Politique
Tribune

Pakistan : il y a 20 ans, l’attentat de Karachi endeuillait la France

Des agents de sécurité pakistanais examinent la carcasse du bus détruit par un attentat-suicide alors qu'il transportait notamment une douzaine de Français, devant l'hôtel Sheraton à Karachi le 8 mai 2022. (Source : Humanite)
Des agents de sécurité pakistanais examinent la carcasse du bus détruit par un attentat-suicide alors qu'il transportait notamment une douzaine de Français, devant l'hôtel Sheraton à Karachi le 8 mai 2022. (Source : Humanite)
Souvenir, douleur et amertume. Le 8 mai dernier à Cherbourg, une cérémonie a rendu hommage aux 11 employés de la Direction des constructions navales (DCN), aujourd’hui appelé Naval Group, le leader européen de ce secteur de la défense, riche de près de 16 000 salariés. Vingt ans plus tôt jour pour jour, ces employés avaient péri dans un attentat à Karachi, la cité portuaire et premier centre urbain du Pakistan.
En cette matinée du 8 mai 2002, selon une routine quotidienne rodée, un bus de la marine pakistanaise se gare devant l’hôtel Sheraton pour prendre à son bord des salariés de la DCN. Il doit mener les ingénieurs, techniciens supérieurs et ouvriers du groupe sur le chantier où leur expertise est requise pour mener à bien la construction de sous-marins français Agosta vendus en 1994 au Pakistan, par ailleurs client de longue date de l’industrie de défense tricolore. Au moment où les Français montent à bord du véhicule, une violente explosion survient, éventre le bus, prend brutalement la vie d’une quinzaine de personnes et en blesse une douzaine. D’emblée, la dimension terroriste de cette tragédie est manifeste. Si initialement l’hypothèse d’un attentat d’origine islamiste est privilégiée par les autorités pakistanaises, la « possibilité d’un geste en représailles contre la France s’impose » peu à peu**. Lors de son arrivée à l’Élysée en 1995, Jacques Chirac avait refusé le paiement de commissions promises sur les contrats d’armements. Un choix politique fort, peut-être à l’origine de l’ire de certains acteurs pakistanais affectés par cet initiative et mécontents.
*Y a pris part l’ex-Premier ministre Bernard Cazeneuve (par ailleurs ancien député-maire de Cherbourg), rapporteur d’une mission d’information parlementaire sur cet effroyable attentat. Le président Emmanuel Macron a quant à lui adressé un message de soutien aux victimes et aux familles. **Jugés en 2021 par la Cour de justice de la République, l’ex-Premier ministre Édouard Balladur a été relaxé et l’ancien ministre des Armées François Léotard condamné. ***Le Journal du Dimanche, 7 mai 2022. ****Le Monde, 20 avril 2002.
Alors qu’aucun représentant du gouvernement français en exercice n’assistait à la cérémonie d’hommage aux victimes*, leur famille sont toujours dans le flou, vingt ans après le drame. Si les volets financier et judiciaire** de cette sombre affaire ne nous retiendront pas outre mesure dans ces quelques paragraphes, la dimension terroriste de la tragique disparition de nos onze compatriotes nous retiendra davantage. « Depuis plusieurs années, il ne se passe plus rien sur cette partie-là »***, déplorent à juste titre les parties civiles. Ainsi que le relève avec justesse et résignation un survivant de cette tragédie, « vingt ans plus tard, il devient difficile d’imaginer que l’on saura un jour qui étaient les commanditaires et les exécutants de cet attentat ayant fait onze morts, douze blessés graves et vingt-sept orphelins »****.

Une relation France–Pakistan toujours sinistrée

*L’hypothèse d’une possible implication, à un niveau ou un autre, des services secrets pakistanais (ISI) dans ce drame a été évoquée à de nombreuses reprises par une kyrielle d’experts français et étrangers. **Suite notamment à la republication à l’automne 2020 des caricatures du prophète Mahomet par Charlie Hebdo. ***Les Échos, 20 avril 2021. ****La ministre des Droits de l’homme Shireen Mazari avait notamment déclaré : « Macron fait aux Musulmans ce que les Nazis infligeaient aux Juifs » (Le Figaro, 21 novembre 2020).
Cette situation entre ombres, suppositions et non-dits pesants* constitue un lest considérable, sinon une hypothèque, dans les rapports entre Paris et Islamabad. Mais les choses ont empiré encore ces dernières années. Voilà un an, au printemps 2021, le gouvernement pakistanais se préparait à proposer au Parlement de voter l’expulsion de l’ambassadeur de France, à la demande d’une formation politico-religieuse radicale, le Tehrik-i-Labaik Pakistan (TLP) particulièrement hostile à Paris, à ses représentants démocratiquement élus, Emmanuel Macron en tête et sa conception éclairée de la liberté d’expression et du droit à la caricature**. Un parti radical pourtant officiellement condamné par les autorités pakistanaises pour apologie du terrorisme***. Dans cette République islamique au 229 millions d’habitants, les manifestations populaires enflammées d’hostilité aux intérêts français se succédaient les unes aux autres à Islamabad, Lahore, Karachi. Les déclarations outrancières et fort déplacées du Premier ministre d’alors, Imran Khan, et de certains de ses ministres**** saturaient l’espace médiatique pakistanais. Par précaution autant que bon sens, l’Élysée demandait alors à ses ressortissants et entreprises présentes sur place de quitter temporairement mais toutes affaires cessantes ce pays d’Asie méridionale soudain des plus inhospitaliers à notre endroit. Fait rarissime dans l’histoire diplomatique moderne de l’Hexagone, le Quai d’Orsay rapatriait une quinzaine de ses diplomates en poste au « pays des purs ».
Un semestre plus tard, à l’automne 2021, Le Monde prédisait dans son édition du 3 novembre : « Les relations diplomatiques franco-pakistanaises ne risquent pas de s’améliorer dans l’immédiat. » Quatre jours plus tard, le TLP, cheville ouvrière centrale de la mobilisation anti-française et de la contestation populaire violente faisait effectivement ployer le gouvernement Khan qui autorisait sa réhabilitation administrative et politique en échange du terme de ses manifestations de rue enfiévrées.
Depuis cet épisode de tension optimale, un léger mieux bilatéral prévaut au printemps 2022. Le départ précipité du pouvoir du d’Imran Khan courant avril et avec lui la disparition mécanique des salves anti-françaises d’une rare violence, son remplacement le 11 avril par le plus modéré vétéran du clan Sharif, Muhammad Shehbaz Sharif (parti de la PML-N), frère ainé de l’ancien chef du gouvernement Nawaz Sharif, ont contribué à apaiser quelque peu les rapports entre Paris et Islamabad – mais probablement pas à faire disparaître les sentiments hostiles à la France des islamistes du TLP.
Dans un tweet du 25 avril, le 23e Premier ministre du Pakistan adressait des mots aimables au président français , dans la foulée de sa réélection : « Félicitations au président Emmanuel Macron pour sa réélection à la présidence de la République française. Je me réjouis de travailler ensemble à la construction d’une relation Pakistan-France plus forte et multiforme. » Tout un programme. Mais comme de coutume, il peut y avoir fort loin de la coupe aux lèvres. D’autant plus que le partenariat stratégique France–Inde, consolidé plus avant ces dernières semaines par la venue à Paris du Premier ministre indien Narendra Modi – le premier chef d’État étranger reçu à l’Élysée par le président français après sa réélection – présente pour Paris, la France et l’Europe des garanties, des perspectives autrement plus rassurantes et prometteuses.
Une scène intérieure aux prises avec ses démons traditionnels[/asl-article-intertitre]
Par ailleurs, l’actualité des derniers jours au Pakistan, pétrie de soubresauts, d’incidents, et de signaux prêtant peu à l’optimisme – moins encore à la stabilité intérieure -, ralentira d’autant les éventuelles velléités d’un improbable printemps franco-pakistanais. Le 25 mai, la police pakistanaise a du s’employer, avec la manière forte, à grand renfort de charges matraque en mains et de tirs de gaz lacrymogène, pour disperser les partisans d’Imran Khan et les empêcher de gagner la capitale. L’ancien chef de gouvernement bouté hors du pouvoir il y a quelques semaines à peine, privé du soutien des généraux, avait convié ses fidèles à marcher sur Islamabad et à y demeurer jusqu’à ce que le gouvernement actuel démissionne et annonce la date du prochain scrutin législatif national. En prévision de cette énième mobilisation anti-gouvernementale susceptible de prendre un tour violent, les autorités avaient depuis la veille bouclé les principaux accès à la capitale et déployé en abondance forces de l’ordre et contingents anti-émeutes.
*Revendiqué par l’Armée révolutionnaire du Sindhudesh (SRA), qui milite pour l’indépendance de la province du Sindh, l’attentat du 12 mai ciblait les forces de l’ordre. L’attentat-suicide perpétré le 24 avril sur le campus de l’université de Karachi a fait quatre morts (dont trois enseignants chinois travaillant pour l’institut Confucius). Un acte terroriste revendiqué par l’Armée de libération du Baloutchistan, une entité violente réclamant « l’indépendance » du Baloutchistan.
De toute évidence, sans même évoquer ici le contexte sécuritaire intérieur toujours sinistré – notamment à cause des attentats du 12 mai et du 24 avril à Karachi* -, le retour à une scène domestique politique peu ou prou normalisée ne semble visiblement pas à l’ordre du jour à court ou moyen terme.
Par Olivier Guillard

Soutenez-nous !

Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.

Faire un don
A propos de l'auteur
Spécialiste de l'Asie, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal), chercheur associé à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée, le Dr Olivier Guillard est notamment l'auteur du livre "Que faire avec la Corée ? Subir, honnir ou punir ? » (NUVIS, 2019) et co-auteur de "Géopolitique du XXIe siècle" (chapitre Afghanistan, Ellipses, Paris, 2024). Entre autres régions d’Asie, il a abondamment voyagé en Inde, en Corée du sud, en Afghanistan, en Birmanie, au Sri Lanka, au Pakistan, en Chine, en Thaïlande, en Indonésie, au Népal, au Cambodge ou encore au Bangladesh. Titulaire d’un Doctorat en droit international public de l’Université de Paris XI, il est aussi directeur de l’information de la société Crisis24 (GARDAWORLD), un cabinet de conseil et d’ingénierie spécialisé dans l’analyse et la gestion des risques internationaux.