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Expert - Tribune

Taïwan : la peur d'un raidissement de la Chine

La présidente taïwanaise Tsai Ing-wen lors d'une conférence de presse à San Salvador le 13 janvier 2017.
La présidente taïwanaise Tsai Ing-wen lors d'une conférence de presse à San Salvador le 13 janvier 2017. (Crédits : AFP PHOTO / Marvin RECINOS)
L’avènement de Donald Trump à la Maison-Blanche ouvre à Taïwan une période d’incertitude à l’aube de l’année du coq. Alors que le gouvernement de Tsai Ing-wen semble miser sur un resserrement des relations avec la nouvelle administration républicaine, l’opinion publique taïwanaise a peur des représailles économiques de la Chine.
Il y a tout juste un an, le 16 janvier 2016, la population taïwanaise était conviée aux urnes pour désigner un successeur au chef de l’État sortant, Ma Ying-jeou (Kuomintang). La fin du second mandat de ce dernier suscitait quelque envie d’alternance gouvernementale, après huit années marquées du sceau de la décrispation continue des rapports avec la Chine continentale. Et ces velléités de changement de l’opinion débouchèrent sur un succès du principal parti de l’opposition, le parti démocrate-progressiste (DPP) – à l’ADN politique nettement plus sinosceptique que le nationaliste Kuomintang – et l’élection à la présidence de la République de Chine de Tsai Ing-Wen – une sexagénaire au caractère et à la détermination bien trempés, décidée à replacer les relations entre les deux rives du détroit sur une trame plus mesurée, moins précipitée.
*Et notamment le passage du porte-avions chinois Liaoning au large des côtes occidentales de Taïwan le 12 janvier dernier, pendant le voyage officiel de Tsai au Nicaragua, une des vingt nations à conserver des relations diplomatiques avec Taïwan, au grand dam de Pékin…
L’arrivée au pouvoir à Taipei de Tsai ne suscita pas précisément l’engouement du gouvernement de Pékin. Les Chinois étaient très à leur aise un septennat durant avec une administration Kuomintang qui privilégiait un rapprochement multidimensionnel (transports, investissements, échanges) que l’actuel gouvernement DPP, philosophiquement en faveur de l’indépendance de l’île, ne compte guère poursuivre. Douze mois plus tard, on ne saurait dire des relations entre les deux rives du détroit de Taïwan qu’elles aient conservé l’atypique bonhommie des années 2008-2015… Dans une atmosphère pesante créée par quelques rodomontades verbales pékinoises et autres gesticulations militaires des forces chinoises*, l’armée taïwanaise entama ainsi le 17 janvier dernier deux journées de manœuvres militaires d’envergure simulant une attaque chinoise de « l’île rebelle »… Histoire de rassurer une opinion taïwanaise troublée (mais non surprise…) par la crispation croissante de Pékin à son endroit, mais aussi pour réaffirmer son souhait de ne pas s’en laisser si facilement compter.
*« Tout peut être négocié, y compris la politique d’une seule Chine », Donald Trump, New York Times, 13 janvier 2017. Ce principe en vigueur depuis les années 1970 implique pour ses observateurs la reconnaissance de l’existence d’une Chine unique, empêchant de facto l’indépendance de Taïwan.**Ainsi selon le Global Times du 13 janvier, « La « politique d’une seule Chine » est non-négociable (…). Donald Trump est aussi naïf qu’un enfant en matière de diplomatie (…). Dans le passé, Trump nous affolait, mais désormais, nous le trouvons risible. »
Il est vrai que la Chine de Xi Jinping a entamé l’année du coq de feu – que les auspices décrivent pourtant comme propice notamment à l’élaboration de nouveaux projets … – pied au plancher et le verbe haut. Pékin s’est en effet montré très courroucé. Première raison : un inhabituel échange de vœux téléphoniques le 2 décembre entre la chef de l’État taïwanaise et le nouveau locataire de la Maison-Blanche, événement sans précédent depuis quarante ans. Seconde raison du courroux pékinois : les propos fort peu diplomatiques du 45e président américain évoquant la possibilité, sans précédent aucun là encore depuis 1979, de s’exonérer à l’avenir du dogme de la « Politique d’une seule Chine »*. Cette sortie a été perçue comme un outrage, une provocation pour le gouvernement chinois et a suscité l’ire que l’on devine dans les cercles du pouvoir et les médias chinois**.
*Ces 25 dernières années, les ventes d’armes américaines à Taïwan ont approché les cinquante milliards de dollars… **« J’ai été honoré de rencontrer aujourd’hui Madame Tsai Ing-wen, la présidente de Taïwan (…). Nous avons évoqué l’intérêt réciproque d’élever nos relations bilatérales sur un plan supérieur, incluant les ventes d’armes, les échanges diplomatiques et les relations économiques », New York Times, 9 janvier 2017.
Sur l’autre rive du détroit, les autorités taïwanaises paraissent plus désireuses de capitaliser sur ce qui pourrait constituer une rare opportunité de renforcer le partenariat américano-taïwanais – l’île est en effet le 9e partenaire commercial des États-Unis et un client fidèle et dispendieux de son industrie de défense* – que de ménager leurs homologues pékinoises, toutes agitées et fâchées soient-elles en ce début d’année. Début janvier, Tsai Ing-wen s’est non seulement rendue en Amérique centrale (Honduras, Nicaragua, El Salvador et Guatemala), mais lors de son « transit » par Houston, elle s’est entretenue avec plusieurs responsables républicains de premier plan comme le sénateur Ted Cruz**. Autant de gestes qui mobilisèrent les habituels contre-feux de la fière République Populaire, à l’instar de ces suggestions adressées aux parlementaires américains d’éviter de rencontrer la présidente Tsai lors de sa brève escale texane…
De plus, le 20 janvier, à l’occasion de l’entrée en fonction de Donald Trump, une délégation taïwanaise conduite par un ancien Premier ministre (Yu Shyi-kun) était présente à Washington, afin notamment « d’exprimer l’importance que [son] gouvernement et la population taïwanaise placent en ces étroites relations bilatérales ». Une volonté manifeste de passer outre les réserves, critiques et menaces de la Chine continentale : « Pas à pas, Pékin revient à son mode opératoire classique visant à diviser, contraindre, et même à menacer et intimider Taïwan (…). Nous ne ploierons pas sous la pression et, naturellement, nous ne reviendrons pas à l’attitude passée de la confrontation », commentait le mois dernier (dans le New York Times du 31 décembre) Tsai Ing-wen, la seconde présidente du DPP à occuper les fonctions suprêmes dans cet État insulaire à la souveraineté disputée.
*Atonie structurelle de la croissance chez la 7e économie d’Asie : PIB +1% en 2016, d’à peine +0,6% en 2015… En 2016 et pour la première fois depuis huit ans, le nombre des visiteurs en provenance de Chine continentale s’est nettement contracté (- 800 0000). En 2015, 300 000 Chinois supplémentaires (pour un total de près de six millions de visiteurs) avaient été reçus dans cette île à la superficie inférieure à la région Aquitaine.
Si le retour à Washington d’une administration républicaine – au positionnement a priori moins conciliant vis-à-vis du pouvoir chinois – semble accommoder Taipei et son gouvernement sinosceptique, cette perspective n’est toutefois pas sans éveiller quelque inquiétude auprès d’une partie de l’opinion taïwanaise, redoutant qu’un possible renouveau/reformatage de la relation américano-taïwanaise ne s’accompagne mécaniquement d’un raidissement de Pékin. Une perspective aussi vraisemblable que lourde de conséquences. En effet, en 2016, la République populaire de Chine demeure de très loin le premier partenaire commercial de la République de Chine (Taïwan). Or, une possible forme de représailles redoutée des Taïwanais pourrait consister en une réduction du flux des échanges commerciaux, une tendance qui ne profiterait guère à une économie souffrant déjà quelque anémie* ces dernières années…
Les coups de semonce si ce n’est de boutoir peuvent également prendre un tour plus politique, diplomatique. Ainsi, le fait que Sao Tomé-et-Principe ait courant décembre décidé d’établir des relations diplomatiques avec Pékin – une décision politique impliquant de renoncer au maintien de rapports diplomatiques avec Taïwan – ne doit rien au hasard. De même, le 12 janvier, à l’occasion de la visite au Nigeria du ministre chinois des Affaires étrangères Wang Yi, les autorités nigérianes annonçaient que la délégation taïwanaise en charge des affaires commerciales devraient dorénavant quitter la capitale politique Abuja et aller installer ses bureaux dans la capitale économique Lagos. Une décision intervenue peu après que le chef de la diplomatie chinoise eût confirmé à ses hôtes nigérians la volonté de Pékin de consentir à de nouveaux investissements considérables dans le pays – on évoque une quarantaine de milliards de dollars…
A ce stade, la déclinaison plus martiale du courroux pékinois n’est pas (encore) envisagée. Mais elle ne saurait être totalement oubliée des 23 millions de résidents de l’ancienne Formose, ainsi que s’emploient – à dessein – à le rappeler diverses autorités chinoises au ton très assuré. « La Chine apportera la « peur » sur Taïwan si Trump continue à remettre en question la politique de la Chine unique », tonne le Global Times du 17 janvier. La veille, le China Daily ne disait pas autre chose : « La Chine va retirer ses gants si Trump continue au sujet de Taïwan (…). La Chine continentale n’aura d’autre choix que de hâter la réunification avec Taïwan et de combattre sans merci ceux qui prêchent son indépendance. » Des messages qui ont au moins le « mérite » de la clarté…

Cette fébrilité palpable d’une partie de l’opinion publique que peine à compenser l’actuelle remobilisation des responsables (républicains) américains vis-à-vis de Taipei incite nombre de Taïwanais à prêcher, par souci de précaution, la retenue. Ces derniers redoutent par ailleurs que les « bonnes intentions » de l’administration Trump à l’endroit de l’administration Tsai ne se dissipent à court terme sans apporter de bénéfices véritables, passé l’effet d’annonce que d’aucuns assimilent à un « levier » facile, présent dans le (Grand) jeu de Washington.

La concomitance à une année d’intervalle des alternances politiques à Taipei et Washington ne pouvait demeurer sans incidence sur le sensible contentieux sino-taïwanais. D’autant moins que le gouvernement chinois, sous l’autorité de Xi Jinping, se trouve lui aussi exposé aux tentations nationalistes, déjà éprouvées sur d’autres différends régionaux (mer de Chine du sud, mer de Chine de l’Est). Dans ce contexte volatile où les marges de manœuvre des diverses capitales concernées s’avèrent en définitive assez minces et les enjeux (de sécurité et de stabilité notamment) considérables, la communauté internationale limite par défaut d’options son implication au rôle d’observateur prêchant mesure et retenue à l’ensemble des parties : un script de bon sens dont pourrait toutefois s’affranchir certains.

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A propos de l'auteur
Spécialiste de l'Asie, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal), chercheur associé à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée, le Dr Olivier Guillard est notamment l'auteur du livre "Que faire avec la Corée ? Subir, honnir ou punir ? » (NUVIS, 2019) et co-auteur de "Géopolitique du XXIe siècle" (chapitre Afghanistan, Ellipses, Paris, 2024). Entre autres régions d’Asie, il a abondamment voyagé en Inde, en Corée du sud, en Afghanistan, en Birmanie, au Sri Lanka, au Pakistan, en Chine, en Thaïlande, en Indonésie, au Népal, au Cambodge ou encore au Bangladesh. Titulaire d’un Doctorat en droit international public de l’Université de Paris XI, il est aussi directeur de l’information de la société Crisis24 (GARDAWORLD), un cabinet de conseil et d’ingénierie spécialisé dans l’analyse et la gestion des risques internationaux.