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Afghanistan : "Kharmohra" ou l'étonnante vitalité de l'art contemporain malgré les attentats

Kubra Khademi, "Armor" (Armure), Kaboul, 2015. Performance filmée par Mina Rezaie, montage Zoe Crook, 3’14. (Copyright : Naim Karimi)
Kubra Khademi, "Armor" (Armure), Kaboul, 2015. Performance filmée par Mina Rezaie, montage Zoe Crook, 3’14. (Copyright : Naim Karimi)
Rouge et voilées, des silhouettes semblent émerger d’une épaisse couche de cendre. Cette œuvre phare de l’exposition au Mucem à Marseille du 21 novembre au 1er mars derniers, appartient à l’artiste Mohsin Taasha. Elle est extraite de sa série « Tavalod-e dobareh-ye sorkh » (La renaissance du rouge). Vous avez raté l’exposition ? Plongez-vous dans l’art contemporain afghan grâce à l’ouvrage Kharmohra, l’Afghanistan au risque de l’art. Onze artistes afghans sont présentés dans ce recueil poignant où la violence plane sur toutes les œuvres sans jamais être directement, frontalement représentée.

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L’Inde et, plus largement, le monde sud-asiatique offrent un vivier infini de voix audacieuses, souvent invisibles au sein de l’espace occidental. Elles réclament inconditionnellement la liberté dans des espaces autocrates de plus en plus coercitifs. Cette chronique espère s’en faire l’écho sous le nom d’Azadi, « liberté » en hindi, en hommage à celles et ceux qui prennent aujourd’hui de nombreux risques pour la défendre.

Mohsin Taasha, série "Tavalod-e dobareh-ye sorkh" (La renaissance du rouge), Kaboul, 2017. Gouache et feuilles d’argent sur papier wasli, 70 x 56 cm. Collection de l’artiste. (Copyright : Mohsin Taasha)
Mohsin Taasha, série "Tavalod-e dobareh-ye sorkh" (La renaissance du rouge), Kaboul, 2017. Gouache et feuilles d’argent sur papier wasli, 70 x 56 cm. Collection de l’artiste. (Copyright : Mohsin Taasha)
« A Kaboul ou en province, ils témoignent d’un vif désir de créer, d’échanger, d’avancer, de lutter contre l’isolement et de ne céder ni à la facilité ni au conformisme dans leurs créations », écrivent les commissaires de l’exposition, Guilda Chahverdi et Agnès Devictor en introduction.
Le contexte sanglant est pourtant bien présent, souligne le sociologue Adam Baczko au début du livre. « En 2019, près de quatre Afghans sur cinq sont nés et ont vécu leur vie dans un pays en guerre. » Et de rappeler l’instauration, dès 1994 de « l’ordre moral brutal » et totalitaire par le régime des talibans. Si ces derniers ont perdu du terrain dans les années 2005-2010, au profit d’autres groupes d’insurgés dans les campagnes, ils seraient désormais sur le point de reprendre Kaboul suite à un accord historique avec la puissance américaine.
Kaveh Ayreek, "Ghorbanian" (Victimes), Kaboul, 19 janvier 2014. Captation de la performance, photographie de Hadi Moravedj. La performance rend hommage aux vingt et une victimes de l’attentat perpétré dans le restaurant La Taverne du Liban à Kaboul et survenu deux jours plus tôt (Copyright : Hadi Moravedj)
Kaveh Ayreek, "Ghorbanian" (Victimes), Kaboul, 19 janvier 2014. Captation de la performance, photographie de Hadi Moravedj. La performance rend hommage aux 21 victimes de l’attentat perpétré dans le restaurant La Taverne du Liban à Kaboul et survenu deux jours plus tôt. (Copyright : Hadi Moravedj)
L’insécurité et l’incertitude enveloppent le pays. Le quotidien des habitants est soumis aux fractures communautaires, comme les Hazara, minorité shiite régulièrement attaquée, à l’extrémisme religieux et au traditionalisme. Ce sont en réaction à ces mouvements vacillants que répondent les artistes, eux-mêmes représentatifs « des réalités sociales de la scène artistique afghane ».
Voir l’interview du photographe Mortez Herati sur l’exposition :
Cette scène afghane hurle de vitalité et de créativité en dépit des attentats, des menaces de mort et des conflits latents. Les années 2010 ont ainsi particulièrement meurtri la culture contemporaine du pays. « Monter sur les planches, tenir un espace d’exposition, une salle de cinéma ou simplement se rendre dans un lieu culturel ne se fait plus sans danger », écrivent les auteurs.
Aziz Hazara, "Nun noir", série "Les Mots brûlés", 2012. Encre sur papier wasli, 55 x 70 cm. Collection particulière. (Copyright : Aziz Hazara / Crédit photo : David Giancatarina)
Aziz Hazara, "Nun noir", série "Les Mots brûlés", 2012. Encre sur papier wasli, 55 x 70 cm. Collection particulière. (Copyright : Aziz Hazara / Crédit photo : David Giancatarina)
Néanmoins cette « résistance » perdure, encouragée par la jeune scène afghane et un marché de l’art qui semblent défier le destin. Plusieurs associations et institutions dédiées à l’art contemporain ont ainsi vu le jour comme le Kabul Art Project, le très récent Center for Contemporary Arts Afghanistan (CCAA) ou encore l’Akaskhana, un studio photo à Hérat fondée par Morteza Herati.
Certains vivent aussi en exil, à l’image de la courageuse Kubra Karemi désormais parisienne. En 2015, La performeuse avait traversé un quartier de Kaboul vêtue d’une armure épousant ses formes, dénonçant l’emprise violente des hommes sur l’espace public et les femmes.
Kubra Khademi, "Armor" (Armure), Kaboul, 2015. Performance filmée par Mina Rezaie, montage Zoe Crook, 3’14. (Copyright : Naim Karimi)
Kubra Khademi, "Armor" (Armure), Kaboul, 2015. Performance filmée par Mina Rezaie, montage Zoe Crook, 3’14. (Copyright : Naim Karimi)
D’autres ont choisi, quand ils en ont eu la possibilité, de rester dans le pays afin de développer leur pratique et l’enseigner, comme la photojournaliste Farzana Wahidy, dont le travail capture la réalité des femmes afghanes loin des clichés.
Farzana Wahidy, "Police Woman" (Policière), 2010. Collection de l’artiste. (Copyright : Farzana Wahidy)
Farzana Wahidy, "Police Woman" (Policière), 2010. Collection de l’artiste. (Copyright : Farzana Wahidy)
Autre particularité des artistes retenus pour cet ouvrage : ils se retrouvent autour d’un crime odieux. Le 19 mars 2015, Farkhunda Malikzada, 27 ans, était publiquement assassinée par la foule pour avoir dénoncé les pratiques douteuses d’un imam.
Photographie d’une boîte contenant des pierres de kharmohra et autres talismans. Détail de l’installation d’Abdul Wahab Mohmand, "Le siège de la mort", production 2019. Collection de l’artiste. (Copyright : David Giancatarina)
Photographie d’une boîte contenant des pierres de kharmohra et autres talismans. Détail de l’installation d’Abdul Wahab Mohmand, "Le siège de la mort", production 2019. Collection de l’artiste. (Copyright : David Giancatarina)
Les contradictions permanentes d’une société sous l’emprise des superstitions, des traditions, d’un rigorisme affiché et absolu sont ainsi au cœur de l’imaginaire de ces artistes. Ils usent de la belle métaphore de la kharmohra ou « pierre de l’âne », censée apporter le bonheur et que le plasticien Abdul Wahab Mohmand « compare à la question de la sécurité ». Un rêve difficile à atteindre.
Morteza Herati, série "Divar ha-ye herat" (Les murs de la ville d’Hérat), 2015. Photographie, 30 x 30 cm. Collection de l’artiste. (Copyright : Morteza Herati)
Morteza Herati, série "Divar ha-ye herat" (Les murs de la ville d’Hérat), 2015. Photographie, 30 x 30 cm. Collection de l’artiste. (Copyright : Morteza Herati)
Par Clea Chakraverty

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A propos de l'auteur
Clea Chakraverty est une journaliste franco-indienne qui a vécu en Inde de 2006 à 2013. Elle a travaillé pour de nombreux titres tels que La Vie, Les Echos et Le Monde diplomatique ainsi que sur plusieurs documentaires télévisuels. En 2013, elle reçoit la bourse journaliste de la Fondation Lagardère. Elle travaille désormais pour le site The Conversation.