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Analyse

Birmanie : les crimes contre l'humanité de la junte éclipsés par la guerre en Ukraine

Des colonnes de fumées noires s'échappent du village de Waraisuplia dans l'État Kayah en Birmanie, le 18 février 2022, selon cette image de drone prise par Free Burma Rangers. (Source : APNEWS)
Des colonnes de fumées noires s'échappent du village de Waraisuplia dans l'État Kayah en Birmanie, le 18 février 2022, selon cette image de drone prise par Free Burma Rangers. (Source : APNEWS)
Le déclenchement de la guerre en Ukraine fait mécaniquement converger les projecteurs de l’actualité aux antipodes de la Birmanie. Le chef de la junte putschiste Minh Aung Hlaing en profite pour rééditer la politique de terreur et de terre brulée expérimentée en 2017 en Arakan par ce même général, alors commandant en chef de l’armée birmane et ministre de la Défense, contre la minorité musulmane rohingya.
Le 15 mars, le Haut-Commissariat de l’ONU pour les droits de l’homme a accusé l’armée birmane de s’être livrée à des « violations et à des atteintes systématiques et généralisées aux droits de l’homme », et de montrer un « mépris flagrant pour la vie humaine ». Certaines de ces violations « pourraient être assimilées à des crimes de guerre et à des crimes contre l’humanité », estime l’ONU, qui a pour habitude de laisser le soin aux tribunaux de trancher.
*Lors des difficultés rencontrées à Khartoum par le général Kitchener, à la tête d’une armée britannique, une grande espérance saisit la cour du roi de Mandalay. Y fut caressé le rêve, en cas de défaite britannique, de reconquête de la Basse Birmanie, déjà colonie de sa gracieuse majesté, la reine Victoria.
Conformément à une tradition remontant aux rois birmans du XIXème siècle*, les généraux putschistes sont particulièrement réactifs à l’actualité internationale. La junte présidée par le général Minh Aung Hlaing pratique, depuis février 2021, comme seule politique, la brutalité croissante de la répression, avec artillerie, blindés, raids aériens, entre autres. Les projecteurs désormais braqués sur la lointaine Ukraine, il y a pour la junte une occasion à ne pas manquer.

La population de toute la Birmanie « traitée » comme les Rohingyas

Le déclenchement de la guerre en Ukraine, faisant mécaniquement converger les projecteurs de l’actualité aux antipodes de la Birmanie, permet au général Minh Aung Hlaing de rééditer la politique de terreur et de terre brulée expérimentée en 2017 en Arakan par le même général, déjà commandant en chef et ministre de la Défense, contre la minorité musulmane rohingyas.
Bilan approximatif de l’action de l’armée birmane en 2017 : 700 000 réfugiés toujours entassés dans des camps au Bengladesh, « gérés » tant bien que mal sous la supervision et par les fonds de l’ONU, des dizaines de milliers de morts, et de femmes violées…
Depuis 2021, contrairement aux précédentes opérations de terre brûlée dont la Tatmadaw, nom officiel de l’armée birmane, est coutumière depuis des décennies dans les zones de minorités ethniques, la maîtrise des technologies de l’information par les résistants facilite la médiatisation des exactions des militaires.
Voici un résumé des exactions de l’armée birmane dans le centre-ouest de la Birmanie, répertoriées durant les deux premières semaines de ce mois de mars par le réseau DVB (Democratic Voice of Burma) connu pour son professionnalisme. Les corps incinérés de 11 civils, dont quatre jeunes enfants, ont été découverts après que les troupes ont massacré les habitants du village de Letpadaw à Yinmarbin, dans la région de Sagaing.
La violence dans les townships de Sagaing a récemment atteint des niveaux sans précédent. Après qu’une coupure d’Internet a été imposée à la région le 3 mars, les troupes ont lancé de nombreuses attaques indiscriminées contre les populations civiles. De multiples meurtres et incendies criminels ont été signalés presque chaque jour depuis que les troupes sont stationnées dans la région.
Les résidents de Letpadaw affirment que des soldats ont mis le feu aux corps de 10 personnes et à deux maisons situées près du monastère de Letpadaw vers 15 heures le 8 mars. Ils affirment en outre avoir découvert le cadavre calciné d’une femme âgée, et déclarent que les recherches se poursuivent pour retrouver d’autres personnes disparues à la suite de l’attaque. On ignore actuellement combien de victimes de ce dernier massacre ont été tuées avant que leur corps ne soit brûlé ou, au contraire, si certaines ont été brûlées vives.
Un dirigeant des PDF, un groupe de résistance daung minh opérant dans la région, a déclaré à DVB que, le 7 mars, les troupes se sont déployées dans le village de Si Hlaung en vue de lancer des opérations contre les villages voisins. Elles sont entrées dans Letpadaw le 8 mars et ont été contrées par les factions PDF. Les civils qui n’ont pas réussi à fuir ont été massacrés par les soldats qui ont attaqué avec des armes légères et des barrages d’artillerie lourde. Les rapports actuels suggèrent que six autres civils, dont au moins deux enfants, ont été assassinés par les troupes lors d’un incident distinct à Letpadaw le même jour. C’est dans la matinée du 9 mars que les habitants disent avoir découvert les restes carbonisés de onze de leurs concitoyens.
« Nous sommes revenus après leur départ de notre village et nous avons découvert que deux personnes, une mère et son enfant, faisaient partie des personnes brûlées. L’enfant n’était qu’un bébé. Une autre [victime] n’avait que neuf ans. Nous avons trouvé 11 morts [des cadavres brûlés] jusqu’à présent, mais nous allons poursuivre les recherches dans l’est du village », a déclaré un habitant de Letpadaw au média social People’s Spring Media. Les habitants ont déclaré que, les troupes étant toujours stationnées dans la région, ils craignaient que de violents massacres ne se produisent dans chacun des villages de Yinmarbin dans les jours à venir.
Ces deux dernières semaines, l’armée s’est livrée à une série d’atrocités dans le canton de Yinmarbin. Le 28 février, les troupes ont pris en otage 80 élèves de l’école primaire du village de Chin Pone, apparemment pour les utiliser comme bouclier humain lors des combats avec les factions de la PDF. Au moins onze civils ont été tués lors de raids sur le village.
Au cours de la même période, des milliers de maisons de Sagaing ont été incendiées par les militaires dans le cadre d’incendies criminels typiques des campagnes de terre brûlée de l’armée birmane. Des habitants du canton de Kale à Sagaing ont déclaré le 13 mars à la DVB qu’ils pensaient que les soldats commettaient de plus en plus d’atrocités, en partie à cause de leur consommation croissante de yaba, un type de méthamphétamine populaire auprès des soldats de la Tatmadaw.

Pas d’assurance de survie de la junte

L’éloignement des médias ne suffit pas à assurer l’avenir d’une junte dépourvue de toute possibilité de reconquérir ne serait-ce qu’une once d’acceptabilité pour les neuf dixièmes de la population. Le contrôle territorial des différentes organisations de lutte armée progresse, malgré les raids aériens contre des villageois désarmés. La ville de Rangoon, capitale économique, est de plus en plus asphyxiée par d’incessantes coupures d’électricité et d’eau. Le recours aux groupes électrogènes, avec la raréfaction du carburant et la hausse fulgurante de son prix, n’est plus une alternative.
Les désertions au sein de l’armée birmane se multiplient. Selon des informations – non confirmées à ce jour – plusieurs pelotons, un capitaine et 2 lieutenants, en garnison à Putao, dans le nord de l’État Kachin à l’extrême nord de la Birmanie, sont passés début mars avec armes et bagages du côté des PDF, associés à la KIA, la Kachin Independance Army.
Les généraux putschistes, Minh Aung Hlaing en tête, ont multiplié les voyages à Moscou depuis un an. Au point de paraître plus poutinien que Poutine. Or l’ambassadeur de la Birmanie à l’ONU a voté, lors de l’Assemblée générale consacrée le 4 mars à la guerre en Ukraine, pour le renforcement des sanctions contre la Russie. La Birmanie fut, au grand dam de la junte, l’un des 94 promoteurs du texte appelant à de sévères sanctions contre la Russie. L’ambassadeur Kyaw Moe Tun est parvenu à conserver le siège et la fonction qui lui avait été confiés par le gouvernement « démocratique » antérieur au coup d’État. Depuis le putsch, l’ambassadeur refuse d’obéir à la junte, et vote selon les instructions reçues du gouvernement d’unité nationale, issu des élections du 8 novembre 2020.
Par Francis Christophe

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A propos de l'auteur
Ancien journaliste à l'AFP et de Bakchich, ancien enquêteur pour l'Observatoire Géopolitique des Drogues, de Bakchich, Christophe est journaliste indépendant. Auteur du livre "Birmanie, la dictature du Pavot" (Picquier, 1998), il est passionné par les "trous noirs de l'information". La Birmanie fut, de 1962 à 1988 le pays répondant le mieux à cette définition. Aucune information ne sortait de cette dictature militaire autarcique, archaïque, guerroyant contre ses minorités, clamant sans le désert sa marche sur la voie birmane vers le socialisme.