Culture
Azadi

Littérature indienne : les mots des femmes

(Source : CFR)
(Source : CFR)
Les femmes ont été de toutes les manifestations qui agitent l’Inde depuis décembre, quelles que soient leurs générations, confessions et classes sociales. Ces anonymes sont en première ligne, dans les facs, les veillées, sur les places publiques, comme organisatrices et participantes, mais aussi journalistes risquant leurs vies pour couvrir les violences notamment à Delhi. Leurs voix et leur présence viennent érailler un peu plus la société indienne patriarcale. Elles rappellent aussi que les violences faites aux femmes n’épargnent aucun milieu social, aucun pays. En écho à ces voix du quotidien, deux ouvrages récemment traduits en langue française nous emmènent au sud de l’Inde, se répondent et nous bouleversent. A lire d’urgence.

Azadi

L’Inde et, plus largement, le monde sud-asiatique offrent un vivier infini de voix audacieuses, souvent invisibles au sein de l’espace occidental. Elles réclament inconditionnellement la liberté dans des espaces autocrates de plus en plus coercitifs. Cette chronique espère s’en faire l’écho sous le nom d’Azadi, « liberté » en hindi, en hommage à celles et ceux qui prennent aujourd’hui de nombreux risques pour la défendre.

Meena Kandasamy, poétesse, militante et écrivaine reconnue, livre dans Quand je te frappe (Actes Sud, 2020) une autofiction bouleversante sur la violence conjugale, mais aussi sur la domination patriarcale insidieuse, bien ancrée dans la société aisée, progressiste et intellectuelle. Mathangi Subramanian, éducatrice, relaie quant à elle dans son premier roman Les toits du paradis (L’Aube, 2020) le cri de rage de cinq adolescentes férues de liberté. Leur amitié et leurs rêves explosent le carcan du bidonville et un monde bâti pour des hommes impuissants.
Qui sont-elles, ces jeunes filles qui tiennent tête aux bulldozers venus raser leurs maisons de tôles et de chiffons ? Qui sont-elles, ces figures de l’ombre qui découpent, lavent, nettoient, briquent, cuisinent, reprisent, s’occupent des plus petits, trouvent du travail à leur mère, ouvrent un compte en banque à leur père, jouent, rient, prient pour l’amitié éternelle et espèrent un avenir en dehors du Paradis ?
Tel est le nom de leur « quartier » : Swarga en sanskrit, un « puzzle irrégulier de tentes penchées, vilain patchwork de toits rouillés, labyrinthe de canapés enfoncés. Clapotement boueux de la mousson, ronronnement sec de l’été. » Comme un urbain sur six en Inde, ces jeunes filles vivent dans un bidonville aux portes d’une métropole trop vite développée. Le Paradis, lieu de flux, témoin des grandes migrations inter-régionales et de l’exode rural en Inde, enfle chaque année sous son lot de nouveaux venus, villageois et pauvres urbains, laissés pour compte de la croissance économique et des données statistiques. Ces mal-lotis « aux cheveux de paille » respirent encore la campagne indienne et ses couleurs « vert rizière, bleu paon », un paradis déchu. Au Paradis, l’autre – celui où les mères et les tantes font la queue pour s’approvisionner en eau potable et luttent contre les menaces d’éviction – un improbable Club des Cinq se démène contre les injustices. Deepa, Banu, Padma, Rukshana et Joy forment un personnage pluriel, espiègle, intelligent, têtu, impertinent et soudé; un « nous » original, protagoniste de ce savant système inégalitaire et misogyne qu’est le bidonville, juste et dense reflet du monde extérieur.
Courveture du roman "Les toits du paradis" par Mathangi Subramanian, traduit de l'anglais (Inde) par Benoîte Dauvergne, éditions de L'Aube, collection Regards croisés. (Crédit : DR)
Courveture du roman "Les toits du paradis" par Mathangi Subramanian, traduit de l'anglais (Inde) par Benoîte Dauvergne, éditions de L'Aube, collection Regards croisés. (Crédit : DR)
Le roman de Mathangi Subramanian rappelle le travail d’investigation de la journaliste Katherine Boo qui avait publié en 2012 Annawadi, une enquête dans un grand bidonville aux portes de Bombay. Au Paradis, l’espoir et les rêves sont permis. « Le courage, [pense-t-elle], appartient aux filles. Mais la liberté appartient aux garçons », s’aperçoit Rukshana. Le petit groupe se bat pour conquérir cette liberté, à la fois physique et intellectuelle. Leur alliée apparaît sous les traits de Madame Janaki, directrice de l’école, symbole de l’émancipation par l’éducation. Solidarité, courage, non-dits et persévérance sont distillés à travers les récits individuels de chaque femme adulte, et accompagnent nos jeunes héroïnes : Deepa l’aveugle, Banu l’artiste « bâtisseuse », Padma la fille de la campagne, Rukshana la musulmane rebelle, Joy la dalit transgenre. À travers ce récit d’amitié se dessine un portrait de l’Inde libre et de ses habitantes les plus marginalisées.
Couverture de "Quand je te frappe" par Meena Kandasany, traduit de l'anglais (Inde) par Myriam Bellehigue, Actes Sud. (Crédit : DR)
Couverture de "Quand je te frappe" par Meena Kandasany, traduit de l'anglais (Inde) par Myriam Bellehigue, Actes Sud. (Crédit : DR)
La narratrice de Quand je te frappe aurait pu vivre de l’autre côté du mur qui sépare le Paradis d’une quelconque banlieue cossue et bourgeoise de Bangalore. Cette narratrice aurait pu suggérer d’employer la mère de Padma comme domestique ou payer la grand-mère de Banu pour qu’elle dessine un rangoli protecteur devant sa maison. Sauf que son mari aurait hurlé, criant à l’asservissement des classes populaires par la « bourgeoisie ». Il aurait dénoncé le stigmate de la religion comme oppression, aurait invoqué les plus grands auteurs marxistes puis insulté la narratrice, cette « poétesse petite-bourgeoise qui vend son cul ». Elle se serait insurgée. Il l’aurait frappée.
Campée à Mangalore, ville côtière du Karnataka à quelques heures de Bangalore, l’autofiction de Meena Kandasamy nous plonge dans un huis-clos étouffant. « En ce lieu, je suis actrice, metteuse en scène auto-proclamée, directrice de la photographie et scénariste. Tous les rôles qui m’éloignent de celui d’épouse sont une source de liberté artistique. » Car cette jeune épouse, écrivaine, féministe, intellectuelle, est aussi contrainte, meurtrie, humiliée, brisée, effacée, comme ses 25 600 messages gmail en un seul clic, interdite de vivre. Violée. Rappelons au passage que le viol conjugal n’est pas criminalisé en Inde.
La narratrice imagine non sans humour des scénarios, des lettres, des mises en scène où elle serait ethnographe d’elle-même, joue avec l’écriture qu’elle maîtrise à perfection. « Écrire est devenu une question de respect de soi. » De survie. « Je pense au jour où je serai en train d’écrire tout ça, consciente de penser à ce jour-là et non pas au moment présent. » Meena Kandasamy analyse en filigrane les processus qui permettent la violence, celle de ses parents et de leur société politiquement correcte, celle du langage régit par une « mise en scène d’amabilité », celle de l’idéologie, aveugle et hypocrite, celle du corps que l’on contraint, que l’on cache et dont on abuse, la voix que l’on bride, la langue tamoule adorée devenue instrument d’avilissement.
Intense, acéré et par moment insoutenable, le récit de Kandasamy rappelle aussi comment, parfois, « la honte ne vient pas des coups ni du viol. La honte vient du jugement auquel on est soumis ». Un jugement doublé d’incrédulité quand la protagoniste est une « dure à cuire, une forte tête, une coriace », une femme « qui ne sera pas réduite au silence » et qui assume ses amants comme son insoumission. Une femme qui s’échappe par le pouvoir des mots, car « dans ce corps fait de mots, je suis invincible ». Des mots qu’elle manipule « comme des cocktails Molotov ».
Par Clea Chakraverty

À lire

Quand je te frappe par Meena Kandasamy, traduit de l’anglais (Inde) par Myriam Bellehigue, Actes Sud, collection Lettres Indiennes. 22 euros.

Les toits du paradis par Mathangi Subramanian, traduit de l’anglais (Inde) par Benoîte Dauvergne, éditions de L’Aube, collection Regards croisés, 23 euros.

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A propos de l'auteur
Clea Chakraverty est une journaliste franco-indienne qui a vécu en Inde de 2006 à 2013. Elle a travaillé pour de nombreux titres tels que La Vie, Les Echos et Le Monde diplomatique ainsi que sur plusieurs documentaires télévisuels. En 2013, elle reçoit la bourse journaliste de la Fondation Lagardère. Elle travaille désormais pour le site The Conversation.