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Coronavirus en Inde : le confinement accélère la répression politique

Avec le confinement et les restrictions des libertés en Inde, la surveillance des opposants au gouvernement de Narendra Modi s'est traduit par des arrestations et accusations sérieuses.(Source : Hong Kong News)
Avec le confinement et les restrictions des libertés en Inde, la surveillance des opposants au gouvernement de Narendra Modi s'est traduit par des arrestations et accusations sérieuses.(Source : Hong Kong News)
En Inde, le confinement radical et les mesures de restriction des libertés n’ont pas seulement servi à la lutte contre la pandémie de coronavirus. Ils ont aussi donné lieu à une surveillance encore plus stricte des voix s’opposant au régime de Narendra Modi. Entretien avec Naïké Desquesnes, journaliste indépendante et spécialiste des réseaux militants en Inde.

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L’Inde et, plus largement, le monde sud-asiatique offrent un vivier infini de voix audacieuses, souvent invisibles au sein de l’espace occidental. Elles réclament inconditionnellement la liberté dans des espaces autocrates de plus en plus coercitifs. Cette chronique espère s’en faire l’écho sous le nom d’Azadi, « liberté » en hindi, en hommage à celles et ceux qui prennent aujourd’hui de nombreux risques pour la défendre.

Dans de nombreux cas, la surveillance des opposants au gouvernement de Modi s’est traduit par des arrestations et accusations sérieuses. Ce fut notamment le cas des intellectuels et militants Anand Teltumbde, arrêté le 14 avril à Bombay et Gautam Navlakha, dans le cadre d’une enquête pour association avec une organisation terroriste d’extrême-gauche et pour conspiration contre le Premier ministre. Ils rejoignent neuf autres activistes (écrivains, professeurs d’universités), arrêtés en 2018 pour des charges similaires, et en détention provisoire depuis deux ans. En dépit d’un ralentissement de tous les processus judiciaires pendant la pandémie et les risques sanitaires encourus dans les prisons indiennes – pourtant vidées – ces personnes restent en détention.
Par ailleurs, la mise en place d’une application permettant de tracer les individus (Aarogya Setu app) fait aujourd’hui craindre le pire aux défenseurs des droits civiques. Shashi Tharoor rappelle à juste titre dans une chronique pour The Print que la charte de l’application permet actuellement d’autoriser l’usage des données pour d’autres finalités que le contrôle de l’épidémie. Ces dernières peuvent être partagées avec plusieurs agences gouvernementales, autres que la santé. Et de souligner qu’en Inde, il n’existe pas de régulation permettant la protection des données privées du citoyen, malgré les déclarations du gouvernement.
Pourquoi New Delhi tente de réduire ces voix au silence ? Asialyst a posé la question à Naïké Desquesnes, journaliste indépendante et autrice, fine connaisseuse de l’Inde et de ses réseaux militants.
Naïké Desquesnes, journaliste indépendante spécialiste de l'Inde. (Crédit : DR)
Naïké Desquesnes, journaliste indépendante spécialiste de l'Inde. (Crédit : DR)

Entretien

Dans quels réseaux d’activistes ces personnes évoluent-elles et que leur reproche-t-on exactement ?
Naïké Desquesnes : Bien avant l’arrivée au pouvoir du suprémaciste Modi, ces personnes ont été parmi les voix les plus tenaces pour défendre des formes de vie et de lutte en faveur des plus vulnérables et contre les dominations, en particulier les inégalités de classe et de caste – dans un pays où elles sont abyssales. Anand Teltumbde est un intellectuel de 69 ans, reconnu pour des écrits où il estime que l’émancipation ne peut venir que d’une lutte conjointe contre le capitalisme et le système des castes, tandis que Gautam Navlakha, 65 ans, écrit et milite au sein de l’organisation People’s Union for Democratic Rights. En pleine pandémie, ils ont tous deux été arrêtés le 14 avril par la National Investigation Agency, institution chargée de la lutte anti-terroriste, pour une affaire pas si récente : on reproche aux deux hommes leur participation à un rassemblement de militants dalits (intouchables), le 31 décembre 2017 près de Pune (à environ 100 km de Bombay), suite auquel des émeutes ont éclatés et ont visés des militants hindouistes et membre du parti au pouvoir, le BJP.
Le message est clair : un virus n’est pas prêt de faire dérailler la machine à répression d’un gouvernement autoritaire qui emprisonne de plus en plus de monde sous n’importe quel prétexte ou accusation sans fondement. Et les moyens pour le faire sont de plus en plus effrayants : même l’indépendance de la Justice se retrouve sérieusement érodée actuellement, comme on l’a vu avec le rejet de l’appel déposé par Anand Teltumbde et Gautam Navlakha devant la Cour Suprême, qui aurait été accordé sous un autre gouvernement.
Cependant, ce sont aussi de vieilles recettes qui servent de plus en plus systématiquement : grâce à une loi anti-terroriste draconienne (Unlawful Activity (prevention) act, UAPA), New Delhi peut inculper des dissidents (militants des droits de l’homme, journalistes, etc.) pour tout un tas de raisons non prouvées, comme dans le cas des deux intellectuels, accusés « d’inciter à la violence », « participer au complot maoïste pour déstabiliser la démocratie », « organiser un front anti-fasciste », « avoir organisé un complot pour assassiner le Premier ministre », « être membre du parti maoïste interdit.
La plupart des chefs d’inculpation ont été fabriqués pour tenir au frais toute une frange radicale du monde politique, et plus largement celles et ceux qui défendent ardemment les principes de justice de la constitution indienne. Cette loi est bien pratique : elle permet aussi de refuser la liberté conditionnelle et laisse en prison des années durant des personnes qui n’ont toujours pas été jugées ! C’est malheureusement ce qui est à craindre pour les deux intellectuels et c’est ce que vivent actuellement huit autres personnes, dont certaines ont des sympathie pour les groupes armés révolutionnaires (maoïstes ou naxalites), et sont enfermées mi-2018 pour cette même affaire.
Pourquoi s’en prendre à des intellectuels, des professeurs de littérature comme Shoma Sen, ou d’autres, spécialistes en sciences sociales, en économie, en géographie ou des défenseurs des droits de populations extrêmement marginalisées (dalits, femmes, adivasis) ? Leur seule faute est-elle d’être « de gauche » ?
Shoma Sen, prof d’anglais et militante féministe et anticapitaliste de 62 ans, que je connais bien, est par exemple détenue depuis deux ans pour des accusations fantasques et se voit refuser à chaque demande son droit le plus élémentaire à la liberté provisoire, sans aucune raison valable et alors qu’aucune date de procès n’a été annoncée.
Cette méthode prévalait déjà avant Modi mais, ce qui est ici inédit, c’est de continuer à refuser cette liberté provisoire en pleine pandémie, à des personnes âgées de surcroît ! Leur entourage vit un véritable harcèlement policier, des perquisitions inopinées ou encore des communications sous écoute : c’est le cas de Koël Sen, la fille de Shoma, qui vit très mal cette pression. Il y a quelques jours, sa mère la rassurait au téléphone (elle n’avait droit qu’à deux minutes de communication) en lui disant qu’elle était en bonne santé alors qu’un premier cas de Covid-19 venait d’être déclaré dans la prison pour femmes où elle est enfermée, dans la banlieue de Bombay.
Rappelons que le Maharashtra et Bombay en particulier constituent des clusters importants de Covid-19
Les détenus partagent de grands dortoirs de 30 lits, sans aucune distance physique. C’est d’ailleurs après de nombreux cas de Covid déclaré dans une autre prison de l’État du Maharashtra qu’un comité spécial vient de décréter la liberté provisoire pour la moitié des 35 000 prisonniers à travers toutes les prisons de l’État. Une bonne nouvelle certes, vu l’état de crise dans lequel se retrouve le pays aujourd’hui, alors qu’aucun moyen ne sont donnés aux hôpitaux mais que Modi finance des hélicoptères pour envoyer des pétales de rose en l’air pour soutenir l’effort des médecins… En réalité, les prisonniers politiques sont exclus de cette directive, ce qui augure d’heures bien sombres. Il apparaît donc urgent d’exiger la libération immédiate d’activistes comme Shoma Sen, dont la santé fragile est grandement menacée aujourd’hui.
De nombreuses arrestations de leaders du mouvement social en cours avant la pandémie ont également eu lieu durant le confinement. Quelle en était l’urgence ?
Quelle aubaine pour le gouvernement… La pandémie s’est déclarée alors que Modi était en proie à un gigantesque mouvement populaire qui avait repris la rue pour dire son opposition à la nouvelle loi d’attribution de la citoyenneté (Citizenship Amendment Act (CAA)), qui atteint très gravement les principes de la Constitution.
En février, des attaques contre des manifestants anti-CAA ont débouché sur un pogrom anti-musulman dans un quartier populaire de New Delhi, faisant 42 morts. Alors que Kapil Mishra, un ancien élu membre du parti au pouvoir, n’est toujours pas inquiété pour ses appels à la violence contre les manifestants, le confinement généralisé a été l’occasion de réduire au silence celles et ceux qui sortaient dans la rue malgré les interdictions de manifester, et de poursuivre un harcèlement policier facilité par l’impossibilité de se réunir pour y résister. Tout au long du mois d’avril, plusieurs militants et militantes qui faisait figure de meneurs ont été arrêtés et accusés d’avoir « provoqué les violences » alors même qu’ils ont organisé des réseaux de solidarité pour venir en aide aux victimes des attaques.
Le 2 avril, Meeran Haider, doctorant à l’université Jamia Millia Islamia à New Delhi, puis le 9, Gulfisha Fatima, étudiante coordinatrice du sit-in de femmes, sont emprisonnés. Le 12, c’est au tour de Safoora Zargar, enceinte de trois mois et chargée de la communication du mouvement étudiant, de se retrouver dans les geôles bondées de la prison de Tihar (elle vient d’obtenir la liberté conditionnelle). Les jours d’après, des « FIR » (procès verbaux préliminaires à l’enquête) pleuvent sur un bon nombre de journalistes et d’autres militants et étudiants pour les prévenir de possibles perquisitions ou arrestations. Parmi eux, le 21 avril, Umar Khalid, un militant célèbre, diplômé de JNU (Jawaharlal Nehru University) est arrêté.
Vous avez écrit sur un certain nombre de militants et d’étudiants indiens à Delhi que tu as aussi côtoyés, notamment à JNU. Comment expliquer la virulence de cette université, à l’instar de Jamia (également à Delhi) ou de l’Aligarh Muslim University (AMU) en Uttar Pradesh ?
JNU est une université où j’ai en effet étudié et où je continue à me rendre très régulièrement. Comme d’autres universités en Inde, c’est un endroit intellectuel extrêmement dynamique, où les étudiants exercent leur esprit critique, découvrent l’indépendance et la vie loin de la pression sociale et familiale. À JNU, il y a une longue tradition d’enseignement marxiste et des syndicats de gauche sont très implantés.
On y fait des manifestations ou des rassemblements très régulièrement, voire des grèves de la faim, pour tout un tas de raison, d’une opposition à l’augmentation des frais de scolarité à une volonté de se solidariser avec la population en Palestine. C’est dans ce cadre de liberté de pensée, où l’on se soucie peu d’argent (la vie sur le campus y est très bon marché), où l’on peut rencontrer du monde et forger des complicité, où les difficultés de la vie adulte sont encore un peu loin, que l’on peut s’engager dans une vie militante active.
Comment ces voix peuvent-elles continuer d’occuper l’espace public aujourd’hui ?
La situation est terriblement préoccupante et on ne peut pas exclure que nombre d’entre elles continuent d’être intimidées et emprisonnées. J’espère bien sûr que les chiffres n’atteindront pas ceux de la Turquie, mais je ne peux pas m’empêcher d’y penser. La société indienne a montré ces derniers mois de formidables ressources pour s’exprimer et se rebeller, il lui faudra bien du courage pour continuer à refuser de se soumettre, alors qu’un climat de peur enveloppe peu à peu le pays aujourd’hui.
Malgré les menaces qui pèsent sur les libertés syndicales et les soutiens du monde enseignant depuis l’arrivée de Modi au pouvoir (mentionnons ici l’attaque par une milice cagoulée d’extrême-droite sur le campus de JNU en octobre 2019, qui a fait plusieurs blessés et dont les auteurs n’ont toujours pas été arrêtés), les mouvements de contestation actuels sont animés par des étudiants et étudiantes très inspirants, très impliqués aussi. Et c’est évidemment d’eux que l’on peut espérer la poursuite de la résistance face à la politique de haine et d’atteinte aux libertés que le gouvernement met en place.
Propos recueillis par Clea Chakraverty

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A propos de l'auteur
Clea Chakraverty est une journaliste franco-indienne qui a vécu en Inde de 2006 à 2013. Elle a travaillé pour de nombreux titres tels que La Vie, Les Echos et Le Monde diplomatique ainsi que sur plusieurs documentaires télévisuels. En 2013, elle reçoit la bourse journaliste de la Fondation Lagardère. Elle travaille désormais pour le site The Conversation.