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Analyse

Chine : la "réapparition" du numéro deux de l'armée en question

Au centre, le général Zhang Youxia, premier vice-président de la Commission militaire centrale, entouré à droite par l'ancien ministre chinois de la Défense Li Shangfu. (Source : El Pais)
Au centre, le général Zhang Youxia, premier vice-président de la Commission militaire centrale, entouré à droite par l'ancien ministre chinois de la Défense Li Shangfu. (Source : El Pais)
Le 28 septembre, les membres du Parti – ainsi que plusieurs invités – se sont rassemblés pour célébrer le 74ème anniversaire de la fondation de la République populaire de Chine. Le discours de Xi Jinping, marqué par un ton plus solennel, fut moins porteur d’espoir – si ce terme est juste – que l’an dernier. Surtout, il a partiellement levé le voile sur l’atmosphère qui règne au sein du PCC : « Au cours de ce nouveau voyage, notre avenir est prometteur, mais le chemin à parcourir ne sera pas aisé. »
Cette citation du discours de Xi contient plusieurs allusions. En premier lieu, la question du « nouveau voyage » fait référence à la fois aux conditions internationales hostiles et au modèle de développement économique qui Xi tente de mettre en place. Tout cela fait référence aux conditions internes et externes qui forment à présent la « nouvelle ère ».
Le point sur « l’avenir prometteur » est problématique dans la mesure où le Parti sait implicitement que la situation économique de la Chine n’est pas, pour l’instant, prometteuse. Or il est permis de penser que le PCC n’est pas à même d’admettre que la situation empire de jour en jour. En ce sens, il faudrait donc croire le Parti sur parole malgré des « efforts » plus que mitigés pour redresser l’économie depuis 2018. Sans parler du retrait officiel des chiffres du chômage des jeunes.
La fin de la phrase de Xi Jinping semble aller dans le sens du message général que le numéro un chinois diffuse depuis plusieurs années déjà : « Il faut oser se battre » (务必敢于斗争, wubi ganyu douzheng). Déjà durant la pandémie de Covid-19 et même avant, le président avait annoncé que la lutte reviendrait au goût du jour et que les cadres du Parti devraient s’y préparer. Ce message de Xi semble confirmer à quel point la situation intérieure est tendue – tant pour la population que pour le Parti – et que les choses risquent de se compliquer encore un temps à l’avenir.
*Cela dit, les révélations vont plus loin qu’Alibaba pour la femme de Li. Elle aurait agi comme plusieurs autres femmes de cadres, c’est-à-dire en tant qu’intermédiaire entre les entreprises locales et le pouvoir politique. **Selon les rumeurs, le mari de Li Ying serait Hardie Christopher Forbes – représentant de la compagnie Shihansheng (世函盛) basée à Shanghai. Si tel était le cas, on ne peut qu’imaginer ce que ressent Xi à cause de « l’affaire Qin Gang ».
Outre les autres références du discours de Xi, notamment au caractère inéluctable de la « réunification » avec Taïwan – ce qui en fait réagir plus d’un –, on oublie rapidement que normalement le Premier ministre Li Qiang aurait également dû prendre au cours de la « Golden week », la « semaine de vacances en or » autour de la fête nationale. En fait, c’est Li qui aurait dû prononcer le discours du 1er octobre. Son silence indique encore une fois la tension qui demeure dans les hautes sphères du Parti. Certains ont suggéré que cette « mise à l’écart » pourrait être le résultat de révélations récentes sur Li Qiang, sa femme Lin Huan (林环) et sa fille Li Ying (李颖). Les premières révélations sur les liens entre Lin Huan, Li Qiang et le consortium Alibaba/Ant étaient connues depuis longtemps déjà. À ce titre, le Premier ministre n’est pas le seul des alliés de Xi à avoir soutenu Jack Ma durant son ascension au Zhejiang*. Cependant, les choses se corsent à l’évocation de la fille de Li, qui serait également la « nièce » de Xi**.
Dans le cadre plus large des luttes internes au Parti, l’embarras de Xi est compréhensible : des annonces et des fuites – souvent en provenance de l’étranger – visent à remettre en cause la loyauté de ses proches collaborateurs ou des dirigeants qu’il a lui-même nommés. Si ces rumeurs concernant Li Qiang s’avèrent fondées, alors les disparitions de Qin Gang et de Li Shangfu deviendront secondaires lors des prochaines discussions au sommet du Parti.
*Lü Hong (吕宏), le directeur du département de l’équipement de la Force des missiles, est lui aussi absent depuis plus d’un mois. Le « nettoyage » de la Force des missiles paraît donc se poursuivre. Plus encore, de plus en plus d’individus se « rendent » aux autorités, semble-t-il. Toutes considérations politiques mises à part, le système de l’armement et de l’équipement est en proie à un très haut degré de corruption, tant en matière financière que de contrôle de la qualité. Compte tenu des visées de Xi dans ce secteur, un nettoyage devait s’imposer, peu importe la problématique de la loyauté.
En ce sens, vu les tensions au sein du Parti depuis la disparition de Qin Gang – la purge graduelle de la Force des missiles* et les nouvelles rumeurs visant Li Qiang, le silence du Premier ministre a non seulement des implications assez ennuyeuses pour Xi Jinping, mais aussi pour le Conseil d’État déjà lourdement handicapé par la perte de deux de ses ministres.

Les absents et le jeu de chaises musicales

Il faut éviter de monter en épingle la moindre absence lors d’une rencontre importante d’un cadre dirigeant ou d’un haut fonctionnaire du Parti ou de l’Armée populaire de libération (APL).
*Voir la vidéo à 08:43. **Rappelons qu’il y avait une table près de celle de Zhang où étaient assis de jeunes soldats, qui en principe de devraient pas se trouver si près d’une personnalité comme Zhang Youxia. Cette scène donnait plutôt l’impression d’une force d’intervention rapide, prête à bondir, en cas de problème lors du banquet. Jiang Zemin avait connu les déboires de la fin des années 1970 et de la période post-1989 : lui aussi gardait de petits contingents tout près. On ne peut en vouloir à Xi de potentiellement vouloir en faire autant.
Par exemple, Qin Gang et Li Shangfu étaient bel et bien absents des festivités, tout comme Liu Zhenli (刘振立), le chef d’état-major interarmées. Cependant, lors de la cérémonie du 28 septembre (voir la vidéo*, on aperçoit clairement Zhang Youxia** – qui se trouve à l’une des tables d’honneur avec Wang Yi, Shi Taifeng (石泰锋), le responsable du Front uni, Li Ganjie (李干杰), responsable du département de l’Organisation, et He Weidong.
Zhang Youxia est-il pour autant sain et sauf ? Pas nécessairement. Même chose pour Zhang Shengmin, le secrétaire de la commission de discipline de l’APL pour le Parti. Ce dernier a été vu durant la réception de la fête nationale. Mais ses liens avec certains membres clés de la Force des missiles, cible de la lutte anti-corruption le rend vulnérable. Et sa sécurité ne dépend pas de la présence de Zhang Youxia. La présence de celui-ci et de Zhang Shengmin indique seulement que purger ce gendre d’individu pourrait être trop risqué pour l’agenda de Xi Jinping. Toucher à l’un ou à l’autre des deux Zhang équivaudrait à un séisme au sein d’une armée déjà déstabilisée depuis la disparition du commandement de la Force des missiles. De ce point de vue, Xi craint surtout de ne pas être en mesure de contrôler les potentielles répliques et leurs conséquences. Ainsi, la présence des deux Zhang ne veut pas dire que Xi leur fait confiance, mais plutôt qu’il ne peut se permettre de s’isoler davantage du reste de l’APL. Pour l’heure, peu importe la réalité des choses, le président chinois devra s’abstenir de faire planer des soupçons – publiquement du moins – sur les deux Zhang.
D’autres généraux à la retraite, dont Chi Haotian (迟浩田) et Xu Qiliang (许其亮), anciens vice-présidents de la Commission militaire centrale, ont également été aperçus durant la réception du 1er octobre. Cela dit, Fan Changlong (范长龙), le second vice-président de la Commission militaire centrale de 2012 à 2017, était, lui, absent. Fan avait mené la restructuration des régions militaires en « théâtres de commandements » en 2016 dans le cadre de la modernisation de l’armée voulue par Xi Jinping.
Le problème de Fan Changlong réside dans son ascension inexpliquée à la Commission militaire centrale dans la tempête de l’affaire Xu Caihou (徐才厚), accusé d’^tre complice du « coup d’État » orchestré autour de Bo Xilai. Après tout, Fan et Xu viennent tous deux du Liaoning et ont servi ensemble dans le 16ème régiment d’artillerie de l’armée de la région de Shenyang pendant plusieurs années. Compte tenu des rumeurs de corruption qui planaient déjà autour de Fan depuis 2017-2018, il est possible que Xi ait décidé de s’occuper de son cas dans la foulée de la Force des missiles.
*Dans le cas de Qin, nous avions soutenu l’idée que Wang Yi et Yang Jiechi, ainsi que plusieurs autres groupes d’intérêts au sein du ministère des Affaires étrangères, bénéficiaient directement de sa disparition. **Ces six individus sont relativement jeunes (Lin a 59 ans, Chang, 56 ans, Jing, 57 ans, Wang, 59 ans, Hu, 56 ans et Zhong, le plus jeune, 55 ans) et représentent une possibilité plus grande de promotion pour Xi. ***Ou « mishu militaire » (军事秘书). Ces secrétaires particuliers de cadres de l’armée servent aussi d’informateurs pour Zhong Shaojun. Il est donc permis de penser que Liu Yuchao (刘玉超), l’ancien commandant de la Force des missiles, a ainsi été pris au piège.
À qui profite cette situation ? Comme dans le cas de Qin Gang*, certains bénéficient sûrement des doutes qui planent sur Zhang Youxia, Zhang Shengmin et d’autres hauts gradés de l’APL. Ceux qui ont le plus à gagner sont des individus comme Lin Xiangyang (林向阳), membre de la clique du Fujian de Xi et commandant du Théâtre du Nord, Chang Dingqiu (常丁求), commandant des Forces aériennes, Jing Jianfeng (景建峰), directeur adjoint du Département d’état-major interarmées, Wang Xiubin (王秀斌), commandant du Théâtre du Sud, Hu Zhongqiang (胡中强), commandant adjoint du Théâtre du Sud, et, bien entendu, Zhong Shaojun** (钟绍军), le secrétaire particulier de Xi Jinping pour les affaires militaires. Ce dernier, qui suit Xi depuis le Zhejiang, est directeur du bureau du Président de la Commission militaire centrale et directeur de l’office du groupe dirigeant de la Commission militaire centrale pour l’approfondissement des réformes de la défense nationale et du secteur militaire. C’est aussi Zhong qui est responsable du système de secrétariat militaire et donc, qui assigne, entre autres, les secrétaires particuliers aux membres de la Commission militaire centrale***.
Ces « jeunes » cadres connaissent les rouages de l’armée et du Parti. Ils savent que des réseaux de patronage existent et qu’ils fonctionnent surtout sur une base de séniorité avec le « patron » militaire. Voyant la lenteur des promotions, on peut comprendre que certains voudraient tenter leur chance en passant par le processus de « lutte », soit en torpillant l’ancienne garde, afin de monter en grade. Et comme le disait si bien Xi, tous doivent être prêts à la « lutte politique ». Ainsi, ce qui se passe sous son nez est « fair-play ».

Toujours une question de « loyauté »

Toutes ces disparitions et ces rumeurs pèsent lourd sur les relations entre Xi et le haut commandement de l’APL, entre le Parti et l’armée. La question de la loyauté absolue est devenue si prégnante que le moindre faux pas devient l’objet d’investigation et qu’à la moindre occasion, Xi ne manque pas de faire des rappels à l’ordre. Par exemple, le PLA Daily, dans son numéro du 1er octobre, a publié un article dans lequel est quatre fois soulignée l’importance d’être « loyal à Xi ». Ce genre d’article signifie qu’il existe encore trop de cadres et fonctionnaires déloyaux, ou qui mènent un double jeu, au sein de l’APL. On semble vouloir aviser contrer la désobéissance ou encore le fait de « rester allonger » (躺平, tangping). Aussi, ce discours de « renforcement de l’armée » indique que le moral des troupes – secoué par la présente purge – est instable.
*À ce titre, l’absence de Li Qiang lors de la rencontre des syndicats chinois du 9 octobre interroge sur les rumeurs concernant sa famille et si elles ont commencé à porter leurs fruits. Sur l’ensemble des membres du comité permanent du Politburo, il était le seul absent de cette rencontre. Selon Xinhua, Li se trouvait au Zhejiang. Ces rumeurs expliquent peut être également pourquoi Xi a « remplacé » Li Qiang lors du banquet et a prononcé un discours.
Cette demande de loyauté de la part de l’armée tout entière, alors que la Force des missiles se fait nettoyer presque publiquement, n’a rien de routinière. Elle reflète l’anxiété de certains envers l’APL et trahit l’insécurité au sommet du Parti quant à son contrôle sur le commandement militaire. Ces stratégies utilisées par certains pour miner la crédibilité et la loyauté d’autres – comme dans le cas de Qin Gang – forcent Xi à réagir* et à recentrer le pouvoir autour personnes clés comme Cai Qi. Elles sont par contre contre-productives pour la capacité du Parti à gouverner et à se stabiliser durant cette période de tumultes. Cependant, comme nous l’avons mentionné ailleurs, les luttes intra-Parti entre les réseaux de Xi ou encore entre les alliés de l’ancien réseau de l’ex-président Jiang Zemin et Xi sont loin d’être terminées. Elles risquent de s’intensifier en l’absence de solutions pour relancer l’économie et redorer l’image de la Chine sur la scène internationale.
Par Alex Payette

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A propos de l'auteur
Alex Payette (Phd) est co-fondateur et Pdg du Groupe Cercius, une société de conseil en intelligence stratégique et géopolitique. Ancien stagiaire post-doctoral pour le Conseil Canadien de recherches en Sciences humaines (CRSH). Il est titulaire d’un doctorat en politique comparée de l’université d’Ottawa (2015). Ses recherches se concentrent sur les stratégies de résilience du Parti-État chinois. Plus particulièrement, ses plus récents travaux portent sur l’évolution des processus institutionnels ainsi que sur la sélection et la formation des élites en Chine contemporaine. Ces derniers sont notamment parus dans le Journal Canadien de Science Politique (2013), l’International Journal of Chinese Studies (2015/2016), le Journal of Contemporary Eastern Asia (2016), East Asia : An International Quarterly (2017), Issues and Studies (2011) ainsi que Monde Chinois/Nouvelle Asie (2013/2015). Il a également publié une note de recherche faisant le point sur le « who’s who » des candidats potentiels pour le Politburo en 2017 pour l’IRIS – rubrique Asia Focus #3.