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Entretien

Corée du Sud : 40 ans après Gwangju, le "Tiananmen coréen" continue de diviser

Le président sud-coréen Moon Jae-in lors de la cérémonie des 40 ans du massacre de Gwangju. (Source : Korea Herald(Source : Korea Herald)
Le président sud-coréen Moon Jae-in lors de la cérémonie des 40 ans du massacre de Gwangju. (Source : Korea Herald(Source : Korea Herald)
Ce fut le début de la longue marche vers la démocratie en Corée du Sud. Quatre décennies ont passé depuis que les soldats ont tiré sur les manifestants à Gwangju. Comme chaque année, cette mégapole du sud-ouest de la péninsule coréenne célèbre le souvenir des victimes. La répression du soulèvement de la jeunesse contre la dictature a fait l’objet de nombreuses enquêtes. Mais depuis 40 ans, des questions restent en suspens. Qui a donné l’ordre d’ouvrir le feu sur les manifestants ? Où sont les restes des disparus ? L’objectif n’est pas la punition, mais la réconciliation, a appelé Moon Jae-in à l’occasion des cérémonies du souvenir ce lundi 18 mai 2020. « Le chemin du pardon s’ouvrira si les responsables trouvent le courage de dire la vérité », a affirmé le président sud-coréen. La mémoire incomplète du « printemps de Gwangju » continuant de diviser la société coréenne.

Entretien

L’événement a fait beaucoup moins de bruit que les 30 ans de Tian’amen l’année dernière. La Corée du Sud commémorait ce lundi 18 mai le début du soulèvement étudiant parti de l’université Chonnam de Gwangju le 18 mai 1980 au matin. La répression armée qui a suivi pendant près de dix jours a fait officiellement 160 morts, jusqu’à plusieurs milliers selon les organisations de défense des droits de l’homme.

Une décennie d’oubli supplémentaire aura peut-être atténué l’intérêt des médias. Mais le souvenir des proches des victimes reste à vif, nous confie Lee Jae-eui dans cet entretien accordé à Asialyst. Cet ancien manifestant du printemps de Gwangju est aujourd’hui conseiller de la Fondation du Mémorial du 18 Mai. L’institution travaille à la collecte des témoignages et des preuves permettant de reconstituer le déroulé de ces jours tragiques aux côté de la Commission pour la vérité du mouvement démocratique du 18 mai.

Ce sont souvent les dates qui servent à nommer les agressions subies par les peuples, notamment lorsqu’il s’agit d’un déchaînement de la violence étatique. Les Chinois parlent du « 6.4 », le mois précédent le jour pour le 4 juin 1989. Les Coréens évoquent le « 5 1 8 », pour le 18 mai 1980. Si les appareils photos n’ont pas capturé de « Tank man » en Corée du Sud, des étudiants courageux ont également tenté de bloquer la progression des véhicules blindés sur l’avenue qui mène au bureau de la province de Jeolla du Sud, comme en témoignent ces incroyables images ressorties par Tim Shorrock à l’occasion de de ce quarantième anniversaire.

La reconnaissance officielle des souffrances endurées par les familles progresse. En 2017, pour la première fois un président de la République de Corée assistait aux commémorations aux cotés des familles des victimes. En 2020, la cérémonie a réuni les dirigeants des principales formations politiques, dont certains autrefois refusaient une partie de la vérité. Mais le déni entretenu par une frange ultra-conservatrice continue de diviser l’opinion et contribue à meurtrir les proches des disparus. D’autant que jusqu’à l’élection de Moon Jae-in en 2017, certains révisionnistes avaient encore pignon sur rue, parfois n’hésitant pas à utiliser les fake news pour discréditer le mouvement. Gwak Hee-seong en a fait l’amer l’expérience. Ce chauffeur de taxi a intégré les milices citoyennes de Gwangju à 19 ans. Il a ensuite tenté de se faire oublier, jusqu’a ce qu’un soit-disant expert du camps réactionnaire l’accuse d’avoir été membre d’une supposée unité spéciale nord-coréenne envoyée à Gwangju. Le chauffeur de taxi a porté plainte pour diffamation en 2015, et a remporté son procès.

Ce déni vaut aussi pour une partie des acteurs de l’époque. Jugé coupable pour ces liens avec le coup d’État du 12 décembre 1979, l’ancien président et général Chun Doo-hwan affirme qu’il n’a pas demandé à la troupe d’employer la force. Qui donc a ordonné aux parachutistes d’ouvrir le feu depuis les hélicoptères, demandent les Antigones de Gwangju ? L’autre grande question concerne les disparus. Les restes de 40 manifestants ont été retrouvés l’année dernière sous une ancienne prison, mais des dizaines de proches sont toujours sans nouvelle. Parmi eux, Cha Cho-gang, 81 ans, dont le fils n’est jamais rentré à la maison. « Mon mari est décédé il y a trois ans, a-t-elle déclaré à l’AFP. Son dernier souhait était d’enterrer les restes de notre fils avant ses propres funérailles. Je souhaite la même chose, mais je ne suis pas sûr que cela se réalise un jour. »

Le Sud-Coréen Lee Jae-eui, ancien manifestant à Gwangju, et conseiller à la Fondation du Mémorial du 18 mai. (Crédit : DR)
Le Sud-Coréen Lee Jae-eui, ancien manifestant à Gwangju, et conseiller à la Fondation du Mémorial du 18 mai. (Crédit : DR)
Que reste-il de cette tragédie, 40 ans après ?
Lee Jae-eui : Ce qu’il reste dans la mémoire collective, c’est d’abord le souvenir que nos soldats ont tiré sur le peuple. Quatre décennies ont passé, mais la confiance dans l’armée n’est pas revenue complètement. C’est triste pour le pays et notamment pour les parents. Le service militaire dure deux ans en Corée du Sud. On a pour devoir d’envoyer nos fils servir le drapeau et protéger le pays, ce n’est pas pour que l’armée se retourne contre ses propres enfants. Rechercher la vérité sur ce qui s’est passé à Gwangju il y a quarante ans, c’est donc aussi contribuer à restaurer la confiance dans les forces armées.
Le président Moon Jae-in a appelé à renforcer « l’esprit de Gwangju ». Cet « esprit » est-il donc en danger ?
La société coréenne reste profondément divisée, et cela en partie à cause de ce qui s’est passé lors du soulèvement de Gwangju. Le pays perd une partie de son énergie à cause de ces divisions. Cela rajoute au traumatisme des faits passés. Des familles ont été blessées une première fois il y a quarante ans : elles sont meurtries à nouveau lorsqu’on leur refuse la vérité. Les divisions, le déni d’une partie de l’opinion et chez une partie des responsables de l’époque, n’aident pas à faire le deuil.
« Il existe au sein de l’opinion coréenne une frange ultra-conservatrice et nostalgique des années de fer qui, depuis 40 ans, n’a de cesse d’attaquer ou d’insulter l’esprit de résistance à la dictature. »
A quoi se mesure cette division ?
Ce n’est pas un problème de division entre la droite et la gauche. Le propre de la démocratie, c’est l’alternance. Ce qui est problématique ici, c’est le fait de nier la réalité, de vouloir gommer la mémoire collective. Il existe toujours au sein de l’opinion coréenne une frange ultra-conservatrice et nostalgique des années de fer. Ce sont souvent d’anciens militaires qui manifestent avec le drapeau coréen. On les appellent « taeguki budae » – littéralement les « manifestants au drapeau ». Et ce sont des gens qui, depuis 40 ans, n’ont de cesse d’attaquer ou d’insulter cet esprit de Gwangju qui incarne la résistance à la dictature. En réalité, l’extrême droite ne représente qu’une petite partie de l’opinion. On a pu encore le constater à l’occasion des élections législatives récemment : la plupart des citoyens sont en désaccord avec eux. Mais ils ont de nombreux réseaux et beaucoup de pouvoir. Ce sont des partisans du passé qui vivent dans leur obsession de la Corée du Nord. Ils sont figés dans la guerre froide et la lutte anti-communiste. Ils provoquent des crises de sécurité dans la péninsule et surtout, ils continuent de légitimer un régime passé qui a opprimé le peuple. En fait, ils rêvent d’un retour en arrière. Ils bloquent le développement de la démocratie coréenne, et pour cela, ils continuent de représenter un danger.
Que réclament les familles des victimes ?
Je vous l’ai dit et je le répète : la première chose que veulent les familles, c’est la vérité. Des Coréens sont morts pendant les manifestations de Gwangju. 80 personnes sont toujours portées disparues. Leurs proches souhaitent savoir précisément ce qui leur est arrivé lors du soulèvement de la ville. Ils veulent savoir où se trouvent les restes des disparus. Qui a ordonné le massacre ? Combien de manifestants tués ? Combien de blessés ? On a toujours un problème avec les chiffres. Or le décompte exacts des victimes fait partie de cette quête de vérité. Officiellement, 169 citoyens ont été tués lors de la répression des manifestations. Il y a aussi eu plusieurs milliers de blessés. Entre 1 000 et 5 000 personnes selon les experts, donc vous le voyez que cela reste encore flou. Si l’on compte les morts des suites de leurs blessures, 370 personnes ont perdu la vie lors du soulèvement de Gwangju selon le bilan officiel.
Quel souvenir en particulier conservez-vous de ces journées de mai ?
J’étais en 3eme année de l’université de Chongnam, j’avais alors 23 ans. J’étais membre d’un syndicat étudiant clandestin et je me souviens de ce 18 mai comme si c’était hier. Les étudiants ont commencé à manifester et mes militaires sont très vite arrivés. J’étais aussi à la mairie occupée par les manifestants le 22 au matin. J’ai passé une nuit dans la mairie et le lendemain matin, je me souviens des manifestants ramenant les blessés. J’ai vu aussi les cadavres sur la chaussée. Les corps venaient de l’hôpital. Ils étaient rassemblés au même endroit. Ce fut un très grand choc pour moi. Je me souviens que les corps étaient très abîmés. Et je n’oublierai jamais cette odeur : je l’ai encore en tête rien que de vous en parler.
On parle beaucoup du devoir de mémoire. On comprend que ce travail de mémoire est difficile…
*Le 16 avril 2014, le ferry Sewol chavire en mer Jaune. 476 personnes sont à bord dont une majorité de lycéens en voyage scolaire. 304 passagers et personnels d’équipages disparaissent. L’erreur humaine et le dysfonctionnement des services de secours seront rendus responsables du naufrage.
C’est vrai, mais c’est pourtant un travail indispensable. La grande leçon, c’est qu’il faut toujours rester vigilant. Encore récemment, il a fallu batailler pour obtenir la vérité sur le naufrage du ferry Sewol*. Il y a eu de nombreuses avancées, mais le combat pour la vérité doit se poursuivre à Gwangju. Car sans justice, sans vérité, le travail de deuil devient compliqué. La société coréenne reste empreinte de méfiance et de ce sentiment d’insécurité né de ce qui s’est passé à l’époque. Si nous réglons ce problème, le pays sera encore plus transparent et mieux à même d’affronter les défis qui se présentent. C’est important pour le développement de notre démocratie. Pour cela, il faut que les responsables reconnaissent leurs fautes. Or, jusqu’à présent ce n’est pas le cas. J’ai écrit un livre il y a quelques années sur les journalistes étrangers qui étaient sur place au moment du soulèvement de Gwangju [lire notre article sur le film A Taxi Driver, à propos de Gwangju] L’éditeur avait choisi ce titre pour la parution en anglais : « Le soulèvement de Gwangju : témoignages des journalistes sur le Tianamnen coréen ». Comme en Chine dix ans après, la violence de l’État n’a pas été complètement reconnue en Corée. Nous avons pourtant changé de régime, mais il reste des poches de gens réactionnaires et ultra-conservateurs qui conservent un grand pouvoir et défendent le « Tianamen coréen ». Le devoir de mémoire, c’est pour éviter de répéter les mêmes erreurs, de se retrouver face aux mêmes tragédies. Rechercher les témoins, reconstituer le puzzle de la vérité est fondamental pour éviter que l’Histoire ne se répète.
Propos recueillis par Stéphane Lagarde

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A propos de l'auteur
Stéphane Lagarde est l'envoyé spécial permanent de Radio France Internationale à Pékin. Co-fondateur d'Asialyst, ancien correspondant en Corée du Sud, il est tombé dans la potion nord-est asiatique il y a une vingtaine d’années.