Politique
Analyse

Le Pakistan dans l'incertitude après la chute d’Imran Khan et le retour du clan Sharif

Le nouveau Premier ministre pakistanais Shehbaz Sharif et son prédécesseur Imran Khan, tombé à l'issue d'un vote de défiance le 10 avril 2022. (Source : Times of News)
Le nouveau Premier ministre pakistanais Shehbaz Sharif et son prédécesseur Imran Khan, tombé à l'issue d'un vote de défiance le 10 avril 2022. (Source : Times of News)
Lâché par l’armée et en butte à une coalition hétéroclite de partis contre lui, Imran Khan a fini par chuter. L’ancienne gloire nationale du cricket est tombée au bout d’une ultime motion de censure le 10 avril dernier. Quel fut le rôle de l’armée dans cette disgrâce inédite au Pakistan ? Le pays peut-il sortir de l’incertitude politique ?
*En français dans le texte, selon les mots employés le 13 avril dans le quotidien pakistanais Dawn par un commentateur politique en vue.
Et « l’enfant terrible »* de la turbulente vie politique pakistanaise accepta enfin de quitter le pouvoir. Moins par souci de faire passer une stabilité intérieure déjà toute relative et les intérêts de la nation devant les siens que par défaut de soutien décisif.
Dans la nuit du 9 au 10 avril dernier, à l’issue du vote mouvementé, dans sa préparation comme dans sa mise en œuvre, d’une motion de censure déposée par l’opposition mettant un terme au gouvernement du Premier ministre Imran Khan, le 22e chef de gouvernement pakistanais a finalement dû – bien malgré lui – se résoudre à abandonner ses fonctions. Jusqu’au bout, il cria au complot ourdi depuis l’étranger – comprenez : depuis les États-Unis -, responsable selon lui de cette injuste disgrâce.
Lundi 11 avril, alors que l’Assemblée nationale se réunissait à Islamabad pour désigner le successeur d’Imran Khan, ce dernier appelait l’ensemble des parlementaires de son parti, le Pakistan Tehreek-i-Insaf (PTI ou mouvement du Pakistan pour la justice) à quitter l’hémicycle, leurs fonctions et à boycotter le scrutin. Lequel porta sans surprise au pouvoir Shehbaz Sharif, le président de la Pakistan Muslim League – N (PML-N). Cette personnalité moins haute en couleurs que son volcanique et populiste prédécesseur est peu connue en dehors du pays, mais elle est familière de longue date des 236 millions de Pakistanais.

Crépuscule et départ sans gloire

S’achève ainsi, sans violence politique ni chaos, une longue semaine de manœuvres et d’agissements en tous genres de l’équipe Khan, pas toujours en phase, au bas mot, avec les dispositions de la Constitution. Jusqu’au bout, cette fin de mandat plus précipitée que surprenante s’est déroulée dans le refus de la défaite. Samedi et dimanche, d’Islamabad à Karachi en passant par Lahore, les sympathisants du PTI du désormais ex-Premier ministre Khan s’étaient mobilisés en nombre dans les rues pour défendre leur champion déchu, relayer collectivement son courroux, reprendre à leur compte sa théorie du complot – qu’aucun élément tangible n’est par ailleurs venu corroborer.
*En remportant avec brio la coupe du monde de 1992.
Arrivés au pouvoir par la grâce d’un scrutin parlementaire favorable à l’été 2018, Imran Khan et son agenda populiste, ses velléités de lutte contre la corruption et la définition d’un Pakistan nouveau, quittent la gestion des affaires nationales sans gloire, affublés notamment de la peu flatteuse distinction d’être le tout premier chef de gouvernement de l’histoire nationale à être démis de ses fonctions par une motion de censure, dans un pays plus familier des départs du pouvoir mis en œuvre directement par l’armée et ses divers coups d’État. Pour nombre d’observateurs, l’ancien capitaine de l’équipe nationale de cricket auréolé de succès trente ans plus tôt* serait par ailleurs le premier responsable politique civil à avoir refusé de quitter ses fonctions tout en sachant qu’il n’avait plus une majorité parlementaire pour soutenir son action, et à bafouer en toute conscience la Constitution pour un profit personnel.
*Aujourd’hui âgé de 72 ans, Nawaz Sharif fut d’abord Premier ministre de juillet 1990 à novembre 1993, une seconde fois de février 1997 à octobre 1999, enfin, une dernière fois de juin 2013 à juillet 2017.
Lui succède donc Shehbaz Sharif, 70 ans, frère cadet de l’ancien Premier ministre Nawaz Sharif – aux trois mandats* écourtés par l’armée -, en exil à Londre. Ancien ministre en chef de la prospère province du Punjab et leader de l’opposition depuis l’été 2018, Shehbaz Sharif est notamment connu de ses administrés et des observateurs pour ses capacités de gestion et sa connaissance du milieu des affaires, ses relations relativement courtoises avec la très opérante institution militaire, condition de tous temps sine qua non au Pakistan pour accéder au pouvoir, et surtout s’y maintenir.

Esquisse de programme et priorités

Dans la foulée immédiate de son intronisation, le 23e chef du gouvernement pakistanais a esquissé les grands traits de son programme, réservant ses priorités aux domaines sinistrés que sont actuellement l’économie nationale et la politique étrangère. Entre autres mesures populistes immédiates, on notera notamment la revalorisation à compter du 1er avril du salaire minimum et des retraites, la mise sur le marché de farine à un tarif subventionné ou encore la fourniture d’ordinateurs aux étudiants des provinces défavorisées. Le nouveau Premier ministre entend également faire du Pakistan le « paradis des investissements ».
Au niveau extérieur, dans un registre sinistré en peu de temps par les postures erratiques, agressives et volontiers démagogiques d’Imran Khan, Shebaz Sharif entend notamment « renforcer les liens avec la Chine, l’Arabie Saoudite, les Émirats arabes unis, le Royaume-Uni et l’Iran », tandis que l’établissement de « bons rapports » avec l’Inde voisine passerait préalablement par une résolution équitable et juste du contentieux sur le Cachemire.
Fortement dégradée ces quatre dernières années sous les coups de boutoirs verbaux répétés, les accusations diverses et autres saillies sans mesure d’Imran Khan, la relation avec les États-Unis selon Shebaz Sharif devra être revue « sur une base d’égalité ». Au sujet de Kaboul, le nouveau chef du gouvernement pakistanais l’assure : « Nous voulons la paix en Afghanistan », ajoutant pour se faire entendre sur cette thématique sensible – et complaire à l’influente institution militaire : « Nous devons élever notre voix au sujet de l’Afghanistan ». Mais encore ?
*Dont le coût lui aussi pharaonique – en dizaines de milliards de dollars – interpelle les observateurs, notamment eu égard au financement par des prêts chinois et au possible risque de piège de la dette.
Bien entendu, Shebaz Sharif s’est sans tarder empressé de rassurer l’allié stratégique chinois sur les intentions de la nouvelle administration pakistanaise, considérant que le gouvernement précédent avait œuvré à affaiblir l’amitié sino-pakistanaise. « Mais cette amitié est éternelle et […] je vous garantis que nous allons progresser sur le chantier du China-Pakistan Economic Corridor (CPEC) », promet l’ancien Chief Minister du Punjab, évoquant ici pour le plus grand plaisir de Pékin l’ambitieux projet conjoint* de développement industriel, infrastructurel, énergétique sur le territoire pakistanais dans le cadre des « Nouvelles routes de la soie ».

Et maintenant ?

Le départ inéluctable d’Imran Khan et la nomination d’un successeur plus consensuel dans le pays et au-delà marquent-ils le retour de la stabilité dans ce pays d’Asie méridionale à la fébrilité politique proverbiale ? Ce serait aller bien vite en besogne. Exceptionnellement unies dans leur projet de bouter Imran Khan et son administration hors des affaires civiles, l’opposition et ses principales formations (PML-N, PPP, partis politico-religieux) demeureront-elles encore longtemps dans cette très inhabituelle osmose politique ? La Commission électorale du Pakistan annonce son incapacité à organiser le prochain scrutin législatif national avant octobre. Ce qui laisse amplement le temps à cette alliance de circonstance – sinon contre-nature – de se désunir à mesure que le rendez-électoral approchera.
Shebaz Sharif et les omnipotents généraux pakistanais trouveront-ils un modus operandi viable, là où son frère ainé Nawaz échoua à plusieurs reprises ces dernières décennies ?
La chute printanière d’Imran Khan, arrivé aux affaires en 2018 notamment grâce à l’armée, rappelle combien le soutien des généraux demeure cardinal pour tout projet politique viable au Pakistan. Le fait que ce dernier se soit d’une manière trop hardie heurté ces derniers mois aux omnipotents militaiers a nul doute précipité son destin politique vers la sortie de route.
*Inter-services Intelligence, les opaques, influents, indépendants du pouvoir civil autant que redoutés services de renseignements pakistanais, sur lesquels seuls le chef des armées a droit de regard et autorité ultime.
Précisons que la genèse de l’épisode politique tourmenté de ces derniers jours est en grande partie due aux problèmes croissants d’Imran Khan avec le général Bajwa, le chef des armées et de facto homme le plus puissant du pays. De fait, l’ancienne icône du cricket serait possiblement demeuré dans ses fonctions de Premier ministre jusqu’au terme de son mandat quinquennal (été 2023) s’il ne s’était pas opposé l’automne dernier au général, en refusant notamment de valider le transfert de l’ancien chef de l’ISI*, le lieutenant-général Faiz Hameed, au poste de commandant de corps de Peshawar. Une décision que souhaitait le chef des armées. Le Premier ministre, dans un accès de confiance ou de défiance, souhaitait pour sa part que le lieutenant-général demeure à la tête des services de renseignement. Or Faiz Hameed n’entretenait pas les meilleurs rapports du monde avec son supérieur Bajwa, et n’ambitionnait a priori rien d’autre que d’être nommé à la tête des armées pakistanaises.
Dans les rangs des hommes en uniforme comme des responsables politiques, destins contrariés et ambitions malheureuses auront donc fait une fois encore ces dernières semaines leur lot de victimes. Il est à redouter que cette trame familière autant que fébrile ne se poursuive un certain temps.

La constante du chaos terroriste

*Avant leur retour au pouvoir à Kaboul l’été dernier.
Le chaos politique des deux dernières semaines n’a semble-t-il eu ni incidence sur le terrain de la violence terroriste, ni sur les ardeurs meurtrières des islamistes talibans du TTP, ces derniers poursuivant comme si de rien était leur agenda du chaos et de la terreur, en multipliant attaques et attentats. Pour rappel, courant mars – ainsi que le faisaient en leur temps les talibans afghans* -, le TTP annonçait le début de son offensive printanière annuelle (Al-Badr) contre les forces de sécurité pakistanaise. Lundi 11 avril, dans un district du sud de la Khyber Pakhtunkhwa, des talibans attaquèrent – en employant notamment un RPG anti-char – les forces de police locales, faisant cinq morts. Le lendemain, c’était dans le volatile Sud-Waziristan (Barmal Tehsil) que le TTP lançait une attaque contre un poste militaire, au prix de plusieurs victimes et blessés là encore.
De toute évidence, si une éphémère trêve politique printanière pourrait à présent se dessiner ces prochaines semaines, il y a fort à parier que cette dernière sera dans l’impossibilité de s’étendre au champ de la violence terroriste. Au 11 avril, depuis le début de l’année, on dénombre déjà sur le territoire pakistanais pas moins de 99 incidents terroristes ayant fait leur lot de victimes et de blessés.
Par Olivier Guillard

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A propos de l'auteur
Spécialiste de l'Asie, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal), chercheur associé à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée, le Dr Olivier Guillard est notamment l'auteur du livre "Que faire avec la Corée ? Subir, honnir ou punir ? » (NUVIS, 2019) et co-auteur de "Géopolitique du XXIe siècle" (chapitre Afghanistan, Ellipses, Paris, 2024). Entre autres régions d’Asie, il a abondamment voyagé en Inde, en Corée du sud, en Afghanistan, en Birmanie, au Sri Lanka, au Pakistan, en Chine, en Thaïlande, en Indonésie, au Népal, au Cambodge ou encore au Bangladesh. Titulaire d’un Doctorat en droit international public de l’Université de Paris XI, il est aussi directeur de l’information de la société Crisis24 (GARDAWORLD), un cabinet de conseil et d’ingénierie spécialisé dans l’analyse et la gestion des risques internationaux.