Histoire
Analyse

Il y a 90 ans, "l'incident de Shanghai" annonçait la guerre sino-japonaise

Side-cars de l'armée impériale japonaise dans Shanghai, le 28 janvier 1932. (Source : Sohu)
Side-cars de l'armée impériale japonaise dans Shanghai, le 28 janvier 1932. (Source : Sohu)
Le 28 janvier 1932, la marine impériale japonaise débarque un corps de troupes de marine à Shanghai. La simple opération de police qu’envisage l’Amirauté impériale dégénère. Chiang Kaï-shek mobilise ses meilleurs soldats. Jusqu’au 4 mars, les combats dévastent le nord de Shanghai au cours de la bataille la plus sanglante que connaît le monde depuis l’armistice de 1918 et précipitent une crise internationale annonciatrice de la guerre sino-japonaise de 1937 et de la guerre du Pacifique.
À la suite de « l’incident de Moukden » de septembre 1931 et de l’invasion de la Mandchourie par les Japonais, Shanghai est en effervescence. La ville est divisée en secteurs gouvernés par trois administrations distinctes. Selon un partage entre puissances étrangères, la marine japonaise assure la sécurité de Hongkew (Hongkou) – c’est la partie de la Concession internationale au nord du Suzhow Creek – jusqu’à Chapei (Zhabei), sous contrôle chinois.
Avec 30 000 ressortissants installés à Shanghai, les Japonais forment de loin la plus importante communauté étrangère. Tous les profils se côtoient : industriels du textile employant des milliers d’ouvriers, petits artisans, négociants, artistes… Mais aussi proxénètes et trafiquants des fameuses « pilules rouges » – une sorte de crack à base de morphine – également affiliés aux ligues ultra-nationalistes. Cette pègre s »autoproclame être des « rônins » fidèles aux traditions de l’archipel, c’est-à-dire des « samouraïs sans maitre ». Ils agissent en liaison avec les officiers des renseignements qui complotent pour asseoir l’hégémonie du Japon sur la Chine.
En somme, Shanghai est à la fois un centre industriel crucial pour l’économie japonaise et une sorte de Far West ouvert à tous les aventuriers.

Provocations des « ronins »

Les nouvelles provenant de Mandchourie galvanisent l’opinion chinoise à Shanghai. Meetings, manifestations, grèves, boycott des produits japonais. Le mouvement est orchestré par les organisations de la gauche du Kuomintang de Chiang Kaï-shek et les associations professionnelles, plutôt à droite, qui lui sont liées.
Les communistes sont hors-jeu. Eliminés dans Shanghai par la « Terreur blanche de 1927 », ils ont fui dans l’ouest lointain de la Chine ou les montagnes du Fujian. En outre, une bataille pour le pouvoir entre « moscovites » alignés doctrinalement sur Moscou et « maoïstes » partisans d’une guerre révolutionnaire des paysans les paralyse. Ce conflit théorique se traduit par la première purge sanglante dans les rangs du Parti communiste chinois – entre 100 et 130 000 membres liquidés.
Les autorités de la Concession internationale maintiennent difficilement le calme. Elles y parviennent peu ou prou dans la partie au sud de Suzhou Creek. Mais les quartiers chinois qui entourent les deux concessions sont hors de portée. Et dans Hongkou, les « rônins » multiplient les provocations.
Le général Shirakawa Yoshinori, commandant en chef de l’armée expéditionnaire japonaise pendant "l’incident de Shanghai" tombe quelque mois plus tard, en mai 1932, sous les coups d’un indépendantiste coréen réfugié à Shanghai. (Source : Toutiao)
Le général Shirakawa Yoshinori, commandant en chef de l’armée expéditionnaire japonaise pendant "l’incident de Shanghai" tombe quelque mois plus tard, en mai 1932, sous les coups d’un indépendantiste coréen réfugié à Shanghai. (Source : Toutiao)
Le 18 janvier 1932, des moines nichirénistes, une secte fondamentaliste bouddhiste et ultra-nationaliste japonaise bien implantée dans les casernes et qu’a rejoint par exemple Ishiwara Kanji, le cerveau de « l’incident de Moukden », défilent devant une usine du textile connue pour être un bastion des nationalistes chinois. Les ouvriers rouent de coups les religieux. Un d’entre eux périt. Les « rônins » se vengent, tuent deux ouvriers et un policier chinois, et brûlent la filature.
Les Japonais présentent des exigences exorbitantes : la mise à l’amende de la communauté chinoise, une punition exemplaire pour les participants de la bagarre, l’interdiction de toute manifestation contre l’occupation de la Mandchourie, la censure la plus stricte frappant les informations jugées « anti-japonaises ».
La municipalité chinoise tergiverse. Les milieux d’affaires chinois ont conscience du péril. Mais l’opinion chinoise est remontée et la marine japonaise est trop résolue à faire étalage de sa force.
Pour faire plier la municipalité chinoise, le 28 janvier, la marine impériale nippone débarquent 4 000 fusiliers-marins, appuyés par un raid aéronaval contre les quartiers chinois qui inaugure les raids de terreur contre les villes en Asie. Mais la résistance est immédiatement tenace.
Troupes impériales japonaises le long de Woosung Creek pendant "l'incident de Shanghai" en 1932. (Source : Twitter)
Troupes impériales japonaises le long de Woosung Creek pendant "l'incident de Shanghai" en 1932. (Source : Twitter)
Chiang Kaï-shek engage sa meilleure armée, la XIXème Armée de marche. La frontière entre Hongkou et Zhabei devient la ligne du front. Dans Hongkou, des francs-tireurs tirent des toits dans le dos des troupes japonaises.
Autour de la gare du Nord, les pâtés de maisons à Zhapei se transforment en fortin. L’armée chinoise ne dispose que de l’armement de son infanterie : fusils, grenades et mitrailleuses. Mais la XIXeme armée se fait tailler en pièce plutôt que de reculer.
La marine japonaise dispose de la puissante artillerie de sa flotte ancrée dans le Whangpoo (Huangpu). L’armée chinoise ne peut répliquer à ces énormes pièces dont les volées d’obus battent continuellement Zhabei sous peine de violer la neutralité de la Concession internationale, ce qui entraînerait les Occidentaux à soutenir l’intervention japonaise.
Fusiliers-marins japonais durant "l'incident de Shanghai". (Source : Pinterest)
Fusiliers-marins japonais durant "l'incident de Shanghai". (Source : Pinterest)

Victoire stratégique de Chiang Kaï-shek

Le ciel de Shanghai est le théâtre des premières duels aériens en Asie. La maigre aviation chinoise répond vaillamment aux attaques massives de l’aéronavale japonaise. Le premier aviateur américain à tomber sous les balles japonaises est le lieutenant Robert McCawley Short. Ce volontaire servant dans les ailes chinoises est abattu le 22 février 1932. Son enterrement fait figure de démonstration de force de la population shanghaïenne : des dizaines de milliers de personnes en deuil accompagnent son cercueil. Malgré le déluge de feu, la marine impériale piétine et est contrainte d’appeler à la rescousse l’Armée impériale.
À la mi-février, le Japon concentre devant Shanghai 70 000 militaires, un nombre ensuite porté à 100 000. Toute sa flotte est là : 80 navires dont tous ses porte-avions. Les deux tiers des forces militaires japonaises sont en Mandchourie et devant Shanghai. Le Japon n’a plus de réserves et montre les limites de sa puissance militaire.
Corps de débarquement de la marine impériale japonaise durant "l'incident de Shanghai". (Source : Pinterest)
Corps de débarquement de la marine impériale japonaise durant "l'incident de Shanghai". (Source : Pinterest)
Le 28 février, Chiang Kaï-shek accepte un cessez-le-feu. Le généralissime a marqué le coup et prouvé qu’il ne cèderait pas, ni en Mandchourie, et encore moins à Shanghai, vitrine de la Chine. Mais il a perdu beaucoup d’hommes : 4 500 tués et près de 10 000 blessés dont un bon nombre succombe après les combats. Quant aux Japonais, leurs pertes frisent les 3 000 tués et les 6 500 blessés.
C’est la population de ces quartiers surpeuplés, théâtre d’une guerre de rue implacable, qui paye le prix fort. On estime à 20 000 le nombre de civils tués par les bombardements ou victimes des exactions commises par les soldats japonais et les « rônins » qui, constitués en milice, ont fait régner la terreur.
Défilé des renforts envoyés par l'Armée impériale dans Hongkou lors de "l'incident de Shanghai". (Source : Ameblo)
Défilé des renforts envoyés par l'Armée impériale dans Hongkou lors de "l'incident de Shanghai". (Source : Ameblo)
Un accord est négocié par l’intermédiaire des consuls des puissances présentes à Shanghai. Le Japon obtient que les forces armées chinoises reculent de vingt kilomètres autour de Shanghai, créant ainsi une zone démilitarisée. Tactiquement, le Japon sort victorieux. Hongkou fait de facto sécession de la Concession internationale. La police internationale, essentiellement composée de Britanniques, n’a plus qu’une présence symbolique dans ce secteur.
Mais stratégiquement, Chiang Kaï-shek a gagné. Il a prouvé que la Chine pouvait tenir tête au Japon. Se méfiant jusqu’alors du nationalisme du généralissime, les Occidentaux sont en train de réfléchir à la fin de l’extraterritorialité (voir encadré ci-dessous) dont ils bénéficient. La Belgique vient d’y renoncer. Les puissances voient désormais en Chiang l’homme fort qui possiblement garantira leurs intérêts économiques s’ils rétrocèdent les concessions à la Chine.
Mais les puissances découvrent aussi que leur retrait est menacé par les ambitions des militaires japonais bien décidés occuper le terrain. Les blocages qui conduisent irrémédiablement à la guerre sino-japonaise en 1937 puis à la guerre du Pacifique en 1941 sont en place.
Par Bruno Birolli

L'extraterritorialité des concessions étrangères dans le Shanghai d'avant-guerre

Inspirée des capitulations imposées aux XVIème siècle par les Européens à l’Empire ottoman mais, bien avant, du statut des ligues commerçantes dans les villes libres du nord de l’Europe au Moyen-Àge, l’extraterritorialité ne signifie pas l’impunité judiciaire mais que le ressortissant d’un pays donné sera jugé non en vertu des lois locales, mais par ses compatriotes et selon les codes civil et criminel de son pays d’origine. C’est ainsi que les États-Unis avaient un tribunal, « The United States Court for China », présidé par un juge américain nommé par Washington. Les condamnés purgeaient leur peine dans une prison des Philippines – alors sous protectorat américain – ou à Hawaï. On imagine le casse-tête juridique que représentaient quatorze tribunaux différents qui jugeaient en fonction de systèmes juridiques différents dans la même ville. La Concession française avait simplifié en partie cette complexité en créant des cours mixtes où siégeaient à part égales juges français et chinois.

L’exterritorialité imposée dans la foulée des guerres de l’opium avait été envisagée dès ses origines comme temporaire, le temps que la Chine modernise sa justice et adopte des règles excluant l’obtention des aveux par la torture, le recours à des modes d’exécution « barbares » et reconnaissant les droits de la défense, entre autres. Bref, qu’elle adopte un code pénal et civil sur le modèle occidental. Cette complexité favorisait forcément les abus et les injustices les plus graves. Quand Chiang Kaï-shek cherche à imposer la journée de travail de huit heures au début des années 1930, les employeurs étrangers refusent en se retranchant derrière l’extraterritorialité.

Mais elle offrait aussi certaines protections en matière de liberté d’expression : il suffisait de placer nominalement un ressortissant étranger comme directeur pour qu’une publication échappe à la censure de Chiang Kaï-shek, la société éditrice étant censée être étrangère. D’où l’étonnante – bien que relative – liberté dont jouissaient la presse et l’édition à Shanghai, sans équivalent alors dans le reste de la Chine.

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A propos de l'auteur
Longtemps journaliste en Asie pour le Nouvel Observateur, Bruno Birolli a vécu à Tokyo (en 1982 puis de 1987 à 1992), à Hong Kong (1992-2000), à Bangkok (2000-2004) et à Pékin (2004-2009). Peu après son retour à Paris, il a troqué ses habits de journaliste pour celui d’auteur. Il a publié des livres historiques ("Ishiwara : l’homme qui déclencha la guerre", Armand Colin, 2012 ; "Port Arthur 8 février 1904 – 5 janvier 1905", Economica, 2015) avant de se lancer dans le roman. "Le Music-Hall des espions", publié en 2017 chez Tohu Bohu, est le premier d’une série sur Shanghai, suivi des "Terres du Mal" (Tohu Bohu, 2019). La seconde édition de son livre "Ishiwara, l’homme qui déclencha la guerre" est disponible en impression à la commande sur tous les sites Amazon dans le monde.