Politique
Entretien

Liu Bowen : en Chine, "le sacrifice et le courage des journalistes citoyens peuvent rendre la société meilleure"

Le journaliste citoyen chinois Liu Bowen. (Crédit : DR)
Le journaliste citoyen chinois Liu Bowen. (Crédit : DR)
Ses récits en images des inondations de la capitale du Henan, au centre de la Chine l’été dernier, ont fait le tour des réseaux chinois. À 39 ans, Liu Bowen, est l’un des rares photojournalistes indépendants à vivre de son travail à Pékin. À l’heure où l’association Reporter sans frontières (RSF) dénonce dans un rapport « le grand bond en arrière du journalisme en Chine », Liu Bowen confie à Asialyst son envie de raconter le quotidien des chinois en se plaçant du côté des faibles. Continuer à informer ses concitoyens dans la Chine d’aujourd’hui, c’est un peu comme l’escargot sur le fil du rasoir d’Apocalypse now. À chaque reportage, le risque existe de trébucher sur les lignes rouges de la censure ou d’être contraint à réintégrer les rangs.
Pourquoi avez-vous choisi de travailler en tant qu’indépendant ?
Liu Bowen : La principale raison, c’est que cela me donne une certaine liberté. Être indépendant me permet de choisir mes sujets. Si vous travaillez dans un média d’État, vous êtes forcement ramené aux objectifs de propagande de ces médias. Une autre raison, c’est que je n’ai pas toujours travaillé dans les médias. J’ai commencé tard. Je suis déjà âgé pour ce métier, la plupart des autres photographes sont plus jeunes. Concernant mes revenus, comme je suis photographe, je fais aussi des photos ou des vidéos commerciales entre mes reportages. Mais depuis l’épidémie, c’est plus compliqué. De nombreux shooting et tournages ont disparu. Les médias sont également plus stricts sur les collaborations extérieures. C’est encore possible de faire du reportage, mais c’est plus difficile.
Quelles sont les histoires que vous pouvez faire en tant qu’indépendant et que vous ne pouvez pas faire ailleurs ?
Je me définis comme photographe indépendant, mais en réalité la notion d’indépendance dans le journalisme n’existe pas en Chine. C’est la loi : un journaliste chinois doit avoir une carte de presse délivrée par l’Administration générale de la presse et des publications pour pouvoir exercer le métier. Seuls les photographes et auteurs n’ont pas cette astreinte. Je ne souhaite pas travailler sur les thèmes développés par la propagande, ce qui ne m’empêche pas de couvrir des actualités sur lesquelles sont aussi les médias officiels. C’est le cas des catastrophes naturelles ou des accidents industriels, par exemple. Après, chacun travaille en fonction de son regard sur les choses.
Je me souviens notamment de l’explosion de l’usine chimique de Xiangshui en 2019. De nombreux médias chinois ont rapporté cet incident. Moi personnellement, j’ai choisi de donner la parole aux victimes. J’ai fait un reportage sur les « cicatrices de Xiangshui », dans lequel j’ai parlé des plus de 600 personnes blessées et des familles qui avaient perdu un proche. Certains médias officiels préfèrent ne pas insister sur les victimes, afin de ne pas rendre l’actualité « inquiétante ». Je me suis attaché aux patients souffrant de maladies pulmonaires. Je pense ici à ces mineurs et ouvriers en bâtiment qui posent les fondations des immeubles au marteau-piqueur sur les chantiers en Chine. Il en existe un grand nombre en Chine, et beaucoup d’entre eux résident dans les zones rurales. Les plus pauvres n’ont souvent pas le choix de leur métier, et se retrouvent à exercer des métiers à risques pour la santé.
Beaucoup tombent malades en quittant leur campagne pour aller construire les tours des mégalopoles chinoises ou pour travailler dans les mines. C’étaient surtout dans les années 1980 et 1990. Ils ont aujourd’hui 40 ans. Ce sont des personnes qui ont rarement la parole dans les médias d’État. Ils ne savent le plus souvent pas bien s’exprimer, ils ne peuvent pas écrire, donc ils sont invisibles. Quand j’ai proposé ce sujet, un média en ligne m’a proposé de le publier. Mais ils ont attendu 2019. Entre-temps, le XIXe Congrès national du Parti communiste chinois a eu lieu [en 2017], puis d’autres rendez-vous politiques. À chaque fois qu’ils ont voulu publier mon enquête, ils n’ont pas été autorisés à le faire.

Contexte

La Chine vit dans une réalité parallèle au reste du monde. Cela non pas en raison de la grande barrière sanitaire aux frontières qui freinent les échanges depuis le début de la pandémie de Covid-19, mais de la grande muraille informatique qui filtre et censure les informations venues de l’extérieur. Ces cinq dernières années, l’empire du milliard et demi est passé à côté des « Panama Papers ». Les Chinois n’ont pas entendu parler non plus des manifestations géantes à Hong Kong en 2019. Comment peut-on échapper à deux millions de manifestants en colère et à ces avenues hongkongaises transformées en fourmilières qui se voient comme le nez au milieu de la couverture des médias du monde entier ? Tout simplement en effaçant l’événement et les gens qui l’accompagnent : aucune image de ces rassemblements hongkongais contre la loi sur la sécurité nationale venue de Pékin, n’a atterri dans les médias officiels de Chine continentale. Même chose, plus récemment, lorsque Peng Shuai s’est volatilisée. La planète tennis s’est mobilisée suite à la disparition médiatique de l’ancienne championne du double féminin à Rolland Garros et Wimbledon, après que cette dernière a accusé d’agressions sexuelles un ancien dirigeant chinois. Localement, les médias et les réseaux chinois ont été totalement verrouillés.

Les gros sabots et ciseaux de la censure sont capables d’étouffer les voix contestataires en Chine. Xi Jinping a même fait de ce contrôle de l’information et de l’influence occidentale à l’ère du numérique, la mère des batailles pour assurer la survie du Parti communiste chinois qui a célébré son centenaire l’été dernier. La lente asphyxie de la société civile a commencé au lendemain de son accession au pouvoir, par un éditorial du Nanfang Zhoumo – hebdomadaire de canton – appelant au respect du pluralisme inscrit dans la constitution chinoise. La censure de cet éditorial publié pour le Nouvel an lunaire a déclenché une grève des rédacteurs à l’hiver 2013. Selon Gao Yu, depuis, « la presse a disparu ». « Les journalistes n’écrivent plus », confiait l’ancienne journaliste avant le Covid-19.

La pandémie n’a rien arrangé à l’affaire, bien au contraire. De nombreux « journalistes citoyens » ont certes émergé suite à la découverte d’une « mystérieuse pneumonie virale » à Wuhan, au centre de la Chine, il y a deux ans. Beaucoup ont été arrêtés. Certains sont toujours en prison comme Zhang Zhan – qui a été récompensée du prix du courage RSF 2021 -, d’autres ont été invités à se taire comme Chen Qiushi. Pot de fer contre pot de terre, l’espace qui reste aux journalistes chinois est de plus en plus tenu. Continuer d’informer exige de marcher sur les œufs de la censure, sachant que tous les sujets ou presque peuvent être considérés comme sensibles. Danser entre les lignes rouges définies par les autorités, est désormais réservé à une poignée « d’auteurs », « indépendants », souvent seuls et surtout courageux. Ces derniers sont noyés au milieu de l’océan de la presse officielle. Des journalistes des services en langues étrangères des médias centraux, racontant n’avoir pas eu le droit, sauf exception, de quitter la capitale chinoise pendant plus d’un an après le début de la pandémie.

Le journaliste citoyen chinois Liu Bowen. (Crédit : DR)
Le journaliste citoyen chinois Liu Bowen. (Crédit : DR)
La liberté d’expression pour les journalistes existe-t-elle en Chine ? Et quelles sont les lignes rouges à ne pas franchir ?
Liu Bowen : La première des limites pour moi, c’est de savoir si le sujet peut être publié. Vous pouvez raconter toutes les histoires que vous voulez, si elles ne sont pas diffusées, elles sont perdues. Il y a par exemple des sujets publiés par des médias étrangers qui suscitent la controverse. Je pense par exemple à des sujets comme le coton du Xinjiang. Si vous faites un reportage en images sur la vie des Ouïghours, aucun média chinois ou très peu en tous cas accepteront de le publier. Donc je décide de mon travail en fonction de ce qui est publiable ou non. Ensuite, je me pose la question de savoir si c’est utile aux personnes en difficulté. Je me sens incapable de faire des sujets sur le Xinjiang, ou sur les avocats des droits humains et pour d’autres sujet, j’hésite… Il y a quelques années, j’ai vécu à Nancheng, non loin de « l’Administration nationale des plaintes et des propositions publiques ». De nombreux pétitionnaires venus des provinces venaient déposer leur requête auprès du pouvoir central. J’ai voulu parler de ces pétitionnaires. Puis j’ai renoncé, pensant que je risquais de les mettre en danger, et que mon appareil photo pourrait être confisqué. C’était trop tôt pour moi, même si je sais que le témoignage de ces femmes et ces hommes est précieux. J’ai entendu dire que les médias privés risquaient de disparaitre. Pour l’instant, je me suis fixé une règle : sur une catastrophe par exemple, je ne fais pas que critiquer ou dire que la situation est très mauvaise. J’essaie de publier des informations qui pourront aider les gens à faire face à leurs problèmes, et à vivre mieux. C’est le verre vide et le verre plein. Pour le monde occidental, la parole n’est pas assez libre et pas assez ouverte en Chine. Moi je me dis qu’il reste du chemin à faire pour développer le pays. Il n’est pas possible de vivre pour le moment une vie comme dans les sociétés capitalistes développées. Soit vous partez, soit vous tentez de vous en sortir.
Quelles sont les principales contraintes que vous rencontrez en reportage ?
Bon d’abord, il faut bien connaître les réglementations mises en place par les autorités locales pour la presse. Et parfois les règlements sont nombreux. Et il y a également des zones grises. Quand je suis allé couvrir les inondations du Henan, je ne savais pas toujours à quoi m’en tenir. J’ai parlé notamment des paysans qui ont beaucoup perdu dans la catastrophe. Des lecteurs m’ont dit qu’ils n’étaient pas au courant ou qu’ils n’avaient pas mesuré l’ampleur des dégâts et des souffrances que peut entrainer ce type de catastrophe. C’est la preuve que notre société a besoin de cette information indépendante. J’ai appris que des citoyens comme Chen Qiushi, Zhang Zhan et d’autres ont été arrêtés à Wuhan en 2020 pour leurs reportages. Mon travail n’est en fait pas différent de ces journalistes citoyens. Je suis un citoyen ordinaire qui travaille en tant qu’auto-entrepreneur. Ce travail d’information a de la valeur et vous devez parfois en payer le prix.
Avez-vous déjà eu des problèmes avec les autorités ?
Je n’ai pas rencontré de problèmes majeurs. J’ai voulu aller à Wuhan et j’ai publié un article sur le réseau Weibo avant la levée du verrouillage de la ville le 8 avril 2020. J’ai dit que j’étais photographe et que je voulais aller à Wuhan. Je demandais si les gens voulaient témoigner. Me raconter la maladie ou le décès d’un proche, et d’autres problèmes liés à l’épidémie. Ce post a été lu par des dizaines de milliers de personnes. Et quand je suis parti pour Wuhan, le jour de mon départ, ma famille a reçu un appel de leur communauté de résidence demandant si j’allais faire une pétition. J’ai répondu que non. Mon épouse m’a raconté que trois groupes étaient venus à notre domicile l’interroger. La première vague, c’était des responsables communautaires, la deuxième des policiers. On a ensuite eu la visite de gangsters la nuit, qui ont cassé la porte de notre maison et m’ont réprimandé. Suite à mon poste, ils ont eu peur que j’ai obtenu des informations. Toutes ces personnes sont venues chez nous, juste parce que j’avais posé des questions en ligne.
Bon, j’ai aussi eu des problèmes en faisant mes photos. Quand tu vas seul dans un endroit, ils te demandent toujours ce que tu fais. Je dis simplement que je prends des photos. Je suis photographe et je suis ici pour prendre des photos. Parfois, le sujet est particulièrement sensible. J’ai filmé une fois à la campagne un procès entre un villageois et le gouvernement local, qui s’est retourné contre le villageois accusé d’avoir semé le trouble. Le comité du village m’a convoqué, puis a appelé la police qui m’a interrogé. Ils m’ont dit que je n’étais pas dans la légalité, car je n’avais pas de carte de presse. Ils ont ensuite voulu voir ma chambre d’hôtel, savoir s’il y avait d’autres personnes avec moi.
Que pensez-vous de la couverture de Wuhan au début de la pandémie ?
Ceux qui m’ont le plus impressionnés, ce sont les journalistes du magazine Caijing. C’est un média privé, parmi les plus audacieux aujourd’hui. Ils ont fait beaucoup de reportages notamment à propos du docteur Li Wenliang et du docteur Ai Fen [deux médecins lanceurs d’alerte, NDLR]. Leur histoire a également été raconté par le journal Nanfang. Les premiers à avoir parlé de l’épidémie à Wuhan, ce sont les journalistes du South China Morning Post à Hongkong. Ils ont d’abord signalé un phénomène de SRAS à Wuhan, mais je n’y ai pas vraiment prêté attention jusqu’à ce que la ville soit verrouillée. Les médias nationaux ont toujours dit à l’époque que l’infection était évitable et contrôlable, et que la situation n’était pas particulièrement grave. Si l’alarme avait été donnée plus tôt, on aurait mieux contrôlé les choses. On sait maintenant que les responsables savaient que la situation était grave, mais ils ne l’ont pas qualifiée de « grave ». Le public n’était pas informé par les médias nationaux. Heureusement, qu’il y a eu des lanceurs d’alerte.
Que dire des journalistes citoyens et du travail de Zhang Zhan notamment ?
Je pense que ce qui lui arrive n’est pas juste, car elle n’a rien fait de mal. Elle n’a blessé personne, elle n’a pas diffusé de fausses nouvelles. Sa seule faute, c’est d’avoir violé les ordres des autorités. Le traitement qui lui a été réservé pousse à réfléchir. C’est probablement l’avenir de notre société. Les journalistes citoyens sont de plus en plus confrontés au danger. Or si une journaliste doit faire un si gros sacrifice, si cela conduit à être condamnée à 4 ans de prison, alors il faut que ses reportages déclenchent un mouvement civique dans la société, et que beaucoup la soutiennent. Dans ce cas, je pense que cela vaut la peine de se sacrifier. Après, la réalité, c’est que beaucoup de gens se sont sacrifiés pour ce métier d’informer. Des journalistes mais aussi des avocats, et le public ne peut rien faire pour eux quand ils ont des ennuis avec les autorités. Leur travail est important, car c’est un témoignage de l’époque auquel les gens pourront se référer plus tard. Ce sacrifice, ce courage peut rendre la société chinoise meilleure à l’avenir.
Comment expliquer qu’une actrice de cinéma telle que Fan Binging ou qu’une joueuse de tennis comme Peng Shuai puissent disparaître totalement des médias ?
J’avoue que je n’ai pas prêté particulièrement attention à ces histoires. Mais disons que ce genre de disparition doit être perçu comme une punition. Pour des artistes ou des sportifs, ne plus avoir de vie publique est une punition terrible, car ils perdent leurs moyens d’existence. C’est l’avertissement le plus grave pour certaines personnes jugées désobéissantes par les autorités. Il n’y a pas besoin de procédure légale, ni besoin d’un règlement. Il suffit de faire passer le message en interne aux médias. Tous les médias sont des médias d’État en Chine, il y a très peu d’exceptions. Donc, il est très facile de fermer l’interrupteur, d’effacer une personne. C’est difficile de lutter contre cette réalité qui pourtant n’est pas acceptable.
Propos recueillis par Stéphane Lagarde

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A propos de l'auteur
Stéphane Lagarde est l'envoyé spécial permanent de Radio France Internationale à Pékin. Co-fondateur d'Asialyst, ancien correspondant en Corée du Sud, il est tombé dans la potion nord-est asiatique il y a une vingtaine d’années.