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La crise politique au Pakistan inquiète la Chine et ses "Nouvelles routes de la soie"

Le président Xi Jinping reçoit à Pékin le Premier ministre pakistanais Shehbaz Sharif, le 3 novembre 2022. (Source : The Hindu)
Le président Xi Jinping reçoit à Pékin le Premier ministre pakistanais Shehbaz Sharif, le 3 novembre 2022. (Source : The Hindu)
La veille de la tentative d’assassinat d’Imran Khan, Xi Jinping recevait son successeur à la tête du Pakistan, Shehbaz Sharif. Une visite destinée à rassurer une Chine inquiète de la sécurité des « Nouvelles routes de la soie », qu’elle souhaite relancer malgré la pandémie et la guerre en Ukraine. Pékin s’inquiète de la crise politico-militaire à Islamabad, qui pourrait gravement nuire à ses intérêt si elle débouchait sur un chaos généralisé.
Voilà plus d’un semestre que, d’une manière ou d’une autre, la République islamique du Pakistan peine à quitter les grands titres d’une actualité asiatique pourtant chargée. En cause, d’abord ses faiblesses récurrentes : la mauvaise gouvernance ; la crise politique née de la motion de censure de l’opposition ayant en avril 2022 contraint le Premier ministre Imran Khan, en poste depuis l’été 2018, à démissionner à un an du terme de son mandat ; la déshérence économique avec un possible défaut de paiement à court terme du pays ; et le terrorisme avec plus de 300 attentats sur les dix premiers mois de l’année, chiffre au plus haut depuis 2017. Sans oublier les inondations historiques qui frappent un pays, que déchire par ailleurs des drames impromptus, dont la tentative d’assassinat contre Imran Khan est la dernière illustration.
*The Diplomat, 4 novembre 2022. **The New York Times, 4 novembre 2022.
Les derniers événements en date ne nous démentiront pas, les prochains probablement pas davantage. Ainsi, jeudi 3 novembre dans la ville de Wazirabad (province du Punjab), Imran Khan, ex-chef du gouvernement et leader du PTI (Pakistan Tehreek-e-Insaf, Mouvement du Pakistan pour la Justice) a été blessé par balle à la jambe lors d’un rassemblement de ses sympathisants qui appelaient notamment à un scrutin anticipé. Une tentative d’homicide confessée aussitôt par le suspect arrêté, lequel avouait peu après les faits devant les médias, avec un aplomb édifiant, avoir des griefs contre la politique de Khan et lui reprocher de se prendre pour le Prophète*. « Je n’ai aucun regret sinon celui de ne pas avoir été capable de tuer Imran Khan »**, confia-t-il avec un relâchement inquiétant en pareille circonstance.
Au lendemain de ces événements graves, l’ancien Premier ministre dénonçait dans la presse un complot ourdi par son successeur, Shehbaz Sharif (Pakistan Muslim League – N), le ministre de l’Intérieur et une haute autorité militaire. Selon Imran Khan, leur intention était de faire passer l’exécutant pour un « fanatique religieux » et un loup solitaire. Samedi 5 novembre, l’actuel chef du gouvernement visé par ces accusations offrait sa démission si des preuves de sa culpabilité (et de celle du ministre de l’Intérieur) pouvaient être produites.
*Dont on célèbre cette année le trentenaire du pinacle de sa carrière, lorsqu’en qualité de capitaine de l’équipe nationale de cricket, il menait le Pakistan à son unique sacre lors de la coupe du monde.
Fort heureusement pour lui, l’ancienne gloire du sport national* se remet visiblement de ses émotions et de ses blessures à toute vitesse, transportant de joie la foule importante de ses partisans, dont la détermination à poursuivre leur mobilisation pour le départ du Premier ministre Sharif et la convocation d’élections anticipées s’en trouve raffermie.
Pour preuve de la détermination de l’inconstant et charismatique Imran Khan à revenir aux affaires le plus tôt possible, ses diverses saillies des derniers jour dans la presse nationale, formulées aux journalistes depuis l’hôpital de Lahore dans un fauteuil roulant ou en convalescence à domicile. Une telle soif du pouvoir retrouvé mène à franchir une impensable ligne rouge : la critique au grand jour de l’omnipotente et susceptible caste des généraux, en l’accusant nommément de complot et de trahison.

Accusations inédites

*Dawn, 10 novembre 2022.
Pour l’ancienne icône sportive des années 1980-90, l’attaque à l’arme à feu dont il a été victime visait à « le réduire définitivement au silence » pour avoir « dénoncé les agissements de l’élite ». « Ces personnes puissantes vont tenter à nouveau de m’atteindre car elles ont peur que mon parti (PTI) remporte les prochaines élections. » Parmi ces personnes puissantes, il est aisé de distinguer les hommes en uniforme aux épaules étoilées.
*Arshad Sharif a été abattu par balle le 23 octobre près de Nairobi, la capitale kenyane, dans des circonstances encore largement enveloppées de mystère et de zones d’ombre.
Ce alors même que cette toute-puissante institution militaire et ses services secrets redoutés (ISI) faisaient déjà l’objet d’accusations sombres concernant une présumée responsabilité dans le récent assassinat au Kenya d’un journaliste pakistanais* – par ailleurs notoirement critique du poids de l’institution militaire. Un cas si sensible qu’il poussa, fait rarissime sinon impensable au Pakistan, le chef en personne de l’ISI, le lieutenant général Nadeem Anjum, à tenir une conférence de presse le 28 octobre pour expliquer que l’armée n’était pour rien dans cette disparition malheureuse.
*The New York Times, 4 novembre 2022.
« Personne n’est autorisé à diffamer l’institution [militaire] ou ses soldats en toute impunité »*, rappelle pour remettre les choses à leur place une haute autorité militaire. Dans ce pays où la violence politique n’est ni rare ni cantonnée à une seule province, il existe un historique abondant de responsables politiques de premier plan victimes de la violence des hommes et de leurs agendas particuliers : sont ainsi disparus de mort violente en 1951 le Premier premier ministre Liaquat Ali Khan en 1951, le général-président-dictateur Muhammad Zia-ul-Haq dans un mystérieux crash aérien en 1988, et enfin, l’ancienne Première ministre Benazir Bhutto, abattue à Rawalpindi en 2007 alors qu’elle faisait campagne pour revenir aux affaires.
*Dawn, 10 novembre 2022.
Ce qui est bien plus exceptionnel en revanche, c’est qu’un responsable politique accuse nommément et en public la très influente institution militaire (ici le chef des services de renseignements) d’une pareille entreprise. Un « pari » pour le moins osé pour celle ou celui franchissant si hardiment cette ligne rouge. En l’occurrence, cette défiance doit être d’autant plus mal vécue* par la très susceptible caste des généraux pakistanais qu’Imran Khan doit dans une bonne mesure son accession au pouvoir à l’été 2018 à la « coopération » et au blanc-seing des hommes en uniforme.

Sharif, de Pékin à Londres

Pour rappel, en arrière-plan de cette crise politique perdure une très sévère crise économique frappant ce pays financièrement exsangue de 240 millions d’individus, par ailleurs sinistré cet été par des inondations catastrophiques. Une situation grave que la récente promesse d’assistance économique et financière du FMI, de l’allié chinois lors de la visite à Pékin du Premier ministre Shehbaz Sharif début novembre et de l’Arabie Saoudite, autre allié historique, ne peut à elle seule juguler.
Lors de son séjour pékinois – intervenu la veille de la tentative d’homicide visant son prédécesseur -, le chef de gouvernement pakistanais était – tout sauf une coïncidence – le premier dignitaire étranger à être reçu dans la capitale chinoise par un Xi Jinping tout nouvellement confirmé dans ses fonctions pour un troisième quinquennat inédit de secrétaire général du Parti communiste chinois (PCC). Cette escale juste après le XXe Congrès du PCC fut comme il se doit l’occasion pour le visiteur de flatter l’égo de son hôte et de lui jouer une partition douce à son oreille, conforme en tous points au script bilatéral coutumier. Morceaux choisis : « L’approfondissement du partenariat stratégique de coopération tous azimuts du Pakistan avec la Chine constitue la pierre angulaire de la politique étrangère du Pakistan et du consensus national. […] pleine confiance dans la Chine et la vision extraordinaire [du président Xi Jinping pour] conduire la Chine vers des réalisations encore plus remarquables et créer un avenir encore plus radieux pour le monde. […] L’amitié Pakistan-Chine est indéfectible. » Et on en passe.
Le tout bien sûr sans omettre de renouveler avec emphase le soutien d’Islamabad à la « politique d’une seule Chine » et à la position de Pékin sur ses délicates « questions centrales nationales » que sont la situation au Tibet et au Xinjiang, le statut de Taïwan et le sort de Hong Kong, ou encore la souveraineté en mer de Chine du Sud.
*Cf. l’attentat visant l’Institut Confucius de Karachi en avril 2022, trois Chinois tués. ***Le 13 juillet 2021, un attentat ciblant un projet hydroélectrique dans la province pakistanaise du Khyber-Pakhtunkhwa faisait 10 morts et 26 blessés parmi les ingénieurs et ouvriers chinois travaillant sur le site. Le gouvernement pakistanais « indemnisa » à hauteur de 11 millions de dollars les victimes et familles chinoises touchées.
Lors de son interaction chorégraphiée avec son visiteur pakistanais, Xi Jinping ne manqua pas de notifier les « attentes » de la République populaire de Chine vis-à-vis de son partenaire privilégié d’Asie du Sud. Au premier chef, ses engagements à faire avancer les divers chantiers industriels et d’infrastructures du très onéreux China-Pakistan Economic Corridor (CPEC) – d’un coût global estimé à 60 milliards de dollars pour Islamabad – associés à l’ambitieuse autant que contestée « Belt and Road Initiative » (BRI ; ou « Nouvelles routes de la soie »), portée par les autorités chinoises. Autre préoccupation de Pékin : les garanties de sécurité pour l’intégrité physique des ressortissants chinois présents au Pakistan*, notamment ceux œuvrant au profit du CPEC**.
*Au départ de Charm el-Cheikh où il participait à la COP 27 sur le climat. **Et ainsi accéder au souhait du PTI d’Imran Khan pour en contrepartie immédiate mettre fin à la contestation populaire anti-gouvernementale dans les rues de Karachi, de Lahore, de Peshawar, Islamabad et Rawalpindi ? ***À moins bien sûr que ce dernier ne « décide » de se maintenir à son poste en invoquant par exemple l’existence de troubles manifestes à l’ordre public sur l’ensemble du territoire ou une menace pour la sécurité nationale.
Les prochains jours apporteront-ils au 240 millions de Pakistanais un peu de répit à défaut de sérénité ? Rien n’est moins sûr si l’on se fie aux signaux divers émis et reçus de part et d’autre ces dernières heures. Que déduire par exemple du départ impromptu du Premier ministre pakistanais Shehbaz Sharif vers Londres* où réside depuis 2019 son mentor et frère ainé, l’ancien triple Premier ministre ministre Nawaz Sharif ? Des décisions importantes pourraient être prises à court terme sur la gestion du « cas » Imran Khan, la mobilisation nationale des sympathisants du PTI, la possibilité de convoquer des élections anticipées**, sur la nomination toujours très sensible d’un nouveau chef des armées fin novembre, succédant à l’actuel général Bajwa***.
On sait également que mardi 8 novembre, alors que les partisans d’Imran Khan se préparaient à reprendre la mobilisation anti-gouvernementale dans le pays en vue d’assiéger littéralement Islamabad d’ici quelques jours, les plus hautes autorités militaires, dont le général Bajwa, se sont réunies dans leur quartier-général de Rawalpindi pour une séance à huis clos dont rien ne filtra à l’issue. Pas même le traditionnel communiqué de presse de l’ISPR (Inter-Services Public Relations), l’omniprésent organe de relations publiques des armées. De bon augure pour la suite ? Rien ne parait moins sûr.
Par Olivier Guillard

À lire

Olivier Guillard, A dangerous Abyss called Pakistan, L’Harmattan, Paris, septembre 2022.

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(Source : Amazon)

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A propos de l'auteur
Spécialiste de l'Asie, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal), chercheur associé à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée, le Dr Olivier Guillard est notamment l'auteur du livre "Que faire avec la Corée ? Subir, honnir ou punir ? » (NUVIS, 2019) et co-auteur de "Géopolitique du XXIe siècle" (chapitre Afghanistan, Ellipses, Paris, 2024). Entre autres régions d’Asie, il a abondamment voyagé en Inde, en Corée du sud, en Afghanistan, en Birmanie, au Sri Lanka, au Pakistan, en Chine, en Thaïlande, en Indonésie, au Népal, au Cambodge ou encore au Bangladesh. Titulaire d’un Doctorat en droit international public de l’Université de Paris XI, il est aussi directeur de l’information de la société Crisis24 (GARDAWORLD), un cabinet de conseil et d’ingénierie spécialisé dans l’analyse et la gestion des risques internationaux.