Politique
Tribune

Afghanistan-Pakistan : la convergence silencieuse de la mafia et du terrorisme islamiste

Le ministre de l'Intérieur des talibans afghans Sirajuddin Haqqani (au centre) et le vice-Premier ministre Abdul Salam Hanafi (à gauche) lors d'une cérémonie de remise de diplôme à l'académie de police de Kaboul, le 5 mars 2022. (Source : Dawn)
Le ministre de l'Intérieur des talibans afghans Sirajuddin Haqqani (au centre) et le vice-Premier ministre Abdul Salam Hanafi (à gauche) lors d'une cérémonie de remise de diplôme à l'académie de police de Kaboul, le 5 mars 2022. (Source : Dawn)
De Kaboul à Islamabad est apparue une coentreprise peu recommandable combinant trafiquants d’armes et de stupéfiants, groupes d’insurgés, entités islamistes et syndicats du crime organisé. Une créature à plusieurs têtes matérialisant le lien pérenne entre le monde du crime et la nébuleuse terroriste radicale, qu’incarne aujourd’hui parfaitement le sinistre réseau Haqqani dont l’un de ses représentants est aujourd’hui ministre des talibans. Sa proximité avec les services de renseignements pakistanais n’est plus à établir.
*Dans son format .pdf téléchargeable. ** »Narco-Insécurité, Inc. La convergence du monde souterrain des stupéfiants et des extrémistes en Afghanistan et au Pakistan et sa prolifération mondiale ». ***Analyste et chercheur, diplômé de la London School of Economics et de la California State University, spécialiste de la sécurité internationale, de la lutte contre l’extrémisme, entre autres.
Comme souvent avec pareille publication institutionnelle, la sortie au printemps d’un riche document de 190 pages est injustement demeurée sous le radar, « privatisé » par quelques spécialistes du sujet, à des lieues des yeux du grand public, nonobstant son accès gratuit*. Le 22 mai dernier, le Defence Education Enhancement Programme (DEEP) de l’OTAN mettait en ligne sur son site Internet l’ouvrage Narco-Insecurity, Inc. The Convergence of the Narcotics Underworld and Extremists in Afghanistan and Pakistan and Its Global Proliferation**, écrit par David R. Winston***.
*Paru en 1996, sur les liaisons dangereuses entre l’ISI (services de renseignement pakistanais) et les moudjahidines afghans à travers le trafic de drogue. **Paru en 2018, sur la corruption et la criminalité de l’ISI, ses relations avec le réseau Haqqani (entité islamo-terroriste et mafieuse afghane). ***Paru en 2009, sur l’évolution des méthodes de financement et de blanchiment des organisations terroristes. ****Sur l’activité financière du réseau Haqqani et ses diverses sources de revenus. *****Profitant d’un appui matériel de l’OTAN, sans pour autant que cette dernière ne revendique la paternité du contenu.
Voilà un rapport qui s’inscrit dans la lignée d’ouvrages portant à la connaissance des lecteurs curieux des thématiques peu ou prou abordées par les médias occidentaux – on pense ici notamment à Pak-Afghan Drug Trade in Historical Perspective*, d’Ikramul Haq ; au Directorate S: The C.I.A. and America’s Secret Wars in Afghanistan and Pakistan, 2001-2016, de Steven Coll** ; au Terror Incorporated: Tracing the Dollars behind the Terror Networks de Loretta Napoleoni***, ou encore à l’excellent rapport Haqqani Network Financing: The Evolution of an Industry de Gretchen Peters**** (Combating Terrorism Center). Ce travail académique***** particulièrement fouillé traite d’une foultitude de questions contemporaines sensibles – et ô combien à charge pour certains acteurs concernés, à commencer par la République islamique du Pakistan.

Réseau résilient

Entre autres apports, cette publication printanière aborde de façon très directe l’inquiétante collusion des intérêts, les convergences multiples, associant depuis des années sinon des décennies une foule d’acteurs afghans et pakistanais, institutionnels ou terroristes, de la galaxie radicale au monde politique, du monde criminel transnational et des trafiquants de drogues, en s’appuyant sur celui des affaires ou des services secrets de l’État. Et l’on en apprend surtout énormément, d’un chapitre à l’autre, d’un paragraphe à son suivant.
*David R. Winston, page 7.
Alors que l’Afghanistan est de retour depuis l’été 2021 dans le giron des talibans afghans et que flotte depuis lors à Kaboul l’étendard (toujours non reconnu par la communauté internationale) de l’Émirat islamique – dans sa version 2.0 -, dans un environnement apuré désormais de toute présence internationale – OTAN ou États-Unis -, l’auteur décrit la croissance de la très lucrative industrie de la drogue afghane et, mécaniquement, selon une symbiose inquiétante, les liens désormais fort étroits unissant les divers acteurs du trafic de drogue et ceux impliqués dans le terrorisme et la violence radicale, au Pakistan notamment. Et l’auteur de préciser que l’argent de la drogue finance de nos jours de plus en plus les organisations extrémistes, radicales et terroristes, pour leurs desseins les plus sombres notamment, attentats ou assassinats. Et ce, pour un bénéfice mutuel préoccupant : les organisations impliquées dans le trafic de drogue tirent par exemple profit de l’activité des groupes extrémistes et terroristes, poussant les deux « industries » à se rapprocher, puis à collaborer pour in fine former un réseau résilient*. Une hybridation permettant en autres méfaits de pouvoir financer des actions terroristes par le biais des syndicats du crime… Et de brouiller les cartes et les responsabilités des uns et des autres.
*Au mains de l’armée, à l’écart de tout regard civil, l’ISI, Inter-Services Intelligence, est la plus influente des trois branches des services de renseignements du Pakistan. En théorie, son action est prioritairement orientée vers les opérations extérieures. **David R. Winston, page 8.
Au fil de la lecture de cette littérature riche et confondante, le lecteur ayant quelque appétence pour les intrigues politico-sécuritaires, le fonctionnement – chaotique, inutile de le préciser – des sociétés afghane et pakistanaise, les déviances radicales, le double-jeu des autorités, trouvera de quoi satisfaire sa curiosité. Probablement jusqu’à l’indigestion : par exemple, dans le chapitre 2, l’auteur rappelle combien l’arrivée au pouvoir des talibans afghans en 1996, le développement de la production d’opium à pavot et du trafic de drogue – après un bien courte interdiction de production -, doivent tous deux au Pakistan et notamment à l’ISI, ses services de renseignements qui auraient aurait ainsi « lancé plusieurs opérations secrètes avec des groupes djihadistes sympathisants dépendant fortement du trafic de stupéfiants pour financer leurs activités ».

Investissements dans l’immobilier

*India Today, 23 août 2020.
Un modus operandi douteux, dangereux, favorisant l’apparition d’une coentreprise peu recommandable combinant trafiquants d’armes et de stupéfiants, groupes d’insurgés, entités islamistes et syndicats du crime organisé : une créature à plusieurs têtes matérialisant le lien pérenne entre le monde du crime et la nébuleuse terroriste radicale, qu’incarne aujourd’hui parfaitement le sinistre réseau Haqqani, dont la proximité des services de renseignements pakistanais n’est plus à établir ; ou encore la non moins obscure D-Company du parrain de la drogue et terroriste Dawood Ibrahim. Ce dernier figure depuis une vingtaine d’années sur la liste des terroristes globaux, notamment pour son implication dans les attentats de Bombay de 1993. Il serait présent sur le territoire pakistanais en dépit des dénégations d’Islamabad*. L’auteur rappelle à cette occasion les interactions de la D-Company avec diverses autres entités de la nébuleuse terroriste islamique, dont Al-Qaïda, la Lashkar-e-Taiba (« armée des pieux »), et autres structures radicales violentes comme le Front islamique du Jammu-et-Cachemire indien.
*David R. Winston, pp.82-83.
Dans le chapitre 4, le lecteur découvrira également la multitude de méthodes innovantes utilisées par les organisations terroristes pour blanchir leurs revenus illicites. Elles s’emploient notamment à se « préserver » des revers de fortune et autres pertes économiques. Pour ce faire, à l’image des organisations mafieuses classiques, les entités terroristes investissent dans des entreprises licites œuvrant dans l’immobilier, le transport maritime ou le BTP afin de « protéger » leurs actifs, en « bons » gestionnaires de patrimoine, pourrait-on dire. L’auteur confirme au passage l’appétence particulière pour les biens immobiliers de ces acteurs hybrides disposant de ressources importantes à blanchir, issues notamment de la drogue, mais également pour les investissements en bourse, en particulier sur la place financière de Karachi, très prisée dit-on par ces derniers*.
*Quartier général des forces armées pakistanaises. **Depuis son quartier général parisien, cet organisme intergouvernemental peu connu du grand public créé en 1989 est notamment investi dans l’élaboration des normes et la promotion de mesures législatives, réglementaires et opérationnelles « en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux, le financement du terrorisme et les autres menaces liées pour l’intégrité du système financier international ». *** »Pakistan to stay on FATF watchdog’s ‘gray list, Al Jazeera, 17 juin 2022.
Comme on peut l’imaginer sans peine, ce document éclairant et pédagogique ne devrait pas recevoir cet été un accueil très chaleureux du côté de Kaboul, d’Islamabad ou de Rawalpindi*. En revanche, il devrait possiblement être un peu plus en vue du côté du XVIème arrondissement de Paris, et notamment du siège du Groupe d’Action Financière (GAFI**), une institution penchée de longue date sur la situation pour le moins équivoque*** du « pays des purs » sur le sujet.
Par Olivier Guillard

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A propos de l'auteur
Spécialiste de l'Asie, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal), chercheur associé à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée, le Dr Olivier Guillard est notamment l'auteur du livre "Que faire avec la Corée ? Subir, honnir ou punir ? » (NUVIS, 2019) et co-auteur de "Géopolitique du XXIe siècle" (chapitre Afghanistan, Ellipses, Paris, 2024). Entre autres régions d’Asie, il a abondamment voyagé en Inde, en Corée du sud, en Afghanistan, en Birmanie, au Sri Lanka, au Pakistan, en Chine, en Thaïlande, en Indonésie, au Népal, au Cambodge ou encore au Bangladesh. Titulaire d’un Doctorat en droit international public de l’Université de Paris XI, il est aussi directeur de l’information de la société Crisis24 (GARDAWORLD), un cabinet de conseil et d’ingénierie spécialisé dans l’analyse et la gestion des risques internationaux.