Politique
Tribune

Pakistan : à quoi jouent les États-Unis ?

Le ministre pakistanais des Affaires étrangères Bilawal Bhutto reçoit le secrétaire d'État américain Antony Blinken, à Islamabad, le 19 mai 2022. (Source : Prokerala)
Le ministre pakistanais des Affaires étrangères Bilawal Bhutto reçoit le secrétaire d'État américain Antony Blinken, à Islamabad, le 19 mai 2022. (Source : Prokerala)
Pour la première fois depuis 2018, l’administration Biden a approuvé le 8 septembre dernier une aide de près de 500 millions de dollars destinée à financer l’entretien de la flotte pakistanaise de chasseurs F-16. Sans garantie qu’elle ne sera pas utilisée contre l’Inde, que Washington veut pourtant s’allier contre la Chine.
*The Hindustan Times, 28 septembre 2022. **De l’ordre d’à peine 60 millions de dollars, alors que 33 millions de Pakistanais sont à des degrés divers affectés par ces inondations sans précédent.
Lundi 26 septembre, célébration au National Museum of American Diplomacy de Washington du 75e anniversaire de l’établissement des relations diplomatiques entre les États-Unis et le Pakistan. En compagnie de son homologue pakistanais, le Secrétaire d’État américain Antony Blinken suggère à son invité de « mettre en œuvre [à l’avenir] une relation responsable avec l’Inde voisine »*. Le chef de la diplomatie américaine confirme à cette occasion à son visiteur une timide** assistance financière d’urgence pour pour faire face aux drame des inondations noyant le pays, tout en invitant Islamabad à obtenir de Pékin – l’une de ses autres « alliés proches » – une restructuration de son importante dette bilatérale…
*En poste depuis avril. Bilawal Bhutto Zardari (34 ans) est le fils de la défunte ex-Première ministre pakistanaise Benazir Bhutto, assassinée en décembre 2007 dans un attentat perpétré à Rawalpindi peu après son retour d’exil – dans des circonstances toujours entourées de flou 15 ans après le drame. Son grand-père Z. A. Bhutto (déposé par l’armée en 1977 et exécuté en 1979) occupa dans les années 1960 ces mêmes fonctions. **Allocution d’Antony Blinken, texte en ligne sur le site du Département d’État.
Lors de cette avec le nouveau ministre pakistanais des Affaires étrangères, Bilawal Bhutto*, Antony Blinken ne s’est guère éternisé sur les nombreux sujets de divergence existant de longue date entre Washington et Islamabad – « Nous avons eu des différends, ce n’est un secret pour personne (…). C’est une relation résiliente. Elle est capable de surmonter les défis que nous avons dû affronter ». Le chef de la diplomatie américaine a préféré de loin tenir un discours plus enlevé et optimiste : « Nous partageons un objectif commun : un avenir plus stable, plus pacifique et plus libre pour l’ensemble de l’Afghanistan et pour tous les habitants de la région […]. Et je suis convaincu qu’un avenir encore plus radieux nous attend, un avenir que chacun dans cette salle devra littéralement contribuer à réaliser. »** Et de laisser la parole à son homologue et « ami » Bilawal Bhutto Zardari qui, lui aussi, ne manqua pas de mentionner ses « amis du gouvernement américain » et d’insister sur les promesses à venir d’une coopération bilatérale dont « le ciel est la seule limite » (« The sky is the limit »). Passons…

Indignation indienne

*Dans le jargon de l’administration américaine, il s’agit d’une Foreign Military Sale (FMS), une vente de matériel militaire à l’étranger allouée par le Département d’État.
Dimanche 25 septembre, depuis Washington également, le ministre indien des Affaires étrangères s’étonne en des termes univoques devant la communauté des expatriés indiens aux États-Unis, que l’administration Biden ait approuvé deux semaines plus tôt (le 8 septembre) – pour la première fois depuis 2018 – le principe d’un « dispositif d’appui » (support package)* de près de 500 millions de dollars destiné à financer l’entretien de la flotte pakistanaise de chasseurs F-16 – des appareils de conception américaine livrés au Pakistan depuis des décennies. Mardi 27 septembre, Antony Blinken tient à préciser que ce package financier « est destiné à l’entretien de la flotte existante du Pakistan. Il ne s’agit pas de nouveaux avions, de nouveaux systèmes, de nouvelles armes. Il s’agit d’assurer la maintenance du matériel existant ». Passons là encore.
Pour rappel, lors de leur dernier accrochage armé en 2019 et plus précisément lors de combats entre les deux armées de l’air au-dessus du Cachemire – cette ancienne principauté disputée par les deux Etats depuis l’indépendance en 1947 -, l’Indian air force aurait abattu un appareil de la Pakistan air force, possiblement un F-16 – Islamabad nie cette information.
C’est donc sans surprendre que le chef de la diplomatie indienne s’émeut de la nouvelle de cette assistance financière américaine destinée à l’entretien de la PAF et de ses chasseurs F-16 notamment, estimant que ces appareils ne sont aucunement – contrairement aux dires d’Islamabad et de Washington – engagés prioritairement dans la lutte anti-terroriste sur le territoire pakistanais. Son homologue de la Défense, le ministre Rajnath Singh, s’est également manifesté auprès de son pair américain, le secrétaire à la Défense Lloyd Austin, pour dire tout le bien qu’il pensait de cette initiative.

« Actions illégales et unilatérales »

Vendredi 23 septembre, dans un registre infiniment moins policé que celui employé trois jours plus tard par son ministre des Affaires étrangères, depuis la tribune de l’Assemblée générale annuelle de l’ONU, le Premier ministre pakistanais Shehbaz Sharif réserve une partie substantielle de son intervention devant le parterre de diplomates et de médias à faire reproche à l’Inde de tout ou partie des tourments du Pakistan. Une démarche contribuant plus sûrement à tendre plus encore des rapports bilatéraux quasi à l’arrêt (depuis 2019) qu’à engager une esquisse de « détente » entre ces deux poids lourds d’Asie du Sud. « Pour l’heure, la priorité du Pakistan est d’assurer une croissance économique rapide et de sortir des millions de personnes de la misère et de la faim. Pour cela, le pays a besoin d’un environnement extérieur stable, en paix avec ses voisins, dont l’Inde. La paix demeure toutefois subordonnée à une solution juste et durable au conflit au Jammu-et-Cachemire. »
*The Hindu, 24 septembre 2022.
Shehbaz Sharif, celui qui le 11 avril 2022 dernier succéda dans la précipitation et la tension à Imran Khan au poste de Premier ministre du Pakistan, n’en est pas resté là dans ses diatribes adressées à l’Inde. « Les actions illégales et unilatérales de l’Inde du 5 août 2019 visant à modifier le statut du Jammu-et-Cachemire et à altérer sa composition démographique ont miné les perspectives de paix et attisé les tensions régionales », a-t-il renchéri, évoquant dans la foulée une « répression implacable » menée depuis lors localement par les forces de sécurité indiennes. Un peu plus loin dans son discours, il se saisit de la thématique de la « discrimination à l’égard de la communauté musulmane, en Inde notamment », pour revenir à la charge contre New Delhi. Avant d’ajouter, dans une veine insistante : « Dans le cadre d’une démarche colonial classique, l’Inde cherche à transformer le Jammu-et-Cachemire, à majorité musulmane, en un territoire hindou par le biais de changements démographiques illégaux », accusant l’Inde de « s’emparer des terres des Cachemiris, de faire du charcutage électoral et d’enregistrer de faux électeurs »*.
Présent dans l’enceinte onusienne lors de ces violentes saillies du chef de gouvernement, un membre de la délégation diplomatique indienne réagit sans tarder à ces mauvaises manières : « Un pays qui prétend rechercher la paix avec ses voisins ne parrainerait jamais le terrorisme transfrontalier et n’abriterait pas les planificateurs de l’horrible attentat terroriste de Bombay, dont il ne révélerait l’existence que sous la pression de la communauté internationale. Un tel pays ne formulerait pas de revendications territoriales injustifiées et insoutenables à l’encontre de ses voisins.”

Prétexte de la lutte anti-terrioriste

Comme souvent au Pakistan – officiellement une République fédérale et démocratique -, lors des graves crises internes, comme celle due d’aujourd’hui aux inondations catastrophiques et à la déshérence de l’économie nationale, le pouvoir civil se sent « obligé » de durcir le ton contre le voisin indien. New Delhi est accusé depuis l’indépendance en 1947 de d’en vouloir sans relâche au peuple pakistanais. L’objectif du pouvoir à Islamabad : unir la population derrière ses autorités et complaire à la très influente caste des généraux, faiseuse de rois et de Premiers ministres. Cette obsession constante de l’Inde combinée à une action si faible du gouvernement pour améliorer la situation nationale et le sort de ses 226 millions d’administrés, n’en finissent plus de saper les fondations de cette fragile république islamique et de compromettre son avenir.
*Un peu plus tôt dans le mois, la Chine a opposé son véto à une proposition présentée aux Nations Unies par les États-Unis et soutenue par l’Inde visant à désigner un terroriste du Lashkar-e-Taiba pakistanais (LeT), Sajid Mir, recherché pour son implication dans les attentats du 26 novembre 2008 à Mumbai (anciennement Bombay), comme « terroriste mondial » (global terrorist). **Voir la liste des « Designated Foreign Terrorist Organizations » du Département d’État, où figurent entre autres le Tehrik-e Taliban Pakistan (TTP, les talibans pakistanais), le Lashkar i Jhangvi (LJ), le Lashkar-e Tayyiba (LeT) ou encore le Jaish-e-Mohammed (JEM).
Par ailleurs, comment ne pas s’interroger ici sur le bénéfice pour l’Amérique de ranimer son assistance financière à destination de l’armée pakistanaise ? Il faudrait en effet expliquer aux contribuables américains le paradoxe suivant : sous le prétexte de la lutte anti-terroriste, leur gouvernement finance avec leur argent l’entretien et la modernisation d’une flotte de chasseurs – certes produits en Amérique par une entreprise nationale, Lockheed Martin – mais qui est celle d’un pays ami qui abrite une liste longue comme le bras d’entités terroristes pakistanaises considérées comme telles par l’ONU*… et par les autorités américaines elles-mêmes !
Du reste, par cette décision que l’on peine à comprendre*, quel signal Washington adresse-t-il ainsi aux généraux omnipotents de l’armée du Pakistan ainsi qu’à ses puissants services de renseignement ? N’est-ce pas leur donner de facto un blanc seing pour poursuivre à leur guise – sur le volatile théâtre cachemiri pour commencer, puis en Afghanistan – leur sempiternel agenda indo-centré ?
Par Olivier Guillard

À lire

Olivier Guillard, A dangerous Abyss called Pakistan, L’Harmattan, Paris, septembre 2022.

Amazon
(Source : Amazon)

Soutenez-nous !

Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.

Faire un don
A propos de l'auteur
Spécialiste de l'Asie, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal), chercheur associé à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée, le Dr Olivier Guillard est notamment l'auteur du livre "Que faire avec la Corée ? Subir, honnir ou punir ? » (NUVIS, 2019) et co-auteur de "Géopolitique du XXIe siècle" (chapitre Afghanistan, Ellipses, Paris, 2024). Entre autres régions d’Asie, il a abondamment voyagé en Inde, en Corée du sud, en Afghanistan, en Birmanie, au Sri Lanka, au Pakistan, en Chine, en Thaïlande, en Indonésie, au Népal, au Cambodge ou encore au Bangladesh. Titulaire d’un Doctorat en droit international public de l’Université de Paris XI, il est aussi directeur de l’information de la société Crisis24 (GARDAWORLD), un cabinet de conseil et d’ingénierie spécialisé dans l’analyse et la gestion des risques internationaux.