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Russie-Chine-Otan : pourquoi Moscou est prêt à la guerre

Le président russe Vladimir Poutine, lors du 76ème anniversaire de la victoire sur l'Allemagne nazie, le 9 mai 2021 à Moscou. (Source : Japan Times)
Le président russe Vladimir Poutine, lors du 76ème anniversaire de la victoire sur l'Allemagne nazie, le 9 mai 2021 à Moscou. (Source : Japan Times)
La possibilité d’un affrontement dont l’Ukraine est le prétexte plutôt que l’enjeu peut surprendre une Europe justement allergique à la guerre et qui oublie comment on en est arrivé là. Reculer du précipice ne sera pas aisé, d’autant plus que la diplomatie s’est altérée.
Russophile, grand russophone, traducteur de Pouchkine et inventeur d’un alphabet géorgien, Jack Matlock fut, de 1987 à 1991, le dernier ambassadeur américain de l’Union soviétique. Déjà à Moscou pendant la crise de Cuba en 1962, il négocia les accords de la fin de la guerre froide entre les administrations Gorbatchev et Reagan. Parmi les dilemmes à résoudre, la question de la réunification de l’Allemagne et de son entrée dans l’OTAN n’était pas des moindres. Sa mission terminée, Jack Matlock enseigna un cours magistral à l’université de Columbia. Le débat de l’époque tournait autour de ce qui constituait la fin de la guerre froide : signifiait-elle de mettre un terme à la course aux ogives nucléaires, avec vérification des deux côtés, et d’engager la Russie à ne pas s’étendre au-delà de frontières redéfinies dans un but expansionniste ? Ou bien, fallait-il que la Russie devienne une petite partie de l’Occident, c’est-à-dire une démocratie libérale, pour que les États-Unis se considèrent en paix ? Pour l’administration Reagan, et encore essentiellement pour la suivante, la première réponse suffisait, et dans un esprit « réaliste », au sens des relations internationales, les négociations se focalisèrent sur le désarmement et l’architecture sécuritaire. Matlock confirma donc ce que l’on sait : il fut entendu, sans pour autant qu’un traité fût signé, que l’OTAN ne menacerait pas l’existence de la Russie post-soviétique, qui venait de perdre un quart de son territoire.
*Francis Fukuyama publia La fin de l’histoire et le dernier homme en 1992.
Pour les tenants de « la fin de l’histoire », encore peu nombreux dans l’administration Bush père*, les États-Unis avait gagné contre un système jugé dangereux en cela qu’il n’était pas libéral. Le messianisme du « regime change » conditionnait donc la paix à une conversion de l’ancienne URSS au libéralisme politique et économique. La tache fut d’ailleurs confiée à une nuée de consultants, dont Jeffrey Sachs parmi d’autres, qui descendirent sur Moscou pour « conseiller » l’administration Eltsine sur la marche à suivre.
Le début de la guerre dans les Balkans, gérée par l’administration Clinton, allait promptement semer le doute. En créant de nouveaux États, cette guerre, qui ne pouvait qu’avoir lieu quand la Russie était à terre et ses habitants préoccupés par leur pain quotidien, donnait le signal de l’élargissement de l’OTAN et de l’Union européenne (UE), fortement poussé par Washington, Turquie incluse. La Slovénie entra dans l’UE et dans l’OTAN en 2004. Les dates pour la Croatie sont respectivement 2013 et 2009. Serbie, Bosnie, Kosovo, Albanie et Macédoine du Nord sont encore candidats à l’entrée dans l’Union, en phase finale pour les deux dernières. Moscou anticipe logiquement que l’entrée dans l’UE est suivie ou précédée d’une entrée dans l’OTAN. Du point de vue russe, l’entente de 1990 était mort-née.

Le tournant de 2000

*Les néo-conservateurs convergent notamment autour de l’université californienne de Stanford, où enseigne Condoleezza Rice, elle aussi soviétologue, conseillère à la Sécurité nationale de la première administration Bush et secrétaire d’État de la seconde. D’autres institutions incluent l’institut Hoover à Stanford. En économie, les « neocons » sont proches des libertariens, dont les maîtres à penser sont l’économiste autrichien Joseph Schumpeter et la romancière Ayn Rand, et qui œuvrent au sein d’institutions tel que l’institut Milken à Santa Monica. Leurs ennemis de gauche, structuralistes, constructivistes et autres néo-maoïstes post-1968, convergent autour de l’université de Berkeley, aux collines fortunées, même si l’un de leurs maîtres est Noam Chomsky. Ces deux sphères partagent une défiance envers le rôle de l’État et la notion de souveraineté.
L’année 2000 est une révolution au sens latin : la roue tourne, et radicalement. L’élection de George W. Bush à la Maison Blanche le 12 décembre fut lourde de conséquences en politique étrangère. L’administration Bush fils signale deux transformations : elle remplace l’élite de la côte est par celle, plus jeune, de la côte ouest et les réalistes traditionnels par les néo-conservateurs (en anglais « neocons »)*. Ces derniers sont des conquérants déterminés à livrer la croisade libérale, dont le philosophe allemand Kant avait pourtant prévenu qu’elle menait à la guerre générale. Irak et Afghanistan feront partie du lot, chacune de ces occupations ouvrant la boîte de Pandore de désastres largement anticipés.
Germanophone et homme du renseignement, Vladimir Poutine est élu président de la Russie en mars 2000 et sert, depuis 2018, son quatrième mandat présidentiel. Son arrivée au pouvoir symbolise surtout la fin de l’emprise occidentale sur le destin russe. La Chine ne fait pas encore partie de la stratégie, mais, étonnamment, c’est une banque d’affaires américaine qui donne le coup d’envoi. En effet, c’est en 2011 que l’économiste de Goldman Sachs, Jim O’Neill, nomme les BRIC (Brésil, Russie, Chine, Inde) et recommande de miser sur les nouveaux grands émergents. Ayant échoué à faire évoluer son pouvoir au sein des Nations Unies, le monde nouveau trace sa propre route. Il tirera aussi son épingle du jeu dans « la lutte contre le terrorisme », leitmotiv des administrations Bush, en créant en 2001 l’Organisation de la coopération de Shanghai pour la sécurité en Asie centrale. Aux membres fondateurs (Russie, Chine, Kazakhstan, Ouzbékistan, Kirghizistan et Tadjikistan) se sont joints l’Inde et l’Iran, en 2016 et 2021, respectivement.

Le conflit syrien

La question ukrainienne ramène aux fondements de la Russie, soit la question de l’accès aux mers chaudes. L’ancienne Rus, le noyau dur d’un empire qui essaima d’Ouest en Est, se développa quand des peuples scandinaves descendirent vers la mer Noire à la recherche de débouchés commerciaux pour leurs peaux et autres marchandises. Depuis 1 200 ans, ce défi fait partie de l’ADN russe. Pas étonnant donc si Ukraine, Caucase, Turquie, Iran et Afghanistan reviennent comme des rengaines dans la politique étrangère, tsariste comme soviétique, et se heurtent aux ambitions occidentales, dont celles des États-Unis depuis leur entrée dans la Première Guerre mondiale. À ce titre, la victoire bolchévique de novembre 1917 offrait un parfait prétexte au cordon sanitaire. De même, on peut arguer que la guerre froide commença en Iran en 1943.
Russe depuis la fin du XVIIIème siècle, la Crimée assure l’accès à la Méditerranée, non négociable pour Moscou. La perspective d’un encerclement par l’OTAN est donc un casus belli et à ce titre, l’offre américaine actuellement sur la table ne coche pas les cases.
Pour la Russie, le conflit syrien, tentacule particulièrement venimeuse de l’hydre irakienne dont émergea l’État islamique, était une opportunité à ne pas manquer. Tristement, c’est la France qui paya le prix de ce retour, sous la forme de l’annulation forcée par Washington du contrat du Mistral. Qu’à cela ne tienne : avec un seul porte-avions et malgré des accidents, la Russie revient dans le marchandage régional. Même l’Arabie saoudite, clé de voûte de l’alliance sunnite anglo-américaine depuis le début du XXème siècle, l’admet lorsque le prince Mohammed ben Salmane se rend en visite officielle à Moscou en octobre 2017.

Un nouveau transsibérien

Entre-temps, deux frères ennemis développent une coopération tous azimuts sans signer d’alliance militaire formelle. Ils fondent une banque de développement et collaborent à la restauration de la route de la Soie maritime et terrestre. De 1 200 milliards de dollars en 2000, le PIB chinois est passé à près de 18 000 milliards en 2021. Celui de la Russie, dopé par les exportations de matières premières, se situe en bas des dix premiers PIB mondiaux. Les sanctions servent douloureusement les intérêts russes en forçant une diversification technologique trop longtemps retardée par Moscou. Le gazoduc transsibérien « Force de Sibérie », dont les travaux avaient commencé en 2014, est entré en fonction fin 2019. Dans le même temps, la Russie s’est insérée dans les marchés militaires d’Asie du Sud-Est et tente d’attirer les investisseurs vers la zone économique spéciale de Vladivostok. Cette ruée vers le Pacifique d’un pays dont toute la population est à l’Ouest est la contrepartie de l’encerclement de la Russie par l’Alliance atlantique.
Anciennement équipée militairement par la Russie, l’Inde, menacée par la Chine mais jamais sécurisée par les États-Unis, joue un attentisme pacifiste de plus en plus caduque. Vers 2017, les médias du monde entier découvrent que la masse eurasiatique est le centre du monde ; en réalité, il n’y en a jamais eu d’autre.

Unipolarité

La plus grande masse territoriale au monde était destinée à affronter la troisième (la seconde, le Canada, n’a pas de visée impérialiste), d’autant plus que leurs richesses en hydrocarbures attisent les flammes de leur rivalité depuis le dernier quart du XIXème siècle. À différentes époques, les États-Unis se seront servis de divers prétextes pour encercler la Russie. Communisme, irrédentisme, une folle alliance de deux ans avec le nazisme et aujourd’hui le refus de devenir un clone de la « démocratie libérale » érigée en religion de fin des temps : tout y sera passé. Peu importe que la Révolution française ait inventé les méthodes de la terreur politique génocidaire : l’hypocrisie du moment présent, qui tête aux mamelles de l’amnésie produite par les réseaux sociaux, n’en est pas à un déni près. L’idéologie du « regime change » de George W. Bush est devenue celle des Démocrates. Pour autant, la propagande est toujours celle du camp opposé. Ainsi, le président français profitait d’une visite de Vladimir Poutine à Versailles en mai 2017 pour dénoncer les médias « pro-russes » Sputnik et Russia Today aux côtés de son homologue.
Le diplomate n’a pas pour mission de réduire le monde à une uniformité minimaliste mais de gérer la complexité et d’empêcher la guerre. L’humiliation n’est pas non plus l’outil de prédilection de la maturité politique. Il fut un temps où cette compréhension était mutuelle entre Est et Ouest. La Russie a perdu 25 millions de ses citoyens pendant la Deuxième Guerre mondiale ; la Chine fut en guerre de 1912 à 1949. Empire millénaire pour la première, plurimillénaire pour la seconde, ni l’une ni l’autre n’entendent se faire sortir de l’Histoire par un État vieux de 250 ans, et l’une comme l’autre connaît le prix du sacrifice. Le jeu est dangereux. Pour l’éviter, il faudra sortir du combat existentiel que représente l’unipolarité.
Par Sandrine Teyssonneyre, à Nouméa

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A propos de l'auteur
Diplômée de la School of International and Public Affairs de Columbia University, Sandrine Teyssonneyre a 25 ans de carrière dans la finance, la diplomatie multilatérale, le conseil et l’enseignement des relations internationales. Entre autres livres, elle est l’auteur de "The United Nations and Business : A Partnership Recovered. Elle a conseillé des agences de l’ONU et des entreprises sur leur expansion pérenne dans les pays émergents et en développement.