Politique
Analyse

Chine : le "plénum manquant" et le nouveau paradigme politique de Xi Jinping

Le président chinois Xi Jinping, lors d'une réception pour le Nouvel an chinois dans le Grand hall du Peuple à Pékin, le 8 février 2024. (Source : Courrier international)
Le président chinois Xi Jinping, lors d'une réception pour le Nouvel an chinois dans le Grand hall du Peuple à Pékin, le 8 février 2024. (Source : Courrier international)
Alors que la Chine entre dans l’année du dragon de bois, le prochain grand rendez-vous politique traditionnel se prépare : la double session annuelle du parlement à prévoir en mars. La majeure partie des provinces ont déjà conclu leurs deux sessions parlementaires locales. Mais la plupart des observateurs s’interrogent : pourquoi le troisième plénum du XXème Congrès du Parti, normalement organisé en octobre, n’a-t-il toujours pas eu lieu ? Tout est affaire de normalité dans la Chine post-Mao. Et c’est là où le bât blesse sous Xi Jinping. Il faut donc un changement de paradigme.
Entre 1978 et 2013, les troisièmes plénums ont été organisés pour la majorité d’entre eux en octobre. Or, comme en 2018, le troisième plénum du mandat actuel (2022-2027) se fait encore attendre. De nombreux facteurs entrent en jeu lorsqu’il s’agit de planifier un plénum : qu’est-ce qui empêche Xi Jinping de reporter ou d’annuler l’une de ces rencontres politiques ? Pour l’instant, le Parti semble se concentrer sur la préparation de la double session du parlement – celle de l’Assemblée nationale et de la Conférence consultative du peuple chinois. Les dates devraient être annoncées prochainement. Le sujet du « plénum manquant » paraît consciencieusement éludé.
Cela dit, à en juger par la nervosité ambiante, l’importance du plénum manquant, selon plusieurs analystes, semble dépasser celle des deux sessions parlementaires à venir. Après tout, le troisième plénum – comme la majorité des troisièmes plénums d’ailleurs – devait poser les grandes orientations de la politique économique de la Chine pour les quelques années à venir. Ainsi, les gouvernements, les grandes entreprises et les investisseurs étrangers se questionnent – à raison – de plus en plus sur le plénum manquant.
*Les premiers plénums – qui ont lieu directement après un congrès – mettent l’accent sur le transfert du pouvoir, de la nomination du personnel, etc. Les deuxièmes plénums – généralement organisés avant les deux sessions qui suivent la tenue d’un congrès – se concentrent sur d’autres remaniements du personnel avant le grand remaniement ministériel. Les troisièmes plénums couvrent généralement les questions politiques majeures, en particulier sur le développement économique et les réformes.
Pour d’autres, ce délai prolongé démontre que le Parti traverse une période très difficile et qu’il n’est pas, du moins à l’heure actuelle, en mesure de fonctionner « normalement ». Après tout, il existe des procédures internes qui encadrent l’agenda de plénums. Leur mise en œuvre témoigne du bon fonctionnement de l’appareil du Parti-État. Par ailleurs, chaque plénum remplit des fonctions différentes pour le Parti* et lui permet de communiquer ses intentions avec le monde extérieur.
Rappelons aussi que ces plénums, placés à intervalles réguliers, ont permis de « rassurer » l’Occident. Ils ont aussi injecté une dose de stabilité au sein du système politique chinois depuis le début des réformes. Par conséquent, lorsque le Parti s’écarte de ces « normes établies », certains observateurs deviennent immédiatement inquiets et parfois même pessimistes.

Complaisance analytique

En réalité, la question de fonds n’est pas de savoir si le Parti « s’éloigne soudainement de ses conventions » ou si les actions de Xi Jinping conduisent le système en « terrain inconnu ». Le problème est ailleurs : il existe chez nombre d’analystes de la Chine une certaine complaisance analytique. Il est vrai que le Parti, depuis le début des années 1990, a mis l’accent sur la régularité et la stabilité afin de pouvoir attirer les investisseurs, se développer et laisser derrière lui la lutte des classes. Cela dit, la production de régularités dans les trente dernières années a créé un sentiment de complaisance dans l’analyse politique, jusqu’à une certaine suffisance. Ce fonctionnement du Parti a créé des attentes peut-être trop élevées.
Bien entendu, le PCC a établi des procédures, mis en place des normes et des règles afin de refonder son appareil bureaucratique et mettre en place une structure administrative à même de « gouverner » la Chine et non de subir constamment les visées révolutionnaires de quelques-uns. Au fil du temps, ce qu’on pourrait appeler les « produits finis » du Parti et incidemment du système administratif et organisationnel – par exemple, les grandes réunions décisionnelles régulières – ont permis de créer des modèles analytiques. Des modèles qui, malgré le nombre croissant d’exceptions récentes et de changements institutionnels et dans l’organisation opérés par l’administration Xi depuis 2017, demeuraient relativement valides et utiles – et pouvaient encore ancrer les observations dans les cadres existants.
N’oublions pas que ces tendances normatives ont principalement commencé avec le XIIIème Congrès du Parti, près d’un an après la mort de Mao, en août 1977. Elles se sont par la suite consolidées après le XIVème Congrès de 1992. Ces nouveaux modèles comportementaux de l’État léniniste post-Mao n’ont cependant pas tenu compte du fait que la volatilité et l’incertitude étaient auparavant la norme.
En se fondant sur la gouvernance post-Mao, il est permis de dire que Xi Jinping s’est éloigné du « droit chemin ». Après tout, depuis sa promotion à la tête du Parti et du gouvernement central, il a remanié les procédures, modifié les normes – non officielles – précédemment établies, amendé la Constitution et a remanié de multiples structures organisationnelles. Il a également rompu avec les normes de planification des rencontres politiques au cours de son premier « vrai » mandat aux commandes du Comité permanent du Politburo, entre 2017 et 2022.
Cependant, ces quelques écarts de conduite font pâle figure lorsqu’on les compare à la période 1949-1977. En outre, dans l’histoire du Parti, plus les différences politiques se concentrent sur des différences qui dépassent le cadre communément accepté, plus la viabilité des procédures établies – en matière de règles internes et de procédures formalisées – fait place à des mesures de rectification. En ce sens, lorsque les divergences intra-Parti en arrivent aux idées ou encore aux priorités politiques – et donc dépassent les simples questions de procédures – les « règles traditionnelles » entrent en collision avec la dimension plus coercitive de la rectification. Plus les dirigeants ou le numéro un du Parti se sentent sous la contrainte, plus les comportements observables du Parti dans son ensemble auront tendance à devenir erratiques et imprévisibles.
Il ne s’agit pas d’affirmer que Xi Jinping affronte en ce moment des dissensions internes comparables aux luttes intestines des années 1950 et 1960. Cependant, Xi semble subir des pressions de plus en plus aiguës depuis 2012. Le Parti ne se trouve dans une situation d’équilibre. Il pourrait basculer dans une sorte d’instabilité. Cette situation, qui est le résultat de la logique interne du système chinois et des actions de Xi Jinping, risque d’affecter sur la durée le fonctionnement du Parti. Ainsi, les discussions sur le manque de prévisibilité et le retour d’une opacité de plus en plus marquée devraient se ranger du côté de la normalité oubliée du Parti communiste chinois.
Aussi longtemps que le président chinois et le reste de la direction du Parti demeurent dans cette situation, pourquoi s’étonner que des réunions soient annulées ou retardées, que des hauts cadres continuent à disparaître ou soient constamment remaniés sans raison ?
À ce stade, il existe deux manières de mieux « lire » le Parti. La première est d’essayer de tirer des leçons des tendances politiques d’avant la période des réformes. Cela permet de comprendre les comportements erratiques du Parti et leurs impacts sur l’élaboration et la mise en œuvre des politiques, ainsi que sur la sélection des cadres. Deuxième manière : tourner notre attention vers d’autres conférences, réunions ou séminaires organisés régulièrement pour mieux comprendre le programme politique des dirigeants chinois. À ce titre, les plénums de la Commission centrale de discipline sont, depuis le XVIIIème Congrès du Parti, l’un des meilleurs vecteurs exprimant les objectifs politiques et même les frustrations de Xi Jinping.

À la croisée des chemins

Répétons-le, en se référant aux normes institutionnelles de l’ère des réformes, le report d’un plénum indique une situation loin d’être idéale au sein de la direction du Parti et des dysfonctionnements dans l’appareil du Parti-État. Ce qui, dans l’ensemble, est vrai. Mais il faudra bien inverser ce paradigme à un moment donné et admettre que l’instabilité et l’imprévisibilité signifient un retour progressif aux normes précédentes.
Plongeons-nous dans la logique actuelle du PCC. Aux yeux de Xi Jinping, toutes ces règles et procédures représentent la consolidation de ce que Mao appelait le « bureaucratisme » (官僚主义, guanliao zhuyi) au sein du Parti-État. Le bureaucratisme conduit les cadres du Parti à avoir des « tendances malsaines » (歪风邪气, waifeng xieqi) : ils sont devenus arrogants, déconnectés des masses, politiquement incompétents, incapables de résoudre les problèmes ; ils ont peur des responsabilités, des difficultés, sont paresseux, gaspilleurs, égoïstes. Selon le numéro un chinois, ils doivent donc être « guéris » de cette maladie qu’est pour les cadres le bureaucratisme.
C’est pourquoi depuis 2012, mais surtout depuis 2018, Xi Jinping a contourné certaines règles. Il en a créé de nouvelles et a tenté de supprimer les obstacles institutionnels et organisationnels qui l’empêchaient d’imposer son nouveau programme politique : sauver le Parti et le ramener à sa mission originelle. Poussons cette logique à son paroxysme : Xi a presque l’obligation de briser les règles qui découlent de l’ère post-Mao. Il doit montrer qu’il n’est pas obligé de suivre ces règles dictées par l’ère qui a duré de Deng Xiaoping à Hu Jintao, et qu’il peut organiser les rencontres politiques seulement lorsque l’agenda lui convient.
Mais qui peut ignorer l’histoire ? Les campagnes et les purges des années 1950-1960 en témoignent : se détourner des procédures et des règles provoque de la résistance au sein de l’appareil administratif. Repousser un plénum ou remplacer des Conseillers d’État n’est pas sans conséquence pour celui qui décide. Le système se détériore et les actions disciplinaires deviennent insuffisantes pour motiver les cadres.
Pour l’heure, les plus hauts dirigeants du Parti, y compris Xi, continuent de faire des efforts pour maintenir l’équilibre entre les méthodes dites traditionnelles (le respect des normes et des procédures) et l’usage de plus en plus fréquent de la rectification. Mais le recours à de telles mesures coercitives pour mater les différences politiques et atteindre la « pureté organisationnelle » – objectif de Xi depuis son arrivée au pouvoir – n’est pas neutre. Il empêche non seulement les influences modératrices d’agir, mais il a déjà semé les germes d’une crise profonde au sein du Parti-État.
Par Alex Payette

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A propos de l'auteur
Alex Payette (Phd) est co-fondateur et Pdg du Groupe Cercius, une société de conseil en intelligence stratégique et géopolitique. Ancien stagiaire post-doctoral pour le Conseil Canadien de recherches en Sciences humaines (CRSH). Il est titulaire d’un doctorat en politique comparée de l’université d’Ottawa (2015). Ses recherches se concentrent sur les stratégies de résilience du Parti-État chinois. Plus particulièrement, ses plus récents travaux portent sur l’évolution des processus institutionnels ainsi que sur la sélection et la formation des élites en Chine contemporaine. Ces derniers sont notamment parus dans le Journal Canadien de Science Politique (2013), l’International Journal of Chinese Studies (2015/2016), le Journal of Contemporary Eastern Asia (2016), East Asia : An International Quarterly (2017), Issues and Studies (2011) ainsi que Monde Chinois/Nouvelle Asie (2013/2015). Il a également publié une note de recherche faisant le point sur le « who’s who » des candidats potentiels pour le Politburo en 2017 pour l’IRIS – rubrique Asia Focus #3.