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"Ferme-la, Kunal !" Quand les humoristes indiens deviennent des "ennemis politiques"

L'humoriste indien Kunal Kamra. (Source : Quartz)
L'humoriste indien Kunal Kamra. (Source : Quartz)
Kunal Kamra, comédien iconoclaste et potache, fait perdre patience aux autorités indiennes. Ses frasques mettent en lumière les voix de résistance des humoristes indiens.

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L’Inde et, plus largement, le monde sud-asiatique offrent un vivier infini de voix audacieuses, souvent invisibles au sein de l’espace occidental. Elles réclament inconditionnellement la liberté dans des espaces autocrates de plus en plus coercitifs. Cette chronique espère s’en faire l’écho sous le nom d’Azadi, « liberté » en hindi, en hommage à celles et ceux qui prennent aujourd’hui de nombreux risques pour la défendre.

Jeu de mots de l'humoriste indien Kunal Kumar : "L'Inde est un compte parodique de démocratie", allusion à la communication du Premier ministre Narendra à travers un compte Twitter (Crédit : Twitter / @kunalkamra88)
Jeu de mots de l'humoriste indien Kunal Kumar : "L'Inde est un compte parodique de démocratie", allusion à la communication du Premier ministre Narendra à travers un compte Twitter (Crédit : Twitter / @kunalkamra88)
« Je pense qu’aujourd’hui, la satire est la chose la plus difficile à faire en Inde car la concurrence est trop rude : c’est devenu notre réalité quotidienne. » Varun Grover ne rit qu’à moitié de sa blague, filmée lors d’un stand-up ensuite partagé sur les réseaux sociaux du collectif Aisi Taisi Democracy.
Pendant un an, ce collectif d’humoristes et artistes a fait campagne sous la bannière #Azaadi2019 pour sensibiliser les jeunes aux risques liberticides que présentait la réélection du Premier ministre Narendra Modi sous l’égide du BJP.
Un an plus tard, alors que le pays traverse une crise sociale et politique sans précédent, le collectif participe aux manifestations et sit-in à Delhi et poursuit son rôle de lanceur d’alerte tout en humour, en rime et en musique.
Figures publiques, cibles de choix pour les trolls et les idéologues de tout bord en raison de leurs phrases percutantes et de leurs satires, les humoristes se sont peu à peu imposés comme personnalités politiques. « On a vu un véritable essor du genre en quelques années, je dirais dans les années 2007-2010, expliquait Devang Pathak, critique de stand-up, lors d’une rencontre à Bombay l’an dernier. Les chaînes YouTube, Netflix, Amazon ou les comédies et shows à l’américaine ont contribué à développer ce genre et le rendre plus accessible. Les salles dédiées au stand-up ont essaimé à travers l’Inde. Mais l’élection de 2014 et l’avènement du BJP a marqué un vrai tournant, avec un marquage politique évident. »

Kunal Kamra, le verbe haut

C’est à Khar West, au nord de la ville, dans un bar dédié au stand-up que j’ai pu m’entretenir en janvier 2019 avec l’humoriste le plus sulfureux du pays. Kunal Kamra y enregistrait ses vidéos en équipe réduite pour sa chaine YouTube, Shut up ya Kunal (« Vas-y, ferme-la, Kunal » – plus d’un million d’abonnés). Depuis 2017, cet ancien rédacteur publicitaire y invite des personnalités politiques a href= »https://scroll.in/magazine/845671/a-new-indian-comedy-podcast-is-finally-making-politicians-laugh-how-many-will-say-shut-up-ya-kunal » rel= »noopener » target= »_blank »>pour débattre.
Mais le jeune trentenaire devient rapidement une cible. En mars 2017, sa vidéo très critique des appels à un patriotisme exacerbé et intolérant devient à la fois virale et très vite sa marque de fabrique. « L’Inde est une démocratie… jusqu’à ce que vous la critiquiez », assène-t-il.
Sa propriétaire lui demande de déménager. « Je ne pensais pas devenir un ennemi politique en faisant de l’humour », me confie-t-il. Peu lui chaud, Kunal Kamra poursuit sa mission « d’émancipation » des mentalités, sans se soucier des couleurs politiques ni de heurter les « sentiments » de la nation, d’être qualifié « d’anti-national », de traître ou autres insultes usuelles maniées par les trolls contre ceux qui critiquent la politique du gouvernement indien.
« Pour beaucoup d’Indiens, l’humour dit « politique » rime avec des blagues sur le physique des politiciens, leur gestuelle, leur façon de parler, ou bien sur des choses du quotidien. Mais avec l’avènement du Bharata Janata Party (BJP) en 2014, la violence physique, la haine ont pris tellement d’ampleur dans le pays que j’ai changé mon écriture pour en tenir compte sur scène. Je ne peux pas rester indifférent à ce qui se passe dans mon pays, comme le passage à tabac des minorités. Nous avons une voix publique, il faut donc inciter les gens à parler de ce qui ne va pas ! On doit composer avec une nation de bigots qui se cachent derrière le voile du développement et de la prospérité », assène-t-il, évoquant au passage quelques comédiens l’ayant influencé comme John Oliver – « Nous en sommes loin! »
Depuis, l’humoriste – qui n’hésite pas à inviter ses détracteurs au débat – multiple les frasques et les punchlines. Le gouvernement, les médias sympathisants mais aussi les religieux en font les frais.
Fin janvier 2020, il prend à parti l’éditorialiste Arnab Goswami dans un avion. En quelques années, l’ancien journaliste est devenu la « voix médiatique » de Narendra Modi. Kunal Kamra s’énerve, la blague tourne à l’incident, et le comédien se voit sanctionné puis interdit de vol pendant six mois assorti d’une amende. Son appel a été rejeté le 20 mars.
S’il a regretté avoir « perdu son sang froid », l’humoriste ne s’est pas excusé auprès de l’éditorialiste fondateur du média Republic TV. Cette chaîne télévisée proche du gouvernement aurait diffusé de fausses informations durant les pogroms de Delhi et incité à la haine. Les contributeurs de Republic TV, comme le dénonce Kamra, usent régulièrement de la technique du harcèlement auprès de leurs interviewés.
« Ce que j’ai fait est un acte de résistance », avait d’ailleurs déclaré Kunal Kamra à Al Jazeera. Ironie du sort, le même Arnab Goswami prenait à parti début mars le comédien britannique John Oliver qui se moquait de Narendra Modi. Une joute verbale qui en dit long sur le sens de l’humour qui règne parmi les partisans du BJP.
Voir la réponse de John Oliver à Arnab Goswami dans « Last Week Tonight » :

Humour conscient

Abhineet Mishra, un ami de Kunal Kamra, stand-upper amateur et ancien journaliste, confirme cette position difficile des humoristes. Il se décrit comme « socialement conscient ». « J’aborde le racisme dont sont victimes les habitants du Nord-Est indien, la question de la dot, les suicides d’étudiants… Et souvent les réactions ont été extrêmes : celles des fans comme celles de trolls m’ordonnant de « retourner au Pakistan »… », s’esclaffe t-il. Il faut en effet de l’humour pour faire face à l’opprobre public.
« Qui parle de caste ? Qui parle de féminisme ? Personne. La plupart des comédiens sont des hommes, trentenaires, urbains, plutôt issus des hautes castes et des classes moyennes aisées », assène Jeeya Sethi. Cette comédienne et stand-uppeuse soutient une comédie féminine et féministe contre ce qu’elle dénonce comme une hégémonie culturelle en Inde. À l’été 2018, elle conçoit le Femapalooza, un festival de stand-up par et pour les femmes, en non-mixité.
Cet humour conscient, drôle sans être vulgaire, universel, s’immisce lentement dans les mentalités. En témoigne ainsi le succès de la « maid », Deepika Mhatre, une ancienne baai, employée de ménage et humoriste devenue une célébrité.

Arme ancienne

Le virage politique radical qu’a pris l’Inde depuis la réélection de Narendra Modi signe un tournant pour les humoristes et défenseurs de la liberté d’expression. Néanmoins, en d’autres temps, d’autres gouvernements autoritaires ont vu fleurir un véritable art oral politique. Par exemple, les performances artistiques anciennes comme l’art du mazihiya shayri, une forme de poésie satirique, documentée récemment par le réalisateur Gautam Pemmaraju dans Tongue United. Le film traite du dakhani, langue oubliée des Nizam, et des poètes d’Hyderabad, au sud du pays. « L’art de la satire politique est immortel en Inde, rappelle M.Pemmaraju, peu importe ses formes. « Le quotidien en Inde n’est-il pas devenu une source inépuisable d’inspiration ? » Donc, non, ne ferme pas ta gueule Kunal.
Par Clea Chakraverty

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A propos de l'auteur
Clea Chakraverty est une journaliste franco-indienne qui a vécu en Inde de 2006 à 2013. Elle a travaillé pour de nombreux titres tels que La Vie, Les Echos et Le Monde diplomatique ainsi que sur plusieurs documentaires télévisuels. En 2013, elle reçoit la bourse journaliste de la Fondation Lagardère. Elle travaille désormais pour le site The Conversation.