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La crise en Ukraine dynamise le lien entre la Russie et la Chine

Le président Xi Jinping et son homologue russe Vladimir Poutine lors du Forum économique international de Saint-Petersbourg (SPIEF), le 7 juin 2019. (Source : Japan Times)
Le président Xi Jinping et son homologue russe Vladimir Poutine lors du Forum économique international de Saint-Petersbourg (SPIEF), le 7 juin 2019. (Source : Japan Times)
Les tensions croissantes de la Russie avec les États-Unis et leurs alliés autour de la possibilité d’une invasion russe en Ukraine ont pour effet de dynamiser les liens entre Moscou et Pékin. Les autorités chinoises montrent clairement leur soutien à Vladimir Poutine contre les États-Unis.
Parmi les signes du réchauffement entre les deux voisins, les déclarations du gouvernement chinoisSans déclarer publiquement son feu vert à une telle invasion, Xi Jinping n’a pas manqué de faire savoir que Russie et Chine seront plus que jamais liées par des enjeux géostratégiques.
« Poutine et Xi Jinping, en dépit de différends clairs sur des domaines majeurs, sont souvent sur la même longueur d’ondes au moment où le président russe a besoin du soutien de son homologue chinois sur les plans politique et économique, pour le cas où il décidait de risquer des sanctions et des pertes inévitables si une invasion [de l’Ukraine] devait se produire », expliquait dans une tribune lundi 24 janvier Thomas Graham, ancien ambassadeur américain pour le contrôle des armes.

« Préoccupations raisonnables »

Mais ce jeudi 27 janvier, la Chine a franchi un pas décisif, déclarant son soutien aux « préoccupations raisonnables » de Moscou vis-à-vis de l’Ukraine. « Les préoccupations raisonnables de la Russie en matière de sécurité doivent être prises au sérieux et recevoir une solution », a ainsi affirmé le ministre chinois des Affaires étrangères Wang Yi, lors d’un entretien téléphonique avec le secrétaire d’État américain Antony Blinken.
Sans nommer l’OTAN, le chef de la diplomatie chinoise a fait valoir que « la sécurité globale régionale ne saurait être garantie par le renforcement ou l’expansion des blocs militaires. Nous appelons toutes les parties au calme, à s’abstenir d’accroître les tensions et monter la crise en épingle. »
De son côté, Anthony Blinken a souligné « les risques mondiaux pour la sécurité et l’économie que poserait une nouvelle agression russe contre l’Ukraine ». Mercredi la vice-secrétaire d’Etat américaine Wendy Sherman avait indiqué que Vladimir Poutine « va faire usage de la force militaire à un moment donné, peut-être entre maintenant et mi-février ».

Exercices militaires avec l’Iran

S’ajoutent à ce contexte très tendu des manœuvres militaires conjointes entre la Chine, la Russie et l’Iran dans le détroit d’Oman, une zone stratégique où transitent des centaines de tankers chargés de pétrole. Ces manœuvres, qui ont commencé vendredi 21 janvier et ont duré trois jours, interviennent alors que le président iranien Ebrahim Raïssi vient d’effectuer une visite officielle en Russie pour renforcer les relations entre les deux pays. Il a notamment annoncé qu’un accord de coopération sur vingt ans serait prochainement signé entre Téhéran et Moscou. Il y a quelques jours, l’Iran et la Chine ont également annoncé l’entrée en application d’un accord de coopération stratégique d’une durée de 25 ans entre les deux pays. Ainsi, les trois pays renforcent leurs relations et ces manœuvres militaires marquent également ce rapprochement.
Des bâtiments de la marine iranienne et des Gardiens de la révolution ont pris part à ces manœuvres, les plus importantes jamais organisées entre les trois pays. Elles se sont déroulées en pleines négociations nucléaires à Vienne avec l’Iran qui, de l’avis même des Occidentaux, avancent très lentement. Intervenant en pleine tension entre la Russie et les pays occidentaux à propos de l’Ukraine, elles montrent que l’Iran se tourne désormais totalement vers la Russie et la Chine et veut renforcer ses relations avec ces deux pays, visés également par les États-Unis, dans tous les domaines.

En cas de sanctions occidentales, « la Chine serait contrainte de devenir un acteur important de la crise ukrainienne »

Rappelons que l’un des terrains fertiles au rapprochement sino-russe est l’ouverture le vendredi 4 février des Jeux Olympiques d’hiver à Pékin. Or Vladimir Poutine a d’ores et déjà fait savoir qu’il serait bien présent dans les tribunes vendredi prochain, à la différence de plusieurs pays occidentaux qui ont annoncé un boycott diplomatique de ces jeux. Parmi eux, bien sûr, les États-Unis, mais aussi le Japon, le Royaume-Uni, l’Australie et plusieurs autres pays.
Le signe le plus probant du rapprochement sino-russe en cours a été le rendez-vous virtuel entre Xi et Poutine de décembre dernier. Ce dernier a jeté les bases d’un sommet en présentiel entre les deux dirigeants dans un avenir proche, explique Thomas Graham, qui avait joué un rôle déterminant lors de la négociation de chaque accord international de contrôle des armements et de non-prolifération de 1970 à 1997.
Ce sommet en tête à tête, ajoute Graham, pourrait même être l’occasion pour Vladimir Poutine de tenter de persuader son homologue chinois de se ranger aux côtés de Moscou pour le cas où l’armée russe devait envahir l’Ukraine. Avec en contrepartie le soutien de la Russie à la Chine dans l’éventualité d’une invasion chinoise de Taïwan, souligne-t-il dans les colonnes de Just Security, un forum en ligne américain fondé en 2013 et spécialisé dans des analyses sur des questions de sécurité.
Un soutien chinois à une invasion russe de l’Ukraine ne manquera pas d’affoler les États-Unis car, si tel était le cas, les forces militaires en présence seraient totalement modifiées, les Américains étant loin d’être préparés à un tel chamboulement.
« Si la Russie décide l’escalade sur le plan militaire, il n’est pas encore clair de ce que seraient les sanctions que les États-Unis et de l’Union européenne pourraient adopter. Mais beaucoup d’options sont en discussion et il ne fait pas de doute que la Chine serait impliquée, estime pour sa part Chris Miller dans les pages du Foreign Policy Research Institute, un think tank américain dont il est le directeur. Considérant le fait que les relations économiques entre la Chine et la Russie sont bien plus importantes qu’elles ne l’étaient en 2014, il serait plus difficile et plus coûteux pour la Chine de ne rien faire face à des sanctions occidentales. »
« Il en résulterait que la Chine serait contrainte à devenir un acteur important dans cette crise comme dans les autres crises en gestation dans le détroit de Taïwan ou en mer de Chine du Sud, poursuit Chris Miller. Raison pour laquelle la Chine ne vas pas considérer une guerre entre la Russie et l’Ukraine comme une question périphérique. » De ce fait, « Pékin serait beaucoup plus engagé dans une telle crise. L’attitude de la Chine quant à sa décision de ne pas adhérer aux sanctions occidentales ou d’aider la Russie à ne pas s’y soumettre va déterminer la magnitude de l’isolement à la fois économique et politique que ces sanctions pourraient entraîner. »

« Meilleur ami »

Depuis des années déjà, les pressions croissantes exercées par les États-Unis et leurs alliés sur la Chine et la Russie ont pour conséquence que les deux anciens ennemis se rapprochent peu à peu. Au point où il est désormais question d’une alliance stratégique pour contrer ensemble l’Occident.
Ces dernières années, Moscou et Pékin sont entrés dans une véritable lune de miel. Xi Jinping appelle régulièrement Poutine son « meilleur ami ». Les deux hommes se sont parlé 37 fois depuis 2013, soit en visioconférence, soit en présentiel. Le président russe tire quelque fierté à bientôt devenir le premier dirigeant étranger que Xi Jinping rencontrera en chair et en os depuis le début de la pandémie de Covid-19, fin 2019.
Le mois dernier, Vladimir Poutine avait déjà tenté de rassurer le président chinois sur le fait que la quasi-totalité des dirigeants du monde assisteraient bien à l’ouverture des JO d’hiver de Pékin. Les États-Unis, le Royaume-Uni, le Japon, le Canada et l’Australie ont annoncé un boycott diplomatique de ces jeux en raison de violations des droits humains attribués aux autorités chinoises au Xinjiang, au Tibet et à Hong Kong. D’autres pourraient suivre le mouvement d’ici le 4 février.
En retour, Xi Jinping avait appelé la Russie à adopter avec la Chine « davantage d’actions communes pour protéger de façon efficace les intérêts sécuritaires » des deux pays, Vladimir Poutine louant de son côté les liens bilatéraux qui sont en ce moment « à un niveau jamais atteint qui illustre un niveau élevé de confiance réciproque en matière de stratégie ».

L’interdépendance commerciale sino-russe s’accroît avec la confrontation des blocs

Les relations sino-russes ont enregistré ces dernières années une embellie retentissante à mesure que les deux pays se sont retrouvé chacun la cible de pressions politiques provenant principalement des États-Unis mais aussi de leurs alliés. Illustration de ce réchauffement entre les deux voisins, les échanges commerciaux ont grimpé de 35,8 % en 2021 pour atteindre un montant record de 146,88 milliards de dollars, selon des chiffres officiels chinois. La Chine est devenue le premier partenaire commercial de la Russie depuis 2010, Pékin absorbant 14 % des exportations russes en 2020, dont en particulier des hydrocarbures et des minéraux. De l’avis d’Artyom Lukin, professeur associé de l’Université Fédérale pour l’Extrême Orient de Vladivostok, cité par le South China Morning Post, l’interdépendance économique entre la Russie et la Chine est appelée à s’accroître bien que la Russie soit plus dépendante de son voisin chinois.
Presque un cinquième des échanges commerciaux russes s’effectuent avec la Chine tandis que la Russie ne représente qu’à peine 2 % des échanges commerciaux chinois. « En outre, les exportations russes vers la Chine sont essentiellement constituées de produits de consommation courante tandis que les importations russes en provenance de Chine correspondent plutôt à des produits industriels et des biens de haute technologie, ajoute Artyom Lukin. Mais la dépendance chinoise à l’égard de la Russie est elle aussi en hausse au fur et à mesure que la confrontation avec les États-Unis s’amplifie. »
Pour Xu Poling, un spécialiste de l’économie russe à l’Académie des sciences sociales de Chine, cité par le South China Morning Post, la Chine a grand besoin d’avoir accès aux gigantesques réserves en énergie de l’Extrême-Orient russe pour satisfaire les besoins de l’industrie de la seconde économie mondiale. « La Chine a également besoin de livraisons sûres avec un faible risque du fait de transports depuis le sol russe, explique Xu. Le gaz et le pétrole russes peuvent être acheminés par des voies terrestres tandis que les pétroliers venant du Moyen-Orient traversent le plus souvent le détroit de Malacca et la zone de la mer de Chine du Sud. Le commerce entre la Russie et la Chine relève d’une aide stratégique mutuelle dans un contexte de confiance réciproque. La Russie est persuadée que la Chine ne fera pas usage de sa dépendance à son égard comme d’une arme contre elle. »

Le passif de la Guerre froide

Que de chemin parcouru entre Pékin et Moscou depuis la Guerre froide. Lorsque Mao Zedong avait proclamé l’avènement de la République populaire de Chine en 1949, l’Union soviétique était pour elle un soutien crucial et même un sauveur sur le plan économique. Les experts soviétiques étaient venus par dizaines de milliers pour aider le frère chinois tandis que Moscou déversait des milliards de dollars à la Chine en prêts à taux préférentiels que Pékin remboursait sous forme de livraisons de minéraux, de fer, de laine, de porc et de riz.
Mais les nuages ont commencé à s’accumuler entre les deux pays dans les années 1960. Des différends idéologiques se sont creusés pour déboucher sur une véritable crise entre Pékin et Moscou, crise qui a duré plusieurs décennies.
Outre l’idéologie, l’économie a aussi joué un rôle. Tandis que pour Moscou, l’accent était mis sur l’Europe, la Chine adoptait de profondes réformes économiques sous la houlette de Deng Xiaoping à partir de 1978 et préférait se tourner vers les investissements venant des États-Unis, du Japon mais aussi de l’Europe.
Depuis 2019, les relations sino-russes se sont nettement améliorées. Le gaz et le pétrole russes ont commencé à alimenter le marché chinois. En 2014, Gazprom et la China National Petroleum signaient un contrat de 30 ans après plus de dix ans de négociations entre Pékin et Moscou. Depuis, la confrontation entre les deux pays a laissé la place à la coopération dans de nombreux domaines, y compris le cyberespace, les infrastructures, la sécurité et la conquête de l’espace.

Vers une alliance militaire ?

La Chine et la Russie s’efforcent en même temps d’utiliser leurs monnaies dans les échanges commerciaux dans le but de contrer l’utilisation du dollar qui reste néanmoins la monnaie largement dominante dans les échanges commerciaux de la planète. En décembre dernier, le conseiller de Vladimir Poutine sur les affaires politiques, Yuri Ushakov, a révélé que la Russie et la Chine étaient tombées d’accord sur la mise en place d’un système financier commun au service des échanges bilatéraux « qui ne sera pas influencé par un pays tiers ». Cette annonce intervenait après une menace clairement exprimée à Washington sur le fait que les États-Unis et l’Europe envisageait d’exclure la Russie du système de paiement Swift, de loin le premier système de règlement électronique.
Mais en dépit de la signature par la Russie d’un accord sur sa participation aux « Nouvelles routes de la soie » (Belt and Road Intiative, BRI), les investissements croisés de ces deux pays sont restés modestes. Moscou et Pékin n’ont toujours pas signé d’accord sur l’abolition de taxes douanières pour les échanges commerciaux.
« Les projets d’investissements [en Russie] financés par la Chine restent l’exception plutôt que la règle, ce qui semble bien montrer que la Russie n’est pas considérée comme une destination attractive pour les investisseurs chinois, explique encore Artyom Lukin. C’est aussi le même constat qui s’impose s’agissant des hautes technologies en Occident qui subsiste dans les deux pays »
L’inquiétude grandit désormais en Occident sur le fait que cette embellie sino-russe se traduise aussi dans le domaine militaire. Si ce devait être le cas un jour, les conséquences pour les États-Unis, mais aussi pour l’Union européenne et le Japon, seraient incalculables. Car la Russie possède des systèmes d’armement très sophistiqués. La Chine aussi, mais à un degré moindre.
Conscient de cette inquiétude, Xi Jinping à récemment déclaré que la Chine ne comptait pas s’engager sur ce terrain. En juin dernier déjà, à l’issue d’une visioconférence, le président chinois et son homologue russe avaient tenu à apporter un démenti : les deux pays ne cherchent nullement à mettre en place une nouvelle guerre froide ni une coalition militaire. À l’inverse, avaient-ils affirmé, leurs relations bilatérales sont devenues « plus mûres, stables et solides », les deux pays étant désormais l’un pour l’autre des « partenaires prioritaires ».
« La Russie et les États-Unis se livrent une concurrence acharnée dans leurs exportations de gaz liquide à la Chine et même pour le cas où les sanctions américaines devaient quelque peu diminuer, il resterait impossible pour les États-Unis d’importer du gaz naturel de Russie, a déclaré le président chinois. Les États-Unis et l’Europe œuvrent pour tenter d’améliorer leur lien avec la Russie, mais les antagonismes entre les États-Unis et la Russie font qu’il est impossible que ces deux pays deviennent un jour des frères. Conséquence des pressions politiques exercées par les États-Unis contre la Chine et la Russie, mais aussi du fait de leur longue frontière commune et de l’expérience historique partagée par les deux voisins, ces deux pays ne devraient jamais s’affronter. »
Où va mener cet engrenage infernal autour de l’Ukraine et jusqu’où ira Pékin dans l’éventualité d’une guerre dans cette ancienne République soviétique ? Ce conflit, s’il a lieu, va-t-il dégénérer ? Nul ne le sait à ce stade. Mais à l’évidence, le « facteur Chine » monte en puissance dans cette crise.
Par Pierre-Antoine Donnet

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A propos de l'auteur
Ancien journaliste à l'AFP, Pierre-Antoine Donnet est l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages consacrés à la Chine, au Japon, au Tibet, à l'Inde et aux grands défis asiatiques. En 2020, cet ancien correspondant à Pékin a publié "Le leadership mondial en question, L'affrontement entre la Chine et les États-Unis" aux Éditions de l'Aube. Il est aussi l'auteur de "Tibet mort ou vif", paru chez Gallimard en 1990 et réédité en 2019 dans une version mise à jour et augmentée. Après "Chine, le grand prédateur", paru en 2021 aux Éditions de l'Aube, il a dirigé fin 2022 l'ouvrage collectif "Le Dossier chinois" (Cherche Midi). Début 2023, il signe "Confucius aujourd'hui, un héritage universaliste", publié aux éditions de l'Aube. Son dernier livre, "Chine, l'empire des illusions", est paru en janvier 2024 (Saint-Simon).