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Hong Kong : "Nous sommes tous au front"

Un manifestant agitant le drapeau de Hong Kong sur fond noir. (Source : CNN)
Un manifestant agitant le drapeau de Hong Kong sur fond noir. (Source : CNN)
La police de Hong Kong a annoncé ce samedi avoir arrêté trois parlementaires pro-démocratie et a demandé à quatre autres de se présenter au commissariat pour être placés en état d’arrestation. Tous sont accusés de violences lors d’échauffourées au Conseil législatif en mai dernier, au moment où la dirigeante tentait de faire adopter en urgence une loi autorisant les extraditions vers la Chine populaire. Depuis, la cheffe de l’exécutif hongkongais a retiré son texte, mais les manifestations ont continué. La confrontation avec la police s’est installée dans une violence systématique. David Bartel s’est entretenu avec un « frontliner », parmi ceux qui montent en première ligne au contact direct des forces de l’ordre.
Je le connais depuis une dizaine d’années sous un autre nom. Nolan a 39 ans. Il fait des films. Il est né à Hong Kong, ses parents aussi. Ses grands-parents ont fui la région de Canton dans les années 1930. Discret, presque réservé, il me raconte comment sa bonne connaissance de l’île de Hong Kong lui a permis de remplir plusieurs missions de reconnaissance et d’évacuation pour des manifestants moins au fait de la géographie urbaine de la ville. Au fur et à mesure de notre discussion, je découvre une personne habitée, investie et passionnante.
Je lui demande s’il se considère comme un « frontliner » – ceux qui manifestent « au front », au contact direct avec la police. Il me dit que oui, mais ajoute immédiatement que les brutalités policières ont transformé tous les manifestants en « frontliners » potentiels. Aujourd’hui dit-il, peu importe son âge ou ses actions, les mots d’ordre policiers peuvent se résumer à un seul verbe : réprimer. Il est question partout dans les universités et les milieux militants d’une « terreur blanche » (白色恐怖) dirigée par les forces de l’ordre et le gouvernement hongkongais. Elle est rendue possible notamment par une zone grise juridique : l’usage détourné de lois coloniales qui rendent toute réunion, tout attroupement, illégal.
Nolan explique que le lieu et la date des manifestations sont généralement proposés par le Front civil des droits de l’homme (民間人權陣線), une organisation fondée en 2002, qui réunit une grande partie des démocrates hongkongais. Que la manifestation soit autorisée ou pas, les protestataires descendent dans la rue. Lui prépare son matériel : masque à gaz, lunettes de protection, vêtements de rechange, kit de secours, une paire de jumelle… Il embarque aussi un sac étanche et des pinces de cuisine pour « étouffer les grenades de gaz lacrymogène ». « Très efficace », me dit-il.
Ainsi, Nolan se considère comme un simple manifestant, qui scrute un peu plus les réseaux sociaux, ou monte parfois sur les toits d’immeuble pour observer la situation. Quand je demande à quel moment il décide de sortir son accoutrement, il répond : « Quand le bruit se répand que la police se déploie. C’est une guerre de l’information, une guerre technologique, une guerre de l’opinion et des réseaux sociaux. » Il passe beaucoup de temps sur les réseaux sociaux…
Et il joue au chat et à la souris avec la police. Disparaît dans un immeuble, trouve un endroit pour aider des manifestants à se changer, pour pouvoir disparaître ensuite. Nolan raconte la croissance progressive de sa colère. Il ressent l’obligation de protéger des manifestants qui sont parfois des collégiens. C’est à son retour d’Europe qu’il a décidé de s’investir dans la lutte, après le saccage du parlement hongkongais et l’accroissement soudain de la violence policière.

« Avaler la pilule amère »

Depuis le « mouvement des parapluies » de 2014, la stratégie militante a changé. Mouvement sans dirigeant, sans figure emblématique. Nolan parle de petits groupes d’une dizaine de personnes, connectés sur des réseaux cryptés, mobiles, vite organisés. D’après lui, les autorités ont calculé un nombre – largement hypothétique – de manifestants « radicaux ». Pour eux, les arrestations finiront par assécher la réserve de sympathisants et de gens prêts à s’engager. Pas moins de 2 400 arrestations ont eu lieu, estime Nolan. La garde à vue dure 48 heures, et si le délit d’émeute est retenu, le prévenu risque jusqu’à 10 ans de prison. Cela pousse donc à réfléchir.
Pourtant, c’est un mauvais calcul, affirme Nolan. « Ce sont des amis, des voisins, des parents… La violence policière crée du mécontentement. Chaque dérapage multiplie les soutiens. » Comme le veut un slogan qui s’entend autour des Lennon Wall, quand des opposants au mouvement déchirent ou arrachent les post-it ou les affiches collées : « Enlèves-en un, on en collera dix ! » (撕一貼十, si yat tip sap en cantonnais). « De plus en plus de gens veulent monter en première ligne », soutient Nolan.
Quand nous discutons de l’avenir, Nolan est pessimiste. La police hongkongaise, pendant longtemps considérée comme la « meilleure d’Asie » a durablement perdu tout crédit dans la population. Son image sera très difficile à redorer. Dans les quartiers populaires comme Wong Tai Sin ou Sam Shui Po, où la présence policière est prégnante, permanente, « même les enfants déteste la police ».
« S’il devient de plus en plus difficile d’amener tout le monde à manifester dans un même lieu, la haine grandit contre Carrie Lam », confie Nolan. La question de la responsabilité policière devant les citoyens hongkongais est centrale. Selon toute vraisemblance, même si la tête de l’exécutif est détestée, la police devra un jour ou l’autre « avaler la pilule amère » d’une enquête interne et transparente sur ses agissements. L’incompétence de la première dame est désormais connue de tous : les images du 1er octobre, réfugiée à Pékin derrière le président chinois, alors que les citoyens hongkongais parlent d’un « jour de deuil » sont éloquentes. Cependant, les images du policier tirant à bout portant sur un adolescent remettent en cause les compétences des forces de l’ordre, en même temps qu’elles alimentent les rumeurs d’infiltration de policiers continentaux dans les forces hongkongaises. Nolan ajoute : « Regarde, les manifestations sans les forces de l’ordre se déroulent tout à fait pacifiquement ! »

Mouvement sans leader face à gouvernement sans leader

Pour lui, des fascistes dirigent la police. Et d’évoquer deux hauts responsables : Liu Yecheng (劉業成) et Deng Bingqiang (鄧炳強). Tous deux ont suivi il y a peu des formations au maintien de l’ordre au Xinjiang, province autonome de Chine populaire où les Ouïgours musulmans sont rééduqués à grande échelle, dans l’indifférence quasi générale.
Nolan s’agace de certains thèmes récurrents dans la guerre médiatique qui entoure le tournant violent systématique des manifestations. D’abord, un peu d’histoire permet de comprendre qu’on « ne règle pas une crise politique par des moyens policiers ». De la même façon, on agrège au mécontentement des raisons économiques (le prix des loyers notamment) et les autorités distribuent des miettes en espérant calmer la foule. « C’est insultant, et encore une fois, la crise est politique ! », insiste-t-il.
Or, il semble bien qu’un mouvement sans leader, face à un gouvernement sans leader, pose des questions insolubles, pour les autorités en charge du dossier à Hong Kong et à Pékin, visiblement peu habituées à traiter des demandes citoyennes par la négociation. De plus, côté Chine populaire, Xi Jinping est empêtré dans une guerre commerciale avec les États-Unis, et, plus important, la crise du porc qui frappe durement le pays doit être sa préoccupation majeure. La tolérance pour la politique gouvernementale est, en Chine, « indexée sur le prix du porc », disait déjà un intellectuel chinois en 1988. Dans un pays où le caractère « famille » (家, jia) dessine un cochon sous un toit, on saisit bien l’absolue importance d’une nouvelle crise sanitaire exceptionnelle. A cela, il faut ajouter que depuis son arrivée au pouvoir fin 2012, Xi concentre tellement de pouvoir qu’il centralise désormais, sans filtre, ni tampon, la majorité des critiques.
L’histoire de Hong Kong a longtemps été faite de récits d’exil. 1949, 1958, 1966, toutes ces dates qui ont marquées l’histoire de la Chine populaire ont marqué l’histoire de Hong Kong. Entre 1984 et 1997, près de 2 millions de Hongkongais sécurisent un passeport étranger dans la perspective de la rétrocession. Les études à l’étranger, presque systématiques, sont comme un entraînement à l’exil. Or, pour Nolan, « les frontliners sont la première génération de patriotes locaux ». En parlant du mouvement de protestations hongkongais, il cite Charles Dickens : « C’était le meilleurs des temps, c’était le pire des temps… » Malgré l’adversité, « ce mouvement est beau et incroyable ». Ces quatre mois ont été « une expérience intense d’introspection […] pour savoir ce qu’est Hong Kong, et de quoi les Hongkongais sont capables ».
Avant de nous quitter, je demande à Nolan ce qu’il pense des tentatives politiques récurrentes qui cherchent à opposer les Chinois aux Hongkongais. « Je leur souhaite rien que le meilleur. Ce sont eux les victimes les plus directes d’un régime totalitaire ».

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A propos de l'auteur
Chercheur indépendant, David Bartel vit à Hong Kong depuis dix ans. Obtenue en 2017 à l'EHESS, sa thèse porte sur les Lumières chinoises du XXème siècle et leur reconfiguration contemporaine. Il s'intéresse particulièrement aux liens entre histoire, politique et langage. La cooptation des discours théoriques postmodernes et postcoloniaux - en Chine et ailleurs - par la rhétorique nationaliste, et l’effacement de la culture au nom du culturel sont au cœur de ses recherches.