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Entre influence et reconnaissance : la Chine dans l’Afghanistan des talibans

Le ministre chinois des Affaires étrangères Wang Yi et le vice-premier ministre afghan talbian Abdul Ghani Baradar à Kaboul, le 24 March 2022. (Source : SCMP)
Le ministre chinois des Affaires étrangères Wang Yi et le vice-premier ministre afghan talbian Abdul Ghani Baradar à Kaboul, le 24 March 2022. (Source : SCMP)
La Chine presse discrètement ses interlocuteurs talibans de veiller à ce que ses intérêts et ses investissements en Afghanistan fassent l’objet d’un soin particulier. Et surtout que le territoire afghan se garde d’accueillir à nouveau tout membre de la minorité musulmane chinoise ouïghoure du Xinjiang, hostile au gouvernement de Pékin. Quoique les autorités chinoises se gardent officiellement d’un tel projet, ce lobbying assumé par Pékin s’apparente de plus en plus à une entreprise réfléchie de reconnaissance internationale progressive de l’Émirat islamique d’Afghanistan.
Noyé au milieu d’une actualité internationale accaparée par l’invasion russe en Ukraine et son intolérable cortège d’exactions et de douleurs, oublié dans l’actualité française au profit des derniers temps de la campagne présidentielle, l’événement n’a pas vraiment fait la une des médias dans le monde – y compris en Chine. Il n’a pas non plus monopolisé outre mesure les sinologues distingués ou les spécialistes de l’éreintant théâtre de crise afghan.
Voilà dix jours, le mercredi 31 mars, la Chine du président Xi Jinping – dont on appréciera par ailleurs le soutien marqué à la Russie de Vladimir Poutine en ces temps belliqueux – accueillait à 4 600 km à vol d’oiseau de Kaboul, dans la ville de Tunxi (province de l’Anhui), la troisième conférence ministérielle des pays voisins de l’Afghanistan. En plus du pays hôte, étaient conviés les ministres des Affaires étrangères de la Russie, de l’Iran, de l’Ouzbékistan, du Pakistan, du Tadjikistan et du Turkménistan. Une nouvelle manifestation de la volonté de Pékin de se positionner de plus en plus concrètement sur la scène afghane – fut-elle depuis l’été dernier aux mains des fondamentalistes talibans, mais libre de toute présence américaine ou otanienne.

Escale à Kaboul

*China Briefing, 30 mars 2022.
Une semaine plus tôt, pour mieux « préparer » sans doute ce rendez-vous collégial, les ministres chinois et russes des Affaires étrangères s’étaient déplacés à Kaboul pour des entretiens avec leur homologue taliban, Khan Muttaqi. Au cœur de réunions séparées, un nœud de préoccupations sécuritaires, politiques mais également économiques*. Le chef de la diplomatie pékinoise a avancé entre autres pistes l’idée d’associer le territoire afghan au China-Pakistan Economic Corridor (CPEC). Cette couteuse noria de projets de développements économiques, industriels, énergétiques et d’infrastructures est financé par la Chine sur le sol pakistanais : il est directement intégré aux « Nouvelles Routes de la Soie », ou Belt and Road Initiative (BRI), le projet pharaonique si cher à Pékin.
Lors de ces deux journées de réunions et d’échanges dédiées officiellement au sort de l’Afghanistan et aux moyens collectifs d’accompagner sa réinsertion dans le concert des nations, les représentants spéciaux de la Chine, de la Russie, du Pakistan mais également des États-Unis avaient rendez-vous pour une session de travail du Troika Plus (ou Extended Troika). On imagine sans peine combien la délégation américaine a du se sentir seule au sein de ce collectif peu sensible aux intérêts de la lointaine Amérique. Dans ce forum ad hoc, le chef de la diplomatie chinoise appela notamment Washington – d’une manière ni subtile ni subliminale – à mettre fin aux diverses sanctions appliquées au régime taliban afghan et à libérer l’accès aux fonds gelés aux États-Unis.
*The Washington Post, 31 mars 2022.
Quoique les autorités chinoises se gardent officiellement d’un tel projet, ce lobbying assumé par Pékin s’apparente de plus en plus à une esquisse, à une entreprise réfléchie de reconnaissance internationale progressive de l’Émirat islamique d’Afghanistan*, pour l’heure boudé par la totalité du concert des nations. Du reste, la capitale chinoise n’avait-elle pas pris les devants en ce sens avant même que le drapeau taliban ne flotte à nouveau sur Kaboul ?
Nul doute qu’en contrepartie de tant de prévenance, les autorités chinoises pressent discrètement leurs interlocuteurs talibans de veiller à ce que les intérêts, les investissements et projets chinois en Afghanistan fassent l’objet d’un soin particulier. Et surtout que le territoire afghan se garde d’accueillir à nouveau tout membre de la minorité musulmane chinoise ouïghoure du Xinjiang, hostile au gouvernement de Pékin et dont certains individus pouvaient jadis s’entraîner, se former à la guérilla et à l’action terroriste en Afghanistan, avant de revenir, armés de leur nouvelle expertise, dans leur patrie d’origine.

Nouvel ordre mondial

À Tunxi, le très mobile et volubile chef de la diplomatie chinoise s’est également fendu de quelques déclarations dépassant – de très loin – le seul contexte afghan. Ainsi, à l’occasion d’une réunion bilatérale avec le ministre pakistanais des Affaires étrangères, Wang Yi déclara notamment : « Nous ne pouvons pas laisser la mentalité de la Guerre froide revenir dans la région asiatique. La Chine entend aller dans la même direction que le Pakistan et les pays voisins, jouer un rôle constructif pour garantir la paix régionale et mondiale et apporter sa contribution à la paix en Asie. » Nul doute qu’à Taipei, Lhassa, New Delhi ou encore dans les capitales des pays riverains de la mer de Chine du Sud, ces propos ont été interprétés avec un certain recul.
Que dire également des déclarations du président chinois Xi Jinping, notamment lorsqu’il assène sans surprise à son auditoire : « Les Afghans aspirent à un Afghanistan pacifique, stable, développé et prospère, qui serve les intérêts communs des pays de la région et de la communauté internationale. La Chine a toujours respecté la souveraineté, l’indépendance et l’intégrité territoriale de l’Afghanistan et s’est engagée à soutenir le développement pacifique et stable de ce pays. » Mais surtout quand il s’abstient de toute remarque ou commentaire sur la gouvernance pour le moins sujette à caution de l’administration talibane du moment, dont le respect des droits de l’homme, la condition féminine et la concorde nationale semblent très éloignés de ses priorités ?
À Tunxi toujours, il était possible d’entendre d’autres tirades confondantes, empruntes d’une rare démagogie, qui plus est lorsque le territoire ukrainien et sa résiliente population subissaient au même moment les pires outrages. « Nous, avec vous [la Chine] et avec nos sympathisants, nous avancerons vers un ordre mondial multipolaire, juste et démocratique », déclara sans sourciller le chef de la diplomatie russe. Passons sur ces prétentions visiblement communes autant que déplacées à Moscou et Pékin concernant ce nébuleux « nouvel ordre mondial multipolaire et démocratique ».
Au bout du compte, la Chine a essentiellement réuni à Tunxi une noria de pays au bilan pour le moins médiocre en matière de respect des droits de l’homme, d’appétence démocratique et de considération pour le droit international. Au printemps 2022, Pékin serait-il plus à son aise dans ses rapports avec la communauté internationale avec de tels régimes pointés du doigt par le concert des nations ?
On peut enfin également s’interroger sur l’absence étonnante de l’Inde dans ces forums régionaux printaniers dédiés à l’Afghanistan. La patrie de Gandhi et de Nehru figure ces dernières décennies parmi les nations de la région ayant consenti les plus lourds investissements – approchant les 3 milliards d’euros – et autres projets d’assistance à la population afghane et à la reconstruction de ce pays tourmenté.
Les rapports pour le moins délicats entre Pékin et New Delhi, particulièrement tendus entre l’inde et le Pakistan – dont il n’est pas nécessaire de développer ici la proximité avec les responsables talibans -, et les liens passés étroits entre les gouvernements démocratiquement élus indien et afghan (sous Hamid Karzai et Ashraf Ghani) expliquent probablement cet oubli. Ce que peine du reste à justifier de manière convaincante la presse chinoise elle-même.
Par Olivier Guillard

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A propos de l'auteur
Spécialiste de l'Asie, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal), chercheur associé à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée, le Dr Olivier Guillard est notamment l'auteur du livre "Que faire avec la Corée ? Subir, honnir ou punir ? » (NUVIS, 2019) et co-auteur de "Géopolitique du XXIe siècle" (chapitre Afghanistan, Ellipses, Paris, 2024). Entre autres régions d’Asie, il a abondamment voyagé en Inde, en Corée du sud, en Afghanistan, en Birmanie, au Sri Lanka, au Pakistan, en Chine, en Thaïlande, en Indonésie, au Népal, au Cambodge ou encore au Bangladesh. Titulaire d’un Doctorat en droit international public de l’Université de Paris XI, il est aussi directeur de l’information de la société Crisis24 (GARDAWORLD), un cabinet de conseil et d’ingénierie spécialisé dans l’analyse et la gestion des risques internationaux.