est la ruée et à nouveau une hécatombe, en particulier dans l’enceinte du fort Kikouan-Nord où se déroulent peut-être les pires empoignades de l’affrontement sanguinaire qu’est le siège de Port-Arthur, durant lesquelles pendant des jours dans l’obscurité presque totale à l’intérieur de la galerie de la contre-escarpe, Japonais et Russes s’étripent.
Le 23 novembre, sous la pression de Tokyo, Nogi réitère, sans davantage de succès en dépit de lourdes pertes. Son état-major le convainc alors de réorienter l’effort vers la fameuses colline 203.
Pour la conquête de cette butte dont le sommet est prolongé par un second et plus petit mamelon séparé par un col étroit, les combats commencent le 27 novembre. Les « bébés d’Osaka » s’acharnent sur les casemates russes. 2 600 obus s’abattent sur un espace à peine plus grand qu’un terrain de foot. Le matraquage est si puissant que le sommet est arasé de plusieurs mètres. On découvre à cette occasion que les obus ne tuent pas seulement par l’effet de souffle et les éclats qu’ils projettent mais en brûlant l’oxygène et asphyxiant ainsi les soldats qui meurent dans les casemates sans blessure apparente.

La flotte russe anéeantie

Il faut aux Japonais huit jours et 8 000 morts pour enfin poser le pied sur la crête. Ebahis, ils voient leur proie, la flotte russe, immobile dans la rade. Les Russes ont perdu 4 500 hommes. Des observateurs, alors que des poignées de Russes résistent toujours dans les décombres à quelques mètres, coordonnent le tir des « bébés d’Osaka » qui font mouche à tout coup. Cuirassiers, croiseurs, canonnières – la fierté du tsar – construits en partie par des chantiers navals français, sont réduits en tas de ferraille.
Dans les jours qui suivent, les forts tombent un à un, toujours au prix de lourdes pertes. Démoralisée par la perte de la côte 203, la défense vacille et s’effondre.
Le 5 janvier, la base capitule. Ce triomphe coûte la vie à 60 000 Japonais – la moitié de leurs pertes totales de la guerre russo-japonaise – et à 28 000 Russes. Les officiers captifs sont autorisés à garder leurs sabres, geste chevaleresque de Nogi. L’heure de massacrer leurs prisonniers de guerre, comme le feront les Japonais pendant les années 1930 et 1940, n’a pas sonné encore.

Leçons

Le siège de Port-Arthur sidère le monde. Le Japon remporte son statut de grande puissance. Malheureusement, saisie du syndrome du vainqueur, son armée conserve l’illusion que la rage de vaincre l’emporte sur toute autre considération. Les militaires japonais le payent très cher pendant la guerre du Pacifique face à la supériorité technologique écrasante des Américains, leurs charges « banzai » à la baïonnette se réduisent à de vains suicides collectifs.
Les Japonais ne sont pas seuls à ignorer les leçons de Port-Arthur. Le siège est suivi par des observateurs militaires venus du monde entier y compris d’Amérique latine et par un cortège de correspondants de guerre qui alimentent en dépêche la presse internationale. Tous alertent sur les ravages que cause l’armement moderne. Pour la première fois dans l’Histoire, l’explosif a tué plus que la balle. Il faudra que la Première Guerre éclate pour que l’Europe apprenne que lancer des masses de soldats contre une artillerie moderne conduit à une boucherie inutile.
L’écho de Port-Arthur résonnera jusqu’en 1941. En s’illusionnant sur les prouesses des Japonais, Hitler se convainc que le soldat russe est un piètre adversaire et déclenche sur la foi de cette grossière erreur d’analyse l’opération Barbarossa, l’invasion de l’Union soviétique qui scelle la défaite le Troisième Reich.
Première bataille majeure du XXème siège, Port-Arthur annonce Verdun ou Stalingrad, et toutes les grandes batailles du siècle dernier.
Par Bruno Birolli

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A propos de l'auteur
Longtemps journaliste en Asie pour le Nouvel Observateur, Bruno Birolli a vécu à Tokyo (en 1982 puis de 1987 à 1992), à Hong Kong (1992-2000), à Bangkok (2000-2004) et à Pékin (2004-2009). Peu après son retour à Paris, il a troqué ses habits de journaliste pour celui d’auteur. Il a publié des livres historiques ("Ishiwara : l’homme qui déclencha la guerre", Armand Colin, 2012 ; "Port Arthur 8 février 1904 – 5 janvier 1905", Economica, 2015) avant de se lancer dans le roman. "Le Music-Hall des espions", publié en 2017 chez Tohu Bohu, est le premier d’une série sur Shanghai, suivi des "Terres du Mal" (Tohu Bohu, 2019). La seconde édition de son livre "Ishiwara, l’homme qui déclencha la guerre" est disponible en impression à la commande sur tous les sites Amazon dans le monde.