Politique
Tribune

La diplomatie du sport en Asie-Pacifique, un levier encore sous-utilisé

Malgré quelque 20 ans d'interruption entre 2004 et 2023, l'Inde et le Pakistan n'ont pas abandonné la "diplomatie du cricket". (Source : Pakistan Today)
Malgré quelque 20 ans d'interruption entre 2004 et 2023, l'Inde et le Pakistan n'ont pas abandonné la "diplomatie du cricket". (Source : Pakistan Today)
De la péninsule coréenne au sous-continent indien, en passant par l’olympisme chinois, la diplomatie du sport en Asie-Pacifique n’en est pas à ses débuts. Elle est, à tort, encore trop exploitée pour apaiser les contentieux dans la région.
Dans moins de 100 jours désormais, dans la foulée d’une cérémonie d’ouverture toujours drapée de mystères quant à son arène définitive – bord de Seine ou Grand Stade -, les Jeux Olympiques de Paris et « l’esprit olympique » envelopperont pêle-mêle la ville lumière et l’Hexagone, sa cohorte d’athlètes et ses hordes de spectateurs, de journalistes et de dignitaires étrangers en provenance des quatre coins du monde. Un esprit olympique qui, hélas, ne résonnera probablement guère à peine 2000 km vers l’Est, en Ukraine, à quatre heures de vol de Paris, en Israël et dans les Territoires palestiniens, ou plus loin encore vers l’Extrême-Orient, dans la patrie de La « Dame de Rangoune » en Birmanie, dans le détroit de Taïwan, sur les plateaux du Tibet ou encore dans la péninsule coréenne, de part et d’autre de la zone démilitarisée (DMZ).

Esprit olympique, es-tu là ?

*Chine, Japon, Inde, Australie et Corée du Sud. **Toujours non reconnu officiellement par la communauté internationale.
Dans cette vaste, disparate et parfois nébuleuse région Indo-Pacifique, qui concentre aujourd’hui six terriens sur 10 – à eux seuls, la Chine, l’Inde, l’Indonésie, le Pakistan et le Bangladesh totalisent environ la moitié de la population mondiale (avec près de 3,5 milliards d’habitants) – et cinq* des 15 premières économies mondiales, l’esprit olympique et ses bienfaits sont loin de régner en maitre. De l’enclavé et exsangue Émirat islamique d’Afghanistan des talibans** à la République populaire démocratique de Corée de l’énigmatique quinqua Kim Jong-un, des îles Kuriles du sud (que se disputent Tokyo et Moscou) à la très agitée mer de Chine du Sud (et ses tensions majeures éloignant Pékin et Manille), des frontières sino-indiennes sous tension (Ladakh, Arunachal Pradesh) au Pacifique Sud insulaire convoité de toutes parts (course à l’influence entre Pékin et Washington, notamment), l’Asie fourmille littéralement en cette aube olympique parisienne de fragilités plus ou moins anciennes, de zones de tension volatiles, de différends territoriaux s’étirant parfois sur trois générations d’homme, de conflits (guerre civile en Birmanie) et de sujets de discorde sensibles.
La sérénité prévaut la plupart du temps au Bhoutan, à Singapour, au Brunei, en Nouvelle-Zélande ou encore dans certaines nations insulaires du Pacifique Sud – certes de moins en nombreuses ces dernières années. Elle ne saurait malheureusement être généralisée à l’ensemble de ces contrées asiatiques.
Non pas que l’Indo-Pacifique s’accommode volontiers en 2024 de cette noria indigeste de foyers de crise, de théâtres de tension, d’espaces de crispation interétatique, de rivalités voire de violences et d’affrontements. Loin s’en faut. Quand l’état des rapports entre les capitales concernées le permet – ce n’est hélas pas toujours le cas -, que la volonté politique des dirigeants au pouvoir existe et que leur légitimité populaire ne vacille pas – ah, la tyrannie des sondages d’opinion dans les pays où prévaut la règle démocratique -, le levier diplomatique classique est à la disposition des chefs de l’État, de gouvernement et des ministres des Affaires étrangères pour œuvrer aux efforts de décrispation et de dialogue, voire baliser le long chemin vers la paix.
En Asie-Pacifique comme ailleurs, quand ce mode opératoire classique, quand cette approche traditionnelle reste hors d’atteinte ou s’avère rédhibitoire, mal adaptée à la situation du moment, d’autres angles d’attaque demeurent à la disposition des capitales et des acteurs soucieux d’avancer dans la gestion d’un contentieux bilatéral ou plus égoïstement pour favoriser leur position. Parmi eux, la très homéopathique et apaisante diplomatie du sport.
*Les athlètes nord-coréens y prirent part, tandis que la sœur de Kim Jong-un assista, aux côtés ou presque du président sud-coréen et du vice-président américain Mike Pence, à la cérémonie d’ouverture de ces olympiades hivernales.
Si nous demeurons encore un bref instant sur la veine olympique du moment, le lecteur se rappellera sans doute que l’Asie-Pacifique et ses quelques acteurs étatiques convaincus des dividendes de cette diplomatie du sport étaient à l’œuvre lors des Olympiades d’hiver de Pyeongchang organisées en février 2018 par la Corée du Sud, sous l’impulsion déterminée de son chef de l’État d’alors, le libéral et opiniâtre Moon Jae-in, courageux autant que désireux de saisir cette extraordinaire opportunité olympique et la convertir en « Jeux de la paix » en y associant son turbulent voisin du Nord, la République populaire démocratique de Corée. Avec un certain succès*. La faute reviendra essentiellement à la dictature héréditaire kimiste si ce trop bref printemps intercoréen ne passa pas l’hiver suivant.
L’Asie-Pacifique était encore à l’honneur lors des Jeux Olympiques d’été qui suivirent – XXXIIèmes du nom, organisés à Tokyo en juillet-août 2021. Malmené par la pandémie de Covid-19 et ses diverses incidences, l’événement sportif de l’année se déroula un an après son créneau originel. Cette parenthèse olympique impulsée depuis l’archipel nippon aurait pu s’inspirer du précédent sud-coréen évoqué plus haut et investir à son tour dans la diplomatie sportive, notamment à l’endroit de diverses capitales voisines – et non des moindres – avec lesquelles l’ancien Empire du Soleil levant n’était pas au mieux (Séoul justement, mais aussi Pékin et Moscou). Ce d’autant plus que le ministère nippon des Affaires étrangères, dans son Diplomatic Bluebook 2018 (chapitre 3, Japan’s Foreign Policy to Promote National and Global Interests), intègre notamment noir sur blanc une section dédiée à la « Diplomatie culturelle et sportive » et un éclairant encadré sur les thématiques « Diplomatie par le sport » ou encore « Réconciliation par le sport ».

La Chine, des Asian Games aux Pacific Games : entre arrière-pensées et investissements

*CGTN (Chine), 23 septembre 2023.
Si « timidité » ou « retenue » relatives dans l’emploi de cette diplomatie du sport peuvent dans une certaine mesure être reprochées à plieurs influentes capitales asiatiques, il en est d’autres qui – possiblement à l’excès et sans complexe aucun – à l’inverse investissent considérablement dans cette dernière. On pense ici en tout premier lieu à l’ambitieuse et tonitruante Chine. Au-delà de ses récentes incursions dans la valorisation – récupération des valeurs et bénéfices de l’olympisme (Jeux Olympiques de Pékin à l’été 2008 ; Olympiades d’hiver de Pékin en février 2022), la deuxième économie mondiale n’a dernièrement pas ménagé ses efforts ni ses finances dans la maximisation et l’externalisation de sa diplomatie sportive, si le terme convient encore ici. D’abord en organisant à Hangzhou, capitale de la province chinoise du Zhejiang, en septembre 2023 les 19èmes Jeux asiaitques (12 000 participants issus de 45 pays de la région), un événement sportif que les autorités chinoises présentent comme suit : « Alors que les regards du monde entier se tournent vers le spectacle des 19èmes Jeux asiatiques de Hangzhou, ils nous offrent une occasion unique d’apprécier les multiples facettes de l’approche de la Chine en matière de diplomatie, de sport et de relance économique […]. En outre, ils attirent l’attention sur l’engagement inébranlable de la Chine en faveur des valeurs d’inclusion, d’ouverture et de relance économique par la fusion stratégique du sport et de la diplomatie […]. Les Jeux asiatiques, qui ont lieu tous les quatre ans, sont devenus bien plus qu’un simple événement sportif. Ils sont devenus une plateforme diplomatique permettant de renforcer les relations internationales et de démontrer la solidarité des pays asiatiques. »*
*La revue spécialisée The Diplomat (« Geopolitics in the 2023 Pacific Games », 10 novembre 2023) avance la somme de 110 millions de dollars.
Moins d’un trimestre plus tard, Pékin permit aux Îles Salomon d’être entre fin novembre et début décembre le théâtre des XVIIèmes Jeux du Pacifique auxquels participèrent 5000 athlètes de 24 nations distinctes, notamment en finançant et réalisant bon nombre des travaux d’infrastructures sur 7 sites différents, dont la construction par China Civil Engineering Construction Corporation dans la capitale Honiara d’un stade flambant neuf où se déroulaient diverses épreuves, nécessaires à l’organisation de cette grand-messe sportive du bout du monde. Ce, quatre ans à peine après que le gouvernement des Salomon eut rompu au profit de Pékin ses relations diplomatiques avec Taïwan, en 2019, après 36 années d’interactions jusqu’alors sans nuage. Rappelons ici au passage qu’en 2022, Pékin et Honiara concluaient un accord de sécurité aux détails demeurés largement secrets jusqu’alors, autorisant notamment la présence dans l’archipel de policiers chinois, officiellement missionnés à la formation des forces locales au maintien de l’ordre.

Le sous-continent indien à la relance ?

* »Audience at India Vs Pakistan Football match in Bengaluru holds banners calling for peace », indiatimes.com, 22 juin 2023.
Cette année marque les vingt ans d’un précédent historique demeuré dans toutes les mémoires de New Delhi à Islamabad, de Mumbai à Lahore : le retour au Pakistan au printemps 2004, après une quinzaine d’années d’interruption, de l’équipe nationale indienne de cricket pour une série de 8 tests matchs à guichets fermés, quintessence de la très imagée « diplomatie du cricket ». Aujourd’hui, l’Inde et le Pakistan n’ont, semble-t-il, guère tourné le dos aux effets de cette familière « Sport Diplomacy » – fussent-ils parfois éphémères et tout relatifs. Sans pour autant chercher à tout prix à en recueillir le maximum de bénéfices, la faute à l’état toujours fragile des rapports indo-pakistanais, que lestent 77 ans après l’indépendance de ces deux géants d’Asie méridionale le drame et la mémoire de quatre conflits meurtriers (1948, 1965, 1971 et 1999) et un florilège sans fin de désaccords, de contentieux et d’opportunités manquées. Relevons toutefois dernièrement l’existence de diverses initiatives – souvent demeurées sous le radar, somme toute injustement – inspirées de ce résilient esprit de diplomatie du sport, à l’instar au printemps 2023 de cette rencontre de football à Bangalore opposant l’équipe nationale indienne à son homologue pakistanaise dans le cadre du South Asian Football Federation Championship. Chacun, à commencer par la presse indienne*, en loua le bon déroulement.
Le mois suivant, c’était au tour des médias émiratis de vanter la récente « Baseball diplomacy » censée – entre autres bienfaits espérés – rapprocher l’Inde et le Pakistan, ces deux nations devant participer en novembre via leur équipe respective (Mumbai Cobras et Karachi Monarchs), dans l’enceinte du Dubai International Cricket Stadium, au Baseball United Dubai Showcase, la toute première ligue professionnelle de baseball au Moyen-Orient et en Asie du Sud.
* »Pak PM Shehbaz Sharif Urged For Trade Talks With India To Revive Economy », NDTV (Inde), 26 avril 2024.
En ce printemps 2024, à l’heure où la presse de ces deux pays évoque ces derniers jours de rares velléités du gouvernement et des milieux d’affaires pakistanais de commercer davantage avec le voisin indien*, on ne peut naturellement qu’encourager cette dynamique positive à trouver appui sur tous les éléments disponibles, sur toutes les bonnes volontés animées d’un souci d’apaisement, sur tous les leviers à disposition, à plus forte raison donc sur cette prometteuse autant que disponible et peu coûteuse diplomatie du sport, bien loin encore d’avoir fait ruisseler sur le sous-continent indien, en Asie orientale et ailleurs, l’ensemble de ses bienfaits.
Par Olivier Guillard

Soutenez-nous !

Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.

Faire un don
A propos de l'auteur
Spécialiste de l'Asie, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal), chercheur associé à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée, le Dr Olivier Guillard est notamment l'auteur du livre "Que faire avec la Corée ? Subir, honnir ou punir ? » (NUVIS, 2019) et co-auteur de "Géopolitique du XXIe siècle" (chapitre Afghanistan, Ellipses, Paris, 2024). Entre autres régions d’Asie, il a abondamment voyagé en Inde, en Corée du sud, en Afghanistan, en Birmanie, au Sri Lanka, au Pakistan, en Chine, en Thaïlande, en Indonésie, au Népal, au Cambodge ou encore au Bangladesh. Titulaire d’un Doctorat en droit international public de l’Université de Paris XI, il est aussi directeur de l’information de la société Crisis24 (GARDAWORLD), un cabinet de conseil et d’ingénierie spécialisé dans l’analyse et la gestion des risques internationaux.