Environnement
Analyse

Alliance indo-pacifique contre la Chine : l'enjeu climatique

Le secrétaire d'État américain Mike Pompeo avec le Premier ministre japonais Yoshihide Suga, le 6 octobre 2020 à Tokyo, en marge d'une réunion du Quad (États-Unis, Inde, Japon et Australie). (Source : Arabnews)
Le secrétaire d'État américain Mike Pompeo avec le Premier ministre japonais Yoshihide Suga, le 6 octobre 2020 à Tokyo, en marge d'une réunion du Quad (États-Unis, Inde, Japon et Australie). (Source : Arabnews)
L’un des enjeux du Quad, la coalition indo-pacifique souhaitée par les États-Unis contre la Chine, est l’influence sur les océans Indien et Pacifique, mais aussi sur les fleuves, le Mékong en tête. L’enjeu du climat est lui aussi central. Est-il compatible avec ce projet d’alliance ?
Dans les prochaines décennies, l’Asie pourrait bien devenir un champ de bataille interne entre croissance imaginée et développement durable. Pour des raisons historiques et géographiques, l’eau y jouera un rôle primordial, comme en témoignent les récentes crues vietnamiennes. En se manifestant à travers les infrastructures et les liens de communication, la concurrence géostratégique entre le bloc occidental, d’un côté, et la Chine et ses quelques clients, de l’autre, ne fait qu’envenimer la question environnementale. L’issue de l’élection américaine ne sera pas sans conséquences sur son évolution.

Des alliances en Asie

De la guerre de Corée, Dean Acheson, le secrétaire d’État américain des débuts de la guerre froide, a fameusement dit qu’elle était la mauvaise guerre, au mauvais endroit, au mauvais moment. Alors que l’architecture européenne se mettait en place sous égide américaine, la dernière « distraction » souhaitable était une guerre en Asie. La défense et la construction de l’Europe sont restées les priorités des États-Unis jusqu’à 1990. Après, c’était, selon les mots de Francis Fukuyama, « la fin de l’histoire » et le primat de l’économique. En pleine guerre du Vietnam, la création de l’ASEAN en 1967, après la fondation de Singapour, ne constituait pas davantage une tentative de formation d’alliance, ni de construction multilatérale. Les membres de cet ensemble, principalement de nouveaux États issus de la décolonisation, voulaient tout sauf compromettre leur souveraineté retrouvée. Les mots d’ordre typiques de la diplomatie asiatique sont donc « coopération », « coordination » et « dialogue ». Il en est ainsi au sein de l’APEC, où l’Australie a bloqué l’adhésion de l’Inde, et plus récemment des divers blocs de commerce, en formation (Regional Comprehensive Economic Partnership, RCEP) ou avortés (Trans-Pacific Partnership, TPP).
*Brian Eyler, The Last Days of the Mighty Mekong, Zed Books, 2019.
Le retour en puissance de la Chine est donc bien la menace qui émeut les membres du Quad (États-Unis, Australie, Inde et Japon), « dialogue » dont les racines sont plantées dans le contrecoup du tsunami de décembre 2004. Ce dynamisme diplomatique s’explique par l’accumulation d’événements derrière une crise déjà ancienne en mer de Chine. S’ajoutent la guerre commerciale entre Chine et États-Unis, les craintes liées à l’expansion des « Nouvelles Routes de la Soie » (BRI), jusque dans les recoins de la domination américaine au Moyen-Orient, les incursions chinoises dans la porte himalayenne sur deux fronts, les révélations sur le traitement des Ouïghours, la stratégie de l’impérialisme par la dette qui s’étend jusqu’aux îles du Pacifique, deux gouvernements conservateurs en Australie et aux États-Unis, l’influence chinoise dans les campus australiens sur fond de dépendance commerciale, et un gigantisme industriel et commercial qui met en danger de mort un des grands fleuves de l’Asie.*

Le Quad dans les eaux

Quad et Quad Plus – avec le Vietnam, la Corée du Sud et la Nouvelle-Zélande – ont eu les pieds dans l’eau dès le départ. Initiatives de puissances maritimes ou îliennes, elles visent à stopper la mainmise de la Chine sur « l’île-monde », qui consisterait à dominer à la fois la masse eurasiatique (Afrique incluse) et les mers qui l’environnent. Il s’agit donc bien d’une tentative d’endiguement (« containment ») par les océans. Mais dans une Asie historiquement hantée par le manque d’eau ou son déferlement, et dans le contexte climatique du XXIème siècle, les eaux troubles de cette contre-attaque ne se limiteront pas à celles des océans Indien et Pacifique.
Comme tous les grands fleuves du continent, le Mékong prend sa source, disputée, dans le plateau tibétain. De là, il coule sur environ 4 500 kilomètres à travers la Chine, la Birmanie, le Laos et la Thaïlande, qu’il sépare, le Cambodge et le Vietnam, où il se jette en mer de Chine par neuf estuaires.
En réalité, la transformation du Mékong a été potentialisée par des prêts de la Banque asiatique de développement (dont le siège est à Manille depuis 1966), afin de connecter les pays d’Asie du Sud-Est et de les relier à la mer par des corridors économiques. La Chine a déjà construit 11 barrages sur le fleuve, de nombreux autres étant planifiés. Alors que le Cambodge a placé un moratoire sur ces constructions, le Laos a donné un feu vert initial à la construction du barrage de Luang Prabang. Acheteuse d’électricité, dont elle a un large surplus, la Thaïlande joue un rôle d’arbitre dans le sort des futurs barrages. En février dernier, le gouvernement thaïlandais s’est retiré d’un projet vieux de 20 ans qui consiste à faire sauter une section de rapides dans le Haut Mékong afin de transformer une large portion du fleuve en canal de navigation commerciale, avec un débouché à Luang Prabang. Très lourdement endettés envers la Chine, entre autres pour la construction d’infrastructures de transport, Laos et Cambodge sont en position délicate pour s’opposer aux projets chinois.
Ces transformations, accélérées depuis 2000, affectent tous les pays riverains, et en particulier le Vietnam, dont la production de riz, de café mais aussi de poisson est sévèrement touchée, et donc la subsistance de dizaines de millions de Vietnamiens. A quoi s’ajoutent des problèmes d’érosion, d’appauvrissement de la terre et de sécheresse. L’histoire de la Mésopotamie nous rappelle que celui qui contrôle les barrages contrôle également les inondations.
Enfin, le Mékong est impliqué dans une rivalité stratégique entre Chine et pays du Quad pour connecter les pays « CLMV » (Cambodge, Laos, Myanmar, Vietnam) et relier les océans Indien et Pacifique. L’Inde cherche à se connecter au corridor Est-Ouest impulsé par le Japon, du Vietnam à la Thaïlande. La Chine cherche à contourner le Détroit de Malacca en traversant la Birmanie du Nord au Sud par un corridor débouchant sur le Golfe du Bengale, entre autres projets qui sont parties intégrantes de la BRI.

Une convention pour les cours d’eau

Nombreuses sont les ONG qui suivent la situation de près, dont certaines utilisent des systèmes d’analyse des cours d’eau basés sur les technologies de la défense et de l’espace. Les ONG, qui arborent encore l’espoir de la restauration d’un environnement naturel soutenant à la fois la biodiversité et les riverains, réclament la cessation de la construction des barrages. La Mekong River Commission (MRC) refuse d’endosser cet objectif. Comité inter-gouvernemental entre Cambodge, Laos, Thaïlande et Vietnam, il a signé en 1995 un accord dont l’article 2 contient les objectifs contradictoires de développer tout le potentiel du fleuve (« full potential ») tout en maintenant l’équilibre écologique du bassin…
En 1997, l’Assemblée Générale des Nations Unies avait tenté de s’emparer du sujet en adoptant la Convention sur le droit relatif aux utilisations des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation. On y lit à l’article 5.2 : « Les États du cours d’eau participent à l’utilisation, à la mise en valeur et à la protection d’un cours d’eau international de manière équitable et raisonnable » ; et surtout à l’article 7.1 : « Lorsqu’ils utilisent un cours d’eau international sur leur territoire, les États du cours d’eau prennent toutes les mesures appropriées pour ne pas causer de dommages significatifs aux autres États du cours d’eau. » C’est la ratification du Vietnam qui permit l’entrée en vigueur de la convention en 2014, après que la Cour internationale de justice eut statué que celle-ci s’appliquait au Mékong. Aucun membre du Quad ne l’a signée, ni ratifiée.
Le 11 septembre dernier, le secrétaire d’État américain Mike Pompeo confirmait le caractère géostratégique du Mékong en embarquant le Quad et la Corée du Sud dans un partenariat, le « Mekong-US Partnership », amplification d’une initiative de coopération régionale datant de 2009. Le 15 octobre, au cours d’une visioconférence, le sous-secrétaire d’État pour l’Asie orientale et le Pacifique dénonçait la « manipulation unilatérale » par la Chine de « votre rivière partagée » et appelait à la transparence sur l’utilisation des eaux du Mékong.

Le Quad : multipolaire ou multilatéral ?

Le nombre ne sépare pas les groupes multipolaires des institutions multilatérales. Les premiers sont régis par le rapport des forces entre les membres, par la convergence de certains intérêts et la divergence d’autres, et généralement par la volonté d’équilibrer, de dissuader ou de combattre un ennemi commun. Les secondes sont un tout autre animal. Le multilatéralisme se fonde sur des valeurs et des principes, qui sont déclinés en normes et en règles d’application. Il repose sur le principe fondamental de l’égalité des membres et de la non-discrimination entre eux. Enfin, dans les mots de son théoricien John Ruggie, les procédés multilatéraux (partage d’information, rythme quasi constant des négociations, clarté des règles, prises de décision) sont volontairement lourds (« cumbersome ») afin de rendre les accords pérennes et le retrait difficile. Pour l’aigle américain, « primus inter pares », c’est là que le bât blesse.
Il devrait être évident que toute initiative sur le climat ne peut être que multilatérale. D’abord, il s’agit de défendre des valeurs et des principes. Ensuite, le résultat ne peut être atteint que si tous les États participent. Enfin, il faut que les accords – et, en particulier, l’Accord de Paris de 2015 – soient lourds en termes d’engagement, afin que les mesures soient institutionnalisées, et même qu’elles deviennent loi.
Alors, quid du Quad ? Sa formation en réponse à une menace et sa focalisation sur la défense d’un espace le placent du côté de la multipolarité. De plus, ses membres n’ont pas toujours été en bons termes (en particulier, l’Australie et l’Inde). Les États-Unis pourraient arguer que les quatre membres sont des démocraties, mais le principe démocratique a été largement surexploité comme valeur fondatrice du multilatéralisme. Si l’on considère Quad Plus, l’argument ne tient plus, et encore moins si d’autres pays de la zone rejoignent ultérieurement le Dialogue.

L’inconnue de la présidentielle américaine

Si l’on ne pouvait pas attendre des néo-conservateurs de l’administration Bush (2000-2008) qu’ils défendent le multilatéralisme, ils avaient au moins le mérite de comprendre son fonctionnement. Pendant son premier mandat (2008-2012), Barak Obama héritait d’une crise interne née du refus de gérer un risque transnational, financier celui-ci. Pendant les quatre années suivantes, il prit trois virages fondamentaux : d’abord, le réalignement diplomatique et militaire vers l’Indo-Pacifique ; ensuite, sous l’égide du Conseil de sécurité, l’accord avec l’Iran, qui substituait la rationalité à la fascination saoudienne ; et enfin, l’engagement en faveur du climat en adossant la puissance américaine à l’Accord de Paris.
Les années Trump auront été dominées non seulement par un retrait idéologique des institutions multilatérales mais par un mépris initial de la diplomatie, assorti d’un abandon de facto de l’hégémonie américaine. Cette dernière, qui n’a rien à voir avec la suprématie de la force, demande aux États-Unis d’agir pour eux-mêmes en servant l’intérêt global, défi qui ne peut être relevé qu’au sein des institutions internationales.
S’il est élu, Joe Biden héritera encore une fois d’une crise interne issue du refus de gérer une crise transnationale, sanitaire cette fois-ci. Néanmoins, il ramènerait les États-Unis au sein de l’Accord de Paris et ferait du climat un des axes majeurs de la reconstruction du pays. Sans être « soft on China » (mou avec la Chine), il ouvrirait sans doute la porte à un dialogue accru, non parce qu’il sous-estime l’autoritarisme chinois, mais parce qu’il comprend la puissance que la diplomatie confère aux États-Unis. De même, un changement de majorité en Australie aurait aussi des conséquences sur la manière dont ce pays réagirait à son principal partenaire commercial.
Rien de tout cela ne remettrait le Quad en jeu, bien au contraire. Mais la nature de ce dialogue encore en formation, ses modes d’engagement, ses méthodes et ses priorités sont loin d’être inscrits dans la pierre. Sous l’impulsion d’une administration Biden, le Quad pourrait prendre la voie du multilatéralisme en Indo-Pacifique.
Par Sandrine Teyssonneyre

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A propos de l'auteur
Diplômée de la School of International and Public Affairs de Columbia University, Sandrine Teyssonneyre a 25 ans de carrière dans la finance, la diplomatie multilatérale, le conseil et l’enseignement des relations internationales. Entre autres livres, elle est l’auteur de "The United Nations and Business : A Partnership Recovered. Elle a conseillé des agences de l’ONU et des entreprises sur leur expansion pérenne dans les pays émergents et en développement.