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Les "disparitions" en Chine ou comment se débarrasser des gêneurs

Trois célébrités "disparues" : Jack Ma, le fondateur d'Alibaba, Peng Shuai, star du tennis, et l'actrice Fan Bingbing. (Source : Business Insider)
Trois célébrités "disparues" : Jack Ma, le fondateur d'Alibaba, Peng Shuai, star du tennis, et l'actrice Fan Bingbing. (Source : Business Insider)
Depuis des décennies, les autorités chinoises ont trouvé un moyen de se débarrasser de ceux qui dérangent : les faire disparaître. Il existe de multiples exemples connus. Mais c’est là la partie émergée de l’iceberg car pour la plupart, ces disparitions sont inconnues du grand public et donc de l’étranger. Revue de détail.
Ce sont des milliers de personnes qui ont disparu depuis 1949, date de l’arrivée des communistes au pouvoir. Peu importe que la personne qui disparaît soit riche ou pauvre. Quiconque ose critiquer le Parti et qui refuse d’en épouser les valeurs peut en devenir la cible.
Dernière affaire en date : la disparition en septembre 2021 d’un employé chinois de la délégation de l’Union européenne à Pékin qui n’a été révélée que ces derniers jours. C’est une affaire sans précédent. Cet employé a été arrêté et se trouve depuis huit mois en prison. Motif de l’incarcération : « susciter des querelles et provoquer des troubles », un crime passible de cinq années de prison. Né en décembre 1971, An Dong était employé au service informatique de la délégation européenne.
Inquiet de sa disparition après son arrestation, le 11 septembre, son employeur a fini par apprendre qu’il était incarcéré à des milliers de kilomètres de Pékin, dans le Sichuan, une province de l’ouest du pays dans laquelle il n’a aucun lien. Voulant connaître les raisons précises de cette incarcération, la délégation européenne a fini par rédiger courant octobre une première « note verbale » au ministère chinois des Affaires étrangères. Dans cette lettre, consultée par Le Monde, la délégation « s’inquiète de la détention de [son] employé local et plus encore de l’échec des autorités concernées d’expliquer la raison de sa détention ». Ne recevant aucune réponse, la délégation a envoyé fin novembre une seconde note verbale, plus ferme pour exiger que « M. An Dong soit immédiatement libéré sans condition à moins qu’il n’y ait des preuves suffisantes, crédibles et recevables qu’il a commis un délit internationalement reconnu [comme tel] ». Une demande restée sans suite, tout comme la troisième note verbale envoyée en février 2022 et qui reprend la formulation déjà utilisée.
Au sein de la délégation, An Dong ne cachait pas ses convictions chrétiennes. Il lui arrivait de s’exprimer sur Facebook. Rien qui ne justifie, pour autant, une incarcération. Il semble que ce soit la première fois qu’un employé chinois d’une représentation diplomatique occidentale soit arrêté pour autre chose qu’une affaire de droit commun. Ce précédent risque d’accroître la pression sur cette catégorie de personnel. Il est de notoriété publique que ces employés chinois sont régulièrement appelés à « rendre des comptes » aux autorités. On peut craindre qu’en arrêtant l’un d’entre eux dans une mission diplomatique, les autorités chinoises cherchent à effrayer ses collègues.
En décembre 2020, Haze Fan, une Chinoise travaillant pour l’agence de presse Bloomberg, avait été arrêtée à son domicile pour « atteinte à la sécurité nationale ». Depuis, aucune nouvelle d’elle.

L’élite rouge dans le collimateur

L’une des personnalités les plus connues qui a ainsi disparu de la scène publique en Chine est Jack Ma, le fondateur du géant chinois du commerce en ligne Alibaba. Il avait osé exprimé sa frustration fin octobre 2020 lors d’un congrès à Shanghai à propos du fonctionnement bancaire et financier dans son pays.
Peu après, le 2 novembre, Jack Ma, 56 ans, l’homme le plus riche de Chine, était convoqué par le régulateur bancaire et l’introduction en Bourse d’Ant Group était annulée. Il a ensuite disparu tandis que Ant Group, la filiale financière son entreprise, devint la cible des autorités et contrainte de payer des milliards de dollars d’amendes. Trois mois plus tard, Jack Ma refaisait surface dans une vidéo diffusée par le Parti où il faisait acte de repentance, présenté dans une école de la campagne chinoise où il exprimait son soutien aux valeurs communistes d’assistance aux personnes dans le besoin.
Jack Ma, qui voulait révolutionner le secteur bancaire chinois en prêtant à ses clients grâce à une évaluation de leur solvabilité fondée sur le Big data, avait eu le tort d’accuser les banques et les autorités financières chinoises d’avoir une « mentalité de prêteur sur gage ». Selon les médias officiels chinois, Jack Ma avait « étudié et réfléchi et pris la décision de se consacrer à l’éducation des enfants et aux actions de bienfaisance ». Contraint de prendre sa retraite, il a ensuite été vu à Hong Kong et en Espagne.
Une autre affaire entourée d’un épais mystère et qui a fait grand bruit à l’étranger est la disparition de Meng Hongwei qui avait dirigé Interpol à partir de 2016. Arrêté en septembre 2018 lors d’un voyage à Pékin, il a officiellement été condamné à une peine de treize ans et demi de prison pour « corruption ». La justice chinoise, aux ordres du pouvoir, invoque souvent le terme de « corruption » pour se débarrasser des gêneurs. L’autre motif souvent invoqué est celui de « trouble à l’ordre public ».
Meng Hongwei était un ancien vice-ministre de la Sécurité publique et une étoile montante dans les arcanes du Parti. Depuis, sa condamnation, sa femme, Grace Meng, placée sous la protection 24 heures sur 24 de la police française à Lyon, n’a plus aucune nouvelle de lui. Elle a obtenu l’asile politique en France, de même que ses deux fils de onze ans, après avoir déclaré aux autorités françaises qu’elle craignait d’être enlevée avec ses jumeaux.
Autre « disparition » au sein de l’élite rouge, celle de l’épouse de Desmond Shum, Whitney Weihong. Desmond Shum a écrit La roulette chinoise, livre paru aux éditions Saint-Simon (lire notre chronique). Whitney Weihong, son ex-épouse, a « disparu » depuis quatre ans. Elle n’a « réapparu » que pour appeler son ex-mari à l’été 2021 et le supplier de ne pas publier son livre. Il a refusé, et elle a de nouveau « disparu ».
Dans son ouvrage dévastateur pour l’image de son pays, Desmond Shum décrit avec une précision chirurgicale en 268 pages un univers de corruption, de passe-droits, de privilèges et de luxe réservés à l’élite communiste chinoise. L’auteur va de surprises en amères désillusions jusqu’à en perdre sa femme. Elle disparaît pendant quatre années. Un jour, elle lui téléphone pour l’implorer de ne pas publier son livre.

Stars du sport et du show-business

Les autres exemples de personnalités connues du public sont légion. Ainsi la championne de tennis Peng Shuai qui, après avoir accusé de viol un ancien vice-premier ministre, a subitement disparu. Quelques semaines plus tard, elle était réapparue pour dire publiquement que ces accusations étaient fausses, un témoignage visiblement fabriqué de toutes pièces. Star dans son pays, Peng Shuai avait accusé un ancien très haut dirigeant du Parti de l’avoir violée, le 2 novembre 2021. Sa disparition avait suscité à l’étranger des réactions indignées. Plusieurs semaines durant, l’ancienne numéro un mondiale en double, âgée de 35 ans, n’avait donné aucune nouvelle, ni fait d’apparition publique.
Le 2 novembre, elle avait mis en ligne sur le réseau social chinois Weibo un court texte accusant l’ancien vice-Premier ministre Zhang Gaoli de lui avoir imposé un rapport sexuel trois ans plus tôt. « J’avais très peur. Cet après-midi-là, j’ai d’abord refusé. Je n’arrêtais pas de pleurer, écrit-elle. En proie à la peur et au trouble, j’ai cédé et nous avons eu un rapport sexuel. » Détail particulièrement sordide, elle avait ajouté que l’épouse du dirigeant était au courant et « montait la garde à l’extérieur ». Aujourd’hui à la retraite, Zhang Gaoli, âgé de 75 ans, était depuis 2012 et jusqu’au début de 2018, membre permanent du bureau politique du Parti communiste chinois. Il était à ce titre l’un des sept hommes les plus puissants de Chine. Avant d’être Vice-Premier ministre, il avait été secrétaire du Parti de la province du Shandong sur la côte nord-est du pays puis celui de la municipalité de Tianjin.
Malgré les efforts de la censure chinoise, l’accusation portée par Peng Shuai avait cependant été publiée sur Twitter, qui est interdit en Chine. Ce qui lui avait permis de connaître un écho mondial. À travers le hashtag #WhereIsPengShuai, les plus grands joueurs de tennis avaient exprimé leur inquiétude à son sujet. Cette affaire avait causé un embarras extrême au sein des autorités chinoises, l’image de la Chine étant fortement ternie sur la scène mondiale, tandis que les réactions des gouvernements occidentaux s’étaient multipliées.
Mais la mystérieuse « absence » de Peng Shuai en rappelle d’autres en Chine. Ainsi la disparition en septembre 2021 de Vicki Zhao (aussi connue sous le nom de Zhao Wei), l’une des plus grandes actrices chinoises, devenue productrice et femme d’affaires. Elle avait brusquement disparu en août, tandis que toute trace de sa carrière était effacée des réseaux sociaux tout comme des réseaux en streaming disponibles en Chine. Personne n’a jamais su ce qu’il était advenu d’elle. Était-elle placée en résidence surveillée ou contrainte à adopter une vie discrète ? Elle a plus tard été aperçue dans sa ville natale dans l’est de la Chine où elle a posé pour une photo.
Autre affaire : à l’automne 2019, Fan Bingbing, la comédienne alors la mieux payée de Chine, n’avait plus donné de nouvelles pendant plus de trois mois, avant d’être retrouvée dans une « station balnéaire » près de Pékin. L’actrice de 39 ans, accusée de fraude fiscale, avait fait part de tous ses regrets et présenter ses « excuses ». « J’ai trahi mon pays, les attentes de la société et l’amour de mes fans. Veuillez accepter mes excuses. Je vous demande pardon », avait-elle alors posté sur la plateforme Weibo.

Dissidents et minorités ethniques

La première disparition connue à l’étranger est celle du 11ème panchen-lama Gedhun Choekyi Nyim, le deuxième chef spirituel le plus important pour les bouddhistes tibétains. Enlevé par les autorités chinoises en 1995, alors qu’il n’avait que 6 ans, personne ne l’a plus revu depuis, ce qui en fait probablement la plus jeune victime de disparition forcée au monde. Depuis, les autorités chinoises ont sélectionné un panchen-lama « officiel » qui n’apparaît que rarement en public mais dont les discours épousent fidèlement les directives politiques du Parti.
Au Xinjiang, l’ancien Turkestan oriental, les disparitions sont nombreuses dans les rangs des Ouïghours, minorité ethnique de confession musulmane. Selon des études documentées et des témoignages, plus d’un millions de Ouïghours sont actuellement détenus dans des camps de travail.
L’affaire peut-être la plus emblématique de ces opérations de disparition est sans doute celle de l’intellectuel et artiste contemporain Ai Weiwei, un critique du régime communiste qui était connu pour son franc parler sur la nécessité pour la Chine d’adopter la démocratie et les libertés individuelles. Il a été arrêté en 2011 à Pékin puis emprisonné au secret dans une prison pendant 81 jours. Son passeport lui avait ensuite été retiré pendant des années.
Ai Weiwei était alors le dissident contemporain chinois le plus connu à l’étranger où il avait montré la vraie nature du régime communiste chinois. En 2015, réfugié en Europe, il avait présenté à la Royal Academy of Arts de Londres quelques-unes de ses œuvres où il retraçait sa vie en prison, surveillé jour et nuit par ses gardiens, même lorsqu’il mangeait, dormait ou faisant ses besoins dans sa cellule. L’artiste et intellectuel chinois vit actuellement au Portugal.
Des centaines de milliers de pratiquants du Falungong, secte interdite en 1999, font, eux aussi, l’objet de persécutions systématiques : camps de travail, disparitions forcées ou tortures. L’un de leurs avocat, Gao Zhisheng, avait parcouru la Chine pour recueillir les témoignages et défendre les droits de ces croyants.
Dès 2004, Me Gao a écrit plusieurs lettres ouvertes aux autorités chinoises, dénonçant la répression exercée contre les Falungong. Son courage et sa compassion lui ont valu respect et reconnaissance du grand public. En plus de nombreuses distinctions du milieu des droits humains, il a également été nominé à plusieurs reprises pour le prix Nobel de la paix. En août 2006, Gao Zhisheng était enlevé pour la première fois. « Un jour, je marchais dehors, et alors que j’allais tourner au coin de la rue, environ six ou sept inconnus se sont dirigés vers moi. J’ai soudainement senti un coup violent sur ma nuque et je suis tombé tête la première sur le sol », avait-il témoigné après avoir trouvé refuge à l’étranger.
« Quelqu’un m’a attrapé les cheveux et on m’a tout de suite mis une capuche noire sur la tête. Quatre hommes munis de matraques électriques se sont mis à me frapper sur la tête et sur tout le corps. On n’entendait rien d’autre à part le bruit des coups et ma respiration saccadée. Je me tordais de douleur sur le sol, essayant de m’échapper en rampant. [L’un d’entre eux] m’a ensuite envoyé une décharge électrique sur les parties génitales. Je les suppliais d’arrêter, mais ça n’a servi qu’à les faire rire et me torturer de manière encore plus atroce », avait-il ajouté, cité par par Teng Biao, avocat, professeur et défenseur des droits humains en Chine, auteur d’un article dans Libération.
Dans les treize années qui ont suivi son enlèvement, Me Gao n’a pas joui d’un seul jour de liberté : il était soit porté disparu, emprisonné ou en résidence surveillée. Quand il a enfin été vu de nouveau en public, il paraissait vieux et frêle, et avait perdu la plupart de ses dents. Mais il refusait de se rendre, croyant encore au pouvoir des droits humains et de la justice. En août 2017, il disparut à nouveau. Plus aucune nouvelle de lui depuis cette date.

Opérations extérieures

Le Parti n’hésite pas non plus à procéder à des enlèvements au-delà des frontières de la Chine ou à cibler des ressortissants d’autres pays. Citoyen suédois d’origine chinoise, Gui Minhai, un libraire et un éditeur de Hong Kong qui vendait des ouvrages consacrés à la vie trouble de l’élite chinoise, a mystérieusement disparu lors d’un voyage en Thaïlande en octobre 2015. Maintenu au secret pendant plusieurs mois, il a finalement réapparu en 2016 en Chine lorsqu’il s’est exprimé à la télévision d’Etat en déclarant qu’il avait été arrêté après avoir causé un accident en état d’ivresse.
Les ennuis de Gui Minhai étaient loin d’être terminés puisqu’en 2018, il a été de nouveau arrêté par des hommes en civil alors qu’il se rendait avec deux diplomates suédois à un rendez-vous médical. Son arrestation avait suscité un incident diplomatique en Suède et causé une profonde inquiétude dans d’autres pays européens où la crainte était alors que leurs ressortissants en Chine subissent le même sort. En 2017, l’homme d’affaires et milliardaire Xiao Jianhua, détenteur d’un passeport canadien, a disparu de sa chambre d’hôtel à Hong Kong.
En Chine, il y a le shuanggui, pratiqué par le Comité disciplinaire du parti, et le liuzhi, de la Commission nationale de surveillance (des systèmes de détention arbitraire). Il y a les « prisons noires » où croupissent des villageois ayant osé défendre leurs terres, et les « centres d’éducation juridique » ou autres « classes d’études » mises en place pour enfermer et laver le cerveau des croyants du Falungong, ont témoigné des membres du mouvement sectaire réfugiés à l’étranger.
La Chine a refusé de ratifier la convention de l’ONU sur les disparitions forcées et a même été jusqu’à les légaliser grâce à de récents amendements à son code de procédure pénale. Comme le montre l’ouvrage The People’s Republic of the Disappeared (« La République populaire des disparus », éditions Safeguard Defenders, 2017, non traduit), le recours à la « résidence surveillée en un lieu désigné », prévu par une disposition du code, s’est soldé par de graves abus contre des avocats, des activistes et défenseurs des droits humains, et de simples citoyens.
Par Pierre-Antoine Donnet

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A propos de l'auteur
Ancien journaliste à l'AFP, Pierre-Antoine Donnet est l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages consacrés à la Chine, au Japon, au Tibet, à l'Inde et aux grands défis asiatiques. En 2020, cet ancien correspondant à Pékin a publié "Le leadership mondial en question, L'affrontement entre la Chine et les États-Unis" aux Éditions de l'Aube. Il est aussi l'auteur de "Tibet mort ou vif", paru chez Gallimard en 1990 et réédité en 2019 dans une version mise à jour et augmentée. Après "Chine, le grand prédateur", paru en 2021 aux Éditions de l'Aube, il a dirigé fin 2022 l'ouvrage collectif "Le Dossier chinois" (Cherche Midi). Début 2023, il signe "Confucius aujourd'hui, un héritage universaliste", publié aux éditions de l'Aube. Son dernier livre, "Chine, l'empire des illusions", est paru en janvier 2024 (Saint-Simon).