Economie
Expert - Le Poids de l'Asie

Face à la Chine, le Japon bouge encore en Asie du Sud-Est

Le Premier ministre japonais Shinzo Abe et son homologue chinois Li Keqiang, à Pékin le 26 octobre 2018. (Source : Asian Nikkei)
Le Premier ministre japonais Shinzo Abe et son homologue chinois Li Keqiang, à Pékin le 26 octobre 2018. (Source : Asian Nikkei)
Jusqu’aux années 1990, l’Asie du Sud-Est était sous l’emprise économique du Japon. Au point que certains craignaient l’avènement de la zone de « co-prospérité » que les militaristes nippons avaient envisagée avant la Seconde Guerre mondiale. Une crainte disparue depuis l’émergence de la Chine. Le pays de Xi Jinping est devenu le premier partenaire commercial des pays de la région. Même s’il n’a pas encore éclipsé le Japon.

Flux et stock

Le Japon a l’avantage de l’histoire en Asie du Sud-Est, une région qu’il pratique depuis la fin du XIXème siècle. Curieusement, ce sont les marchands chinois installés à Kobe et Yokohama qui ont introduit la bière et d’autres produits de consommation japonais dans la région, où ils ont été popularisés par les nombreuses karayukisan (prostituées). La Première Guerre mondiale, qui a interrompu le commerce avec l’Europe, puis la dévaluation du yen en 1931 ont déclenché une déferlante de fils, tissus, céramiques, ciment et bicyclettes « made in Japan ». Vers 1940, le Japon est à l’origine d’environ un cinquième des importations des Indes Néerlandaises (Indonésie) et de Thaïlande. En parallèle, les entreprises nippones se sont implantées en s’appuyant sur des associations organisant des cours de langue et envoyant des stagiaires.
Après la rupture de la Seconde Guerre, les firmes japonaises ont renoué leurs liens et participé aux stratégies de substitution des importations des pays d’Asie du Sud-Est. En 1985, la réévaluation du yen déclenche au Japon des délocalisations vers l’Asie du Sud-Est et la Chine, qui devient la destination préférée des Japonais jusqu’en 2012. Depuis, selon la Japan external trade organisation (Jetro), les entreprises sont plus nombreuses à souhaiter accroître leurs investissements en Asie du Sud-Est qu’en Chine. Les tensions entre Tokyo et Pékin les poussent à adopter la stratégie « China + one » pour ne pas mettre tous leurs œufs dans le même panier.
La présence économique chinoise dans le Sud-Est asiatique débute avec le lancement en 1999 du plan « Going out ». Depuis 2010, les Chinois investissent en moyenne deux fois plus que les Japonais et privilégient Singapour et les pays voisins (hors Vietnam). Du fait de cette entrée plus tardive, le stock d’investissements chinois en Asie du Sud-Est équivaut seulement à la moitié du Japon. Mais en dépit de cette présence plus forte, le Japon exporte trois fois moins que la Chine vers la région ! Comment expliquer ce contraste ? A l’heure de la mondialisation, évaluer l’empreinte commerciale d’un pays à l’aune de ses parts de marché ne suffit plus. Selon les statistiques japonaises, le chiffre d’affaires des filiales nippones en Asie du Sud-Est représente trois fois le montant des exportations du Japon vers la région. Les voitures Toyota ou Mitsubishi, les motos Honda ou Suzuki et autres équipements électroniques dominants sur le marché, sont fabriqués par les succursales japonaises, des produits parfois distribués par des grandes enseignes nippones. Ce n’est pas le cas pour les produits chinois, dont une proportion élevée de composants sont intégrés dans les chaînes globales de valeur. Ils sont plus souvent exportés que fabriqués et distribués en Asie du Sud-Est. Ainsi, malgré les apparences, le Japon est le principal acteur étranger dans une région qu’il a longtemps considérée comme son pré-carré. Une prééminence contestée, même dans les secteurs dominés par le Japon comme les trains à grande vitesse.

Le cas des lignes à grande vitesse : l’offre japonaise face à l’offre chinoise

En 2015, les Japonais ont été stupéfaits d’apprendre que le gouvernement indonésien avait retenu l’offre chinoise pour la ligne à grande vitesse Jakarta-Bandung. Le Japon a mis en service le shinkansen en 1964, construit 3000 kilomètres de lignes et exporté sa technologie à Taïwan et en Inde. Il ne s’attendait pas à être devancé par une Chine qui s’est appuyée sur des apports étrangers pour développer son produit et construire 25 000 km de lignes depuis l’an 2000.
Japonais et Chinois ont fait du TGV une priorité. Ils se livrent désormais à une concurrence féroce en Asie du Sud-Est. L’offre chinoise est moins sophistiquée et moins sûre (un accident en Chine en dix ans, aucun au Japon en cinquante ans). Quant à l’offre japonaise, elle est certes plus onéreuse, mais assortie de conditions généreuses – le Japon mobilise son aide publique au développement et un système financier sophistiqué. De son côté, la Chine intervient avec l’EximBank ou la China Development Bank dans des conditions peu transparentes, et des crédit à taux plus élevés sont assortis de prises d’hypothèque qui font hésiter les différents États clients de Pékin.
Donnant la priorité à la route, les pays d’Asie du Sud-Est ont délaissé les chemins de fer hérités de la colonisation. Ils ont attendu les années 2000 pour redécouvrir l’intérêt du ferroviaire. Les trains rapides ne pouvant pas circuler sur les voies existantes trop étroites, construire des lignes à grande vitesse exige des investissements considérables, et l’offre japonaise fait face à l’offre chinoise. En Indonésie, les Japonais qui avaient étudié la ligne Jakarta–Bandung qui pourra se prolonger à Surabaya, ont perdu le marché. En ne demandant pas de garantie de l’État indonésien pour son crédit à l’entreprise indonésienne, la Chine a permis au pays de financer cette infrastructure sans augmenter la dette publique. Cependant, depuis lors, le projet accumule les retards car l’entreprise chinoise a du mal à acquérir les 600 hectares dont elle a besoin. Ce projet est critiqué par l’adversaire de Jokowi aux élections présidentielles de mai prochain : si un renouvellement du scénario malaisien est peu probable, on ne peut pas exclure un rebondissement.
En Thaïlande, la compétition a tourné à l’avantage du Japon. Alors que China Railway Corp avait proposé une ligne à grande vitesse entre Bangkok et Chiang Mai, les Japonais ont emporté le contrat. Mais ils pourraient l’abandonner en raison de la faible rentabilité financière du projet. Par contre, les Chinois réaliseront la ligne reliant le port de Map Ta Phut à Nong Kai car elle fera la jonction avec celle qu’ils construisent à travers le Laos.
En Malaisie, la Chine avait obtenu de construire une ligne à grande vitesse entre Singapour et Kuala Lumpur en l’associant à d’autres projets : réalisation d’une ville nouvelle à Johore, investissement financier dans le fond d’investissement étatique 1MDB (1 Malaysia Development Berhad), construction d’une voie ferrée reliant Kuantan à Port Klang et d’une usine de matériel ferroviaire à Perak. Les Chinois n’avaient pas ménagé leurs efforts pour la réélection de Najib empêtré dans le scandale 1MDB. Mais en privilégiant les entreprises publiques, Pékin s’est privé du soutien de la communauté d’affaires chinoise dans le pays. Aussitôt élu, Mahatir a appelé à une révision des « traités inégaux » avec la Chine et les projets ont été gelés. Ce rebondissement peut permettre au Japon de revenir dans le jeu même si la Chine peut faire une nouvelle offre. L’attention portée au conflit sino-américain ne doit pas faire oublier que l’Asie est également le théâtre de la rivalité entre la Chine et le Japon.
A propos de l'auteur
Jean-Raphaël Chaponnière est membre du groupe Asie21 (Futuribles) et chercheur associé à Asia Centre. Il a été économiste à l’Agence Française de Développement, conseiller économique auprès de l’ambassade de France en Corée et en Turquie, et ingénieur de recherche au CNRS pendant 25 ans. Il a publié avec Marc Lautier : "Economie de l'Asie du Sud-Est, au carrefour de la mondialisation" (Bréal, 2018) et "Les économies émergentes d’Asie, entre Etat et marché" (Armand Colin, 270 pages, 2014).