Histoire
Note de lecture

Livre : "Le fascisme japonais" de Murayama Masao, ou le totalitarisme sans guide suprême

L'empereur Hirohito à cheval dans Tokyo en janvier 1940. (Source : APNEWS)
L'empereur Hirohito à cheval dans Tokyo en janvier 1940. (Source : APNEWS)
Les éditions Les belles lettres ont l’excellente idée de publier les traductions de textes du grand intellectuel japonais Murayama Masao (1914-1996) sous le titre Le fascisme japonais. Le plus ancien de ces essais date de 1946 alors que les cendres des bombardements étaient encore chaudes. Le terme « fascisme » prête à controverse. Il a été dénaturé en injure, mais c’est oublier que ce fut un système politique cohérent, aussi repoussant moralement qu’il puisse avoir été. Et c’est cette cohérence que s’attache à mettre en lumière Murayama.
Présenté comme engagé à gauche – ce qui est vrai –, Murayama s’écarte de l’interprétation classique du marxisme : le fascisme se réduit à une manœuvre cynique du capitalisme pour inverser ce que les communistes appellent dans leur jargon « la baisse tendancielle du taux de profit ». C’est-à-dire que le fascisme aurait été mis en place pour augmenter les profits de la bourgeoisie. En se penchant sur l’idéologie du « militarisme », la forme particulière que prend le fascisme japonais, Murayama montre que le fascisme est autonome idéologiquement et qu’il a sa propre dynamique.
Il s’attache ainsi à résoudre une énigme propre au fascisme japonais. Au contraire de l’Italie où Mussolini s’impose avec la marche sur Rome, de l’Allemagne où l’émergence du nazisme est précisément datée au jour de l’accession au pouvoir d’Hitler, de l’Espagne au déclenchement de la guerre civile, il n’existe aucune date fatidique, aucun tournant irrémédiable dans le cas du Japon.
"Trois peuples, une guerre" : affiche de propagande italienne durant la Seconde Guerre mondiale figurant l'Alliance des pays de l'Axe : l'Allemagne nazie, l'Italie fasciste et le Japon militariste. (Source : Viper)
"Trois peuples, une guerre" : affiche de propagande italienne durant la Seconde Guerre mondiale figurant l'Alliance des pays de l'Axe : l'Allemagne nazie, l'Italie fasciste et le Japon militariste. (Source : Viper)
La fascisation de la société japonaise prend le tour d’une glissade que personne ne semble capable d’arrêter. Chaque décision pousse le pays d’un cran supplémentaire vers l’abîme. Parmi les causes de cette dérive par étape, selon Murayama, les « psychologies » – on pourrait parler de mentalités – héritées du passé : elles montrent combien la modernisation de l’ère Meiji a été superficielle, au moins intellectuellement.

Murayama distingue trois périodes dans le fascisme japonais. La première pendant les années 1920 est marqué par la floraison de groupes d’ultra-nationalistes civils et de sociétés secrètes au sein du corps des officiers. La seconde période qu’il qualifie de « fascisme d’en bas » commence avec « l’incident de Moukden » du 18 septembre 1931 et finit avec Niniroku, la révolution ratée du 26 février 1936. La répression de Niniroku et la reprise en main dans l’armée amène la période finale du « fascisme d’en haut ». La marche vers le totalitarisme est alors dirigée par le haut commandement militaire.
*Lorsque Murayama développe cette analyse, il n’est pas encore connu combien le nazisme a été lui aussi chaotique. Cela n’enlève rien à la pertinence de ses observations.
Murayama saisit ce que le fascisme japonais a de brouillon, de désordonné. La dynamique de ce fascisme est la permanente rivalité entre groupes détenant une parcelle du pouvoir : l’Armée face à la Marine, les factions concurrentes au sein de l’Armée, les ministères entre eux, les partis politiques, la Cour impériale… Ces groupes ne trouvent de terrain d’accord que dans la fuite en avant vers toujours plus de dictature et dans la guerre*.
Murayama touche du doigt ici la question du morcellement de l’autorité au Japon – cette question reste d’actualité. Chacune des composantes qui détiennent une parcelle de pouvoir ne pense pas au-delà de son pré carré. Elle accepte toutes les décisions des autres groupes à la fois pour ne pas se singulariser et à la condition expresse qu’aucun groupe n’empiètera sur ce que chacun considère être ses prérogatives.
Le cas saisissant est l’attitude de la Cour impériale. L’entourage de Hirohito – et lui-même – acquiesce à toutes les décisions les plus insensées du haut commandement, décisions à laquelle pourtant la cour est généralement opposée. Mais elle les approuve en vertu d’une seule exigence : que l’existence de l’institution impériale ne soit pas menacée ! Qu’importe que le pays sombre tant que l’institution impériale survit et n’est pas contestée.
D’où un paradoxe du fascisme japonais. Il fût sans Duce, sans Führer, sans Caudillo. Un totalitarisme sans guide suprême justement parce que ce fascisme japonais souffrait d’un excès de chefs. Il fût aussi un fascisme sans les masses. Au contraire de l’Italie et de l’Allemagne, ce fut un fascisme au sommet, essentiellement interne aux forces militaires et à l’administration civile.
Dernier paradoxe : ce fascisme s’impose et ne suscite quasiment aucune résistance, comme s’il ne concernait pas l’opinion. Le peuple tenu à l’écart, et dans l’ignorance, avait le sentiment de ne rien n’y pouvoir et a plié l’échine sans se cabrer.
Cette dérive vers le désastre de la guerre s’accomplit un peu à la manière d’un paquebot privé de gouvernail et de capitaine. Il court sur son erre en direction des récifs clairement marqués sur la carte que possède l’équipage.
Pour faciliter la lecture de ces essais, l’éditeur a ajouté une chronologie fournie et un glossaire étoffé qui peuvent servir de dictionnaire de poche du fascisme japonais qu’accompagne une longue note de commentaire resituant la pensée de Murayama. Le tout permet au lecteur non familier du Japon des années 1930 de se retrouver facilement dans ce livre hautement recommandable.
Par Bruno Birolli
L'écrivain japonais Murayama Masao. (Source : Douban)
L'écrivain japonais Murayama Masao. (Source : Douban)

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A propos de l'auteur
Longtemps journaliste en Asie pour le Nouvel Observateur, Bruno Birolli a vécu à Tokyo (en 1982 puis de 1987 à 1992), à Hong Kong (1992-2000), à Bangkok (2000-2004) et à Pékin (2004-2009). Peu après son retour à Paris, il a troqué ses habits de journaliste pour celui d’auteur. Il a publié des livres historiques ("Ishiwara : l’homme qui déclencha la guerre", Armand Colin, 2012 ; "Port Arthur 8 février 1904 – 5 janvier 1905", Economica, 2015) avant de se lancer dans le roman. "Le Music-Hall des espions", publié en 2017 chez Tohu Bohu, est le premier d’une série sur Shanghai, suivi des "Terres du Mal" (Tohu Bohu, 2019). La seconde édition de son livre "Ishiwara, l’homme qui déclencha la guerre" est disponible en impression à la commande sur tous les sites Amazon dans le monde.