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Chine : l'embarrassant limogeage du ministre de l'Agriculture

L'ancien ministre chinois de l'Agriculture Tang Renjian. (Source : SCMP)
L'ancien ministre chinois de l'Agriculture Tang Renjian. (Source : SCMP)
Les limogeages inexpliqués de ministres se poursuivent. Après les Affaires étrangères et la Défense, c’est le ministère de l’Agriculture qui est touché avec la mise en examen de Tang Renjian. C’est le premier membre du 20ème Comité central du Parti à être déchu. Comment expliquer cette nouvelle valse ?
Le 18 mai, Tang Renjian (唐仁健), l’un des associés de l’ancien vice-premier ministre Liu He (刘鹤), était mis en examen pour « violations sévères de la discipline du Parti ». Tang avait pourtant toujours fait profil bas. Nommé en 2020 ministre de l’Agriculture et des Affaires rurales, il n’était pas considéré par un cadre problématique – ni à « deux faces » (双人面). Au contraire, grâce à son expérience dans le système administratif des Affaires agricoles (农村农业系统), Tang était plutôt vu comme faisant partie de la relève « technocratique » prisée par Xi Jinping pour son programme de réformes et de lutte contre la pauvreté.

Une carrière relativement linéaire

Né en 1962 dans la municipalité de Chongqing, Tang termine ses études de premier cycle au collège de finance et d’économie du Sichuan en juillet 1983. Cette année-là, en août, il entre au ministère de l’Agriculture, de l’Élevage et de la Pêche au département des politiques et de la réglementation. Entre 1983 et 1990, Tang progresse par étapes et devient directeur adjoint de la division de la politique industrielle de ce département. En novembre 1990, il est transféré à la division de la régulation économique du département des réformes politiques et de la réglementation en tant que directeur adjoint, puis directeur. Un poste qu’il conservera pendant environ trois ans.
En novembre 1993, Tang est transféré au bureau des affaires générales du ministre de l’Agriculture Liu Jiang, en tant tant que directeur adjoint. Un an plus tard, Tang est de retour au département des réformes politiques et de la réglementation au poste de directeur adjoint. Il sera transféré une seconde fois un peu moins de quatre ans plus tard au département des politiques et réglementations industrielles.
En 1998, Tang est recruté par la section agricole de l’unité de travail du Groupe de direction central des affaires financières et économiques et nommé inspecteur adjoint. C’est à cette époque qu’il fera la connaissance de Han Changfu (韩长赋), alors directeur adjoint de l’unité de travail, de Hua Jianmin (华建敏), futur « directeur » du cabinet de Wen Jiabao et ancien « jeune cadre » ayant travaillé avec Zhao Ziyang.
*C’est durant cette période (1998-2003) que Tang fait ses études de maîtrise et de doctorat à l’Université d’économie et de finance du Sud-Ouest.
En 2003, Hua quitte la direction de l’unité de travail pour faire place à Wang Chunzheng (王春正). C’est aussi en mars 2003 que Liu He se joint à l’unité en tant que directeur adjoint*. C’est d’ailleurs grâce à Liu, mais aussi à Hua Jianmin, que Tang sera promu directeur de la section agricole de l’unité de travail en 2005 et par la suite, en mars 2006, directeur adjoint de l’unité.
*Chen avait été promu à l’unité de travail du Groupe de direction central des finances et de l’économie à peu près en même temps que Liu He.
En juin 2006, Tang est nommé directeur adjoint de l’unité de travail du Groupe de direction centrale du travail agricole sous la direction de Chen Xiwen (陈锡文), cadre qu’il connaissait déjà depuis 2003*. En juin 2013, soit sept ans plus tard, Tang, aidé encore une fois de Hua Jianmin, et de Liu He – alors directeur de l’unité de travail du Groupe de direction centrale des finances et de l’économie – sera nommé directeur adjoint du Groupe de direction du Conseil d’État de lutte contre la pauvreté aux côtés notamment de He Lifeng (何立峰).
Cependant, moins d’un an après cette dernière promotion, Tang est envoyé sur la scène provinciale, plus précisément dans la région autonome du Guangxi. En tant que directeur adjoint de deux unités centrales (lutte contre la pauvreté et travail agricole), Tang est nommé responsable de la lutte contre la pauvreté et de la relocalisation des migrants.
Près de deux ans plus tard, en juin 2016, Tang est rappelé à Pékin. Il reprend son poste de directeur adjoint de l’unité de travail dirigée par Liu He, et remplace Chen Xiwen à la tête de l’unité de travail du Groupe de direction centrale du travail agricole – groupe alors sous la direction de Wang Yang. À 54 ans, presque 55, Tang est officiellement un cadre de rang ministériel. Cependant, ce retour « triomphant » est interrompu en mai 2017, soit un an après son retour du Guangxi. Tang Renjian doit quitter ses deux fonctions afin de remplacer Lin Duo (林铎), un associé de Wang Qishan, à la tête du gouvernement du Gansu.
*À partir de mai 2018, Tang n’est plus directeur adjoint du Groupe de direction du Conseil d’État.
Malheureusement, son mandat ne semble pas avoir été bénéfique à sa réputation de technocrate. On le décrit préoccupé et soutenant des projets contradictoires. Ce poste au Gansu n’a, semble-t-il, servi qu’à s’assurer de la bonne position de Tang pour entrer au Comité Central lors du XIXème Congrès, en octobre 2017*.
Après un peu plus de trois ans en poste dans le Gansu, Tang, sous l’impulsion de Liu He, sera rapatrié à Pékin pour remplacer Han Changfu en tant que nouveau ministre et secrétaire du Parti du ministère de l’Agriculture et des Affaires agricoles. À noter aussi que Tang Renjian sera en même temps nommé directeur de l’unité de travail du Group de direction centrale du travail agricole.

Pourquoi une mise en examen ?

À regarder de près le parcours de Tang, on se demande pourquoi il a été mis en examen de manière si soudaine. Il semblerait que ce soit directement lié à son récent mandat de ministre, mais aussi de directeur de l’unité de travail du Groupe de direction centrale du travail agricole.
Encore une fois, on ne parle pas ici a priori du ministère des Affaires civiles – potentiellement le ministère le plus corrompu dû à son accès aux ressources des régimes d’aide et de sécurité sociale – ou encore d’un ministère faisant partie de l’appareil de sécurité du Parti. Or, n’oublions pas que depuis 2021, le système de l’agriculture et des affaires rurales est responsable de la lutte contre la pauvreté par le biais de l’Administration nationale pour la revitalisation rurale. En 2023, le ministère de Tang est aussi devenu responsable de pourvoir aux efforts contre le retour de la pauvreté, mais aussi l’allocation et la supervision des fonds visant le programme de revitalisation. Tang Renjian s’est donc retrouvé dans une position avec un accès plus ou moins supervisé à d’importantes ressources financières.
Bien entendu, la réflexion ne s’arrête pas à une potentielle affaire de corruption ou de détournement de ressources. Cette raison parait insuffisante pour que Xi donne le feu vert à Li Xi, le chef de la commission centrale de discipline, pour arrêter un ministre en exercice. Le problème de la corruption fera sans doute partie des chefs d’accusation, mais tout porte à croire qu’il est secondaire.
Tang, un associé de Liu He, pourrait avoir fait les frais des luttes intra-Parti autour du contrôle de l’économie chinoise. Il y a fort à parier que He Lifeng, celui qui s’impose de plus en plus comme le nouveau « tsar de l’économie », a voulu se débarrasser de Tang après avoir repris l’unité de travail du Groupe de direction centrale du travail rural du ministère et l’avoir quasi transférée sous la direction de l’unité de travail du Groupe de direction centrale des affaires économiques et financières. Pour He Lifeng, qui avait été snobé par Liu He dans le passé, l’objectif est de pouvoir contrôler l’économie, mais aussi de pouvoir livrer à Xi la victoire qu’il désire depuis longtemps en matière de lutte contre la pauvreté.
Par ailleurs, il est permis de penser que Tang était devenu problématique pour Xi, dans la mesure où ce dernier avait été ridiculisé l’an dernier après avoir soutenu que le Parti avait éliminé la pauvreté absolue grâce à son programme. Sans parler des rapports sur le « retour de la pauvreté » dans certaines provinces et des comportements très douteux des officiers des brigades de l’administration de l’agriculture (农管, nongguan) – sujet d’ailleurs d’une campagne d’inspection lancée par le comité permanent de l’Assemblée nationale populaire le 15 avril. Bref, les récents développements dans le secteur agricole ont causé du tort à Xi Jinping.
Il ne s’agit pas là de minimiser une authentique affaire de corruption s’il est avérée – elle pourrait être liée aux arrestations de Li Guang (李光), Lou Wenlong (楼文龙) et Liu Zhihong (刘志鸿). Mais il est fort probable que tang Renjian ait été victime à la fois des manoeuvres de ceux qui convoitaient son poste et du mécontentement du président chinois.
*Contrairement aux arrestations du ministre des Affaires étrangères Qin Gang et de son collègue de la Défense Li Shangfu.
Cependant, nous ne pensons pas que Xi Jinping ait agi sur un coup de tête. Bien au contraire. Le numéro un chinois a dû longuement réfléchir aux conséquences de l’arrestation officielle* d’un ministre qu’il avait lui-même approuvé en 2020. Certains pourraient suggérer que l’arrestation de Tang est liée à la chute présumée de Liu He. Il semblerait plutôt que ce soit He Lifeng, et pas forcément Xi Jinping, qui souhaite se débarrasser de l’influence de Liu He et que ce dernier, pour l’instant, ne soit pas la cible d’une grande stratégie d’encerclement – on ne peut pas en dire autant pour Zhao Leji, le président du comité permanent de l’Assemblée nationale.
La question est maintenant de savoir qui pourra remplacer Tang. Deux noms viennent à l’esprit : Wang Zhengpu (王正谱) et de Wu Hongyao (吴宏耀). Wang, un membre à part entière du Comité central du Parti, possède un dossier solide ainsi qu’une longue expérience dans le secteur de l’agriculture et des affaires rurales. Après tout, Wang fut directeur de l’Administration nationale pour la revitalisation rurale en 2021 et a bien connu Tang Renjian. En outre, cela fait déjà plus de deux ans que Wang est gouverneur du Hebei : il pourrait facilement être transféré vers le ministère sans bousculer personne. Le seul hic : Wang est un ancien associé de Li Keqiang et un subalterne de Hu Chunhua dans le secteur de la lutte contre la pauvreté. Ces liens à Li et Hu pourrait lui porter préjudice lors du processus de remplacement.
Quant à Wu Hongyao, même s’il est un « double non » (ni membre du Comité central, ni membre suppléant), il possède également une formation et une expérience comparables à celles de Wang Zhengpu dans le secteur de l’agriculture et des affaires rurales. Cependant, Wu, ministre adjoint de l’Agriculture et des Affaires rurales, n’a pas encore fait son passage obligé : un poste de dirigeant en province. En ce sens, il sera difficile de soutenir sa candidature.
Le Parti devrait préciser la mise en examen de Tang Renjian durant le Troisième Plénum, c’est-à-dire s’il sera déchu du Comité Centrale et si un remplaçant sera nommé. Il faudra donc attendre que la Commission centrale de discipline offre plus de détails sur cette nouvelle affaire de ministre limogé afin de voir comment son chef Li Xi va se débrouiller pour éviter que Xi Jinping ne soit tenu responsable d’un autre « mauvais choix ».
Par Alex Payette

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A propos de l'auteur
Alex Payette (Phd) est co-fondateur et Pdg du Groupe Cercius, une société de conseil en intelligence stratégique et géopolitique. Ancien stagiaire post-doctoral pour le Conseil Canadien de recherches en Sciences humaines (CRSH). Il est titulaire d’un doctorat en politique comparée de l’université d’Ottawa (2015). Ses recherches se concentrent sur les stratégies de résilience du Parti-État chinois. Plus particulièrement, ses plus récents travaux portent sur l’évolution des processus institutionnels ainsi que sur la sélection et la formation des élites en Chine contemporaine. Ces derniers sont notamment parus dans le Journal Canadien de Science Politique (2013), l’International Journal of Chinese Studies (2015/2016), le Journal of Contemporary Eastern Asia (2016), East Asia : An International Quarterly (2017), Issues and Studies (2011) ainsi que Monde Chinois/Nouvelle Asie (2013/2015). Il a également publié une note de recherche faisant le point sur le « who’s who » des candidats potentiels pour le Politburo en 2017 pour l’IRIS – rubrique Asia Focus #3.