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Inde : Rohith Vemula ou la "convergence des luttes" entre musulmans et dalits

Des membres du Mouvement des étudiants chrétiens d'Inde manifestent après la mort du doctorant Rohith Vemula, à Bangalore le 26 janvier 2016. (Source : ITT)
Des membres du Mouvement des étudiants chrétiens d'Inde manifestent après la mort du doctorant Rohith Vemula, à Bangalore le 26 janvier 2016. (Source : ITT)
Début 2016, le monde universitaire et les milieux intellectuels indiens apprenaient, sous le choc, le suicide du doctorant en sociologie Rohith Vemula. Harcelé pour ses activités militantes contre le système des castes, à bout de ressources financières, exclu de l’université de Hyderabad, l’une des plus prestigieuses du pays, le jeune homme de 27 ans s’était pendu le 17 janvier dans une pièce de sa résidence étudiante. Quatre ans plus tard, son nom s’étale sur des pancartes, des bannières, résonne dans les slogans, scandés par des milliers d’étudiants et une large fraction de la population, tous révoltés par le régime actuel au pouvoir et ses exactions. Aujourd’hui, le personnage de Rohith Vemula, devenu une icône, et son combat contre les injustices sociales continue d’insuffler l’espoir. Pour mieux comprendre, Clea Chakraverty a rencontré Dalel Benbabaali, anthropologue et géographe, chercheure associée à l’université d’Oxford.

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L’Inde et, plus largement, le monde sud-asiatique offrent un vivier infini de voix audacieuses, souvent invisibles au sein de l’espace occidental. Elles réclament inconditionnellement la liberté dans des espaces autocrates de plus en plus coercitifs. Cette chronique espère s’en faire l’écho sous le nom d’Azadi, « liberté » en hindi, en hommage à celles et ceux qui prennent aujourd’hui de nombreux risques pour la défendre.

L'anthropologue Dalel Benbabaali. (Crédit : DR)
L'anthropologue Dalel Benbabaali. (Crédit : DR)
Rohith Vemula est devenu une icône en Inde. Pourquoi ? Qui était-il pour soulever à ce point les foules encore aujourd’hui ? D’où vient-il ?
Dalel Benbabaali : Il faut revenir un peu en arrière, comprendre son histoire et dans quel contexte elle se situe. Rohith Vemula était issu de la petite ville de Guntur, dans la région côtière de l’Andhra Pradesh, connue comme le « grenier à riz » de l’Inde du Sud. Son père appartient à une « other backward caste » [une « autre sous-caste », NDLR] selon la dénomination officielle indienne, et sa mère est dalit, une « hors caste » ou « scheduled caste ». Elevé par sa mère seule, il a grandi dans le milieu dalit et s’identifie comme tel.
Carte administrative de l'État indien de l'Andhra Pradesh. (Source : Wikipedia)
Carte administrative de l'État indien de l'Andhra Pradesh. (Source : Wikipedia)
Or, l’État où a grandi Rohith, l’Andhra Pradesh, divisé depuis 2014 avec la création du Telangana, connaît une forte domination des propriétaires fonciers issus d’une caste agraire (shudra) appelée « kamma ». Leur contrôle des riches terres agricoles de l’Andhra côtier se traduit par une domination économique et sociale sur les castes situées plus bas dans l’échelle de la hiérarchie rituelle. Les Kamma dominent aussi le pouvoir politique dans une grande partie de l’État. Ainsi, les plus hauts dirigeants et fonctionnaires dans cette région sont majoritairement des Kamma ou des Reddy, l’autre grande caste présente en Andhra Pradesh.
Rohith a grandi dans ce contexte dont il s’est émancipé par les études. Il a par la suite rejoint l’Ambedkar Students’ Association, une association d’étudiants dalits [Bhimrao Ramji Ambedkar, surnommé Babasaheb Ambedkar, juriste, leader de la « cause dalit » et opposant politique à Gandhi, NDLR]. L’ascension comme le combat de Rohith ont ainsi marqué les esprits. Sa mise au ban de l’université était liée à ses activités militantes, notamment pour s’être opposé à l’interdiction sur le campus de la projection d’un documentaire, Muzaffarnagar Baaqi Hai, mettant en cause le régime et le politique de Narendra Modi et de ses alliés à l’encontre des musulmans. Son association et lui-même ont été harcelés par un syndicat étudiant proche du BJP. Privé de sa bourse, il a vécu un temps dans un campement au sein de l’université surnommé « ghetto dalit », en référence à la ségrégation spatiale fondée sur la caste dans les villages indiens.
Lire notre « Mémo » : Le système des castes en Inde en 10 points
*Terme regroupant des réalités de populations dites autochtones ou tribales très diverses, se souvent en marge du système de caste.
Le « vice-Chancellor » [équivalent du doyen ou recteur, NDLR] de l’université était kamma, et a tenté de discréditer la lutte puis la mort du doctorant. Ce qui fut aussi un élément particulièrement important. Cela montre à quel point le système castéiste reste institutionnalisé et impuni. Après la mort de Rohith, la polémique a enflé afin de savoir s’il appartenait ou non à la communauté dalit, afin de pouvoir minimiser la portée politique de son geste. C’était aussi une façon de permettre à ceux soupçonnés de harcèlement à son encontre d’éviter d’éventuelles poursuites qui relèveraient de la loi sur la prévention des exactions contre les castes et tribus répertoriées, visant à condamner sévèrement les actes criminels contre des communautés dalit et adivasi*.
Le film Vivek d’Anand Patwardhan dresse un portrait émouvant de Rohith Vemula. Pourquoi ce choix ?
Il est vrai qu’il y a eu plusieurs suicides d’étudiants [dalit avant lui] et il y en a eu malheureusement après. Mais Rohith était un leader étudiant charismatique et savait sans doute que son geste provoquerait un mouvement, bien qu’il n’imaginait certainement pas son ampleur.
Manifestation en soutien à Rohith Vemula à l'Université de Hyberabad, le 26 janvier 2016. (Source : Daylio)
Manifestation en soutien à Rohith Vemula à l'Université de Hyberabad, le 26 janvier 2016. (Source : Daylio)
Par ailleurs, il a écrit une lettre de suicide qui a ému toute l’Inde, et même au-delà. Rétrospectivement, je pense que sa lettre s’inscrit dans la pensée rationaliste telle que décrite dans le film Vivek. Rohith admirait des intellectuels et des scientifiques comme Carl Sagan que le documentaire cite. Il écrit ainsi son incompréhension du monde où les humains, qui ne sont que « poussières d’étoiles » sont tout de même capables de dresser des barrières pour se différencier et se haïr. Aujourd’hui, sa lettre et son combat résonnent avec ceux qui s’élèvent contre une vision extrémiste hindoue de l’Inde, la « saffronisation » du pays. Enfin, Rohith ne militait pas uniquement pour les dalits mais pour d’autres communautés opprimées, comme les musulmans.
La région de Hyderabad a une histoire musulmane très forte. Comment ces communautés, musulmanes et dalits, se retrouvent-elles sur des causes communes ?
Hyderabad, c’est en effet environ 50 % de musulmans. La solidarité n’est pas forcément évidente et c’est d’autant plus pour cela que l’activité de jeunes leaders comme Rohith Vemula marque un tournant. Il a tenté de nouer des liens et d’enclencher une vraie convergence des luttes. Aujourd’hui, cette solidarité est amenée à s’amplifier. On le voit avec les manifestations contre l’amendement de la loi sur la citoyenneté. À Hyderabad, des manifestations monstres ont eu lieu. Le parti MIM (All India Majlis-e-Ittehadul Muslimeen), mené par le charismatique Asaduddin Owaisi, cherche à établir une certaine unité et cohérence dans sa lutte. C’est d’ailleurs très intéressant car on voit émerger ce leader musulman et de nombreuses autres voix qui défendent le sécularisme de la constitution indienne et non pas l’islam. Owaisi n’a d’ailleurs jamais hésité à défendre le nom de Rohith et n’a eu de cesse d’exprimer sa solidarité avec l’étudiant, contrairement aux partis régionaux et autres représentants politiques de l’Andhra Pradesh et du Telangana. L’opposition actuelle au Nouveau registre des citoyens et à l’amendement de la loi sur la citoyenneté, voit se développer cette solidarité entre communautés opprimées. Une sorte de retour de bâton pour le régime de Narendra Modi, qui ne peut que s’en effrayer.
Propos recueillis par Clea Chakraverty

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A propos de l'auteur
Clea Chakraverty est une journaliste franco-indienne qui a vécu en Inde de 2006 à 2013. Elle a travaillé pour de nombreux titres tels que La Vie, Les Echos et Le Monde diplomatique ainsi que sur plusieurs documentaires télévisuels. En 2013, elle reçoit la bourse journaliste de la Fondation Lagardère. Elle travaille désormais pour le site The Conversation.