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Indo-Pacifique : comprendre les reconfigurations stratégiques et leurs implications

Pour la Chine, le pacte Aukus "abîme sévèrement la paix et la stabilité régionale" en Asie-Pacifique. (Source : Sky)
Pour la Chine, le pacte Aukus "abîme sévèrement la paix et la stabilité régionale" en Asie-Pacifique. (Source : Sky)
À l’occasion du forum de l’APEC du 8 au 13 novembre et suite à l’annonce le 15 septembre de la formation de l’alliance Aukus, l’Institut français de recherche sur l’Asie de l’Est (IFRAE) a débattu des reconfigurations en Indo-Pacifique lors d’une visioconférence le 15 novembre, dans le cadre de ses « Rencontres du lundi », avec deux de ses membres, Sébastien Colin et Guibourg Delamotte. Un débat animé par Joris Zylberman, rédacteur en chef d’Asialyst.

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À partir de 2021, Asialyst développe un nouveau partenariat avec l’Institut français de recherche sur l’Asie de l’Est (IFRAE), une nouvelle équipe de recherche rattachée à l’Inalco, l’Institut national des langues et civilisations orientales. Le deuxième lundi de chaque mois, l’IFRAE organise un débat autour de ses chercheurs à l’Inalco à l’auditorium du 2 rue de Lille, 75007 Paris.

Le 11 novembre dernier, dans le cadre du sommet de l’APEC, le Forum de coopération de l’Asie-Pacifique, le président chinois Xi Jinping a de nouveau évoqué la candidature de la Chine au Partenariat transpacifique, ce traité de libre-échange voulu par les États-Unis de Barack Obama sans Pékin, puis dont Donald Trump s’est retiré et que le Japon principalement a fait aboutir malgré tout sous le nom de CPTPP (Comprehensive Progressive TransPacific Partnership) – et dont on ne sait toujours pas si Joe Biden voudra l’intégrer. Ce traité est entré en vigueur fin 2018. En parallèle, la Chine a créé un autre traité de libre-échange concurrent, le RCEP (Regional Comprehensive Economic Partnership), qui entrera en vigueur en janvier 2022. Xi Jinping veut donc être présent sur les deux tableaux – le Japon fait lui aussi partie des deux accords.
En outre, le 15 novembre, Xi Jinping et Joe Biden se sont « rencontrés » pour la première fois dans un face-à-face en visioconférence, alors que les relations sino-américaines sont marquées par une tension très élevée, en particulier sur la question de Taïwan.

Quelles reconfigurations dans le bloc occidental ?

À ces tensions s’ajoute Aukus, cet accord tripartite annoncé le 15 septembre dernier entre l’Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis. Dans le cadre cette nouvelle alliance, les Américains s’engagent à fournir des sous-marins à propulsion nucléaire aux Australiens, au grand dam de la France qui voit son « contrat du siècle » brutalement déchiré. Aukus a provoqué ou accéléré des reconfigurations stratégiques en Asie-Pacifique. Quelles sont-elles du point de vue du bloc occidental ?
Pour les États-Unis, ces développements ne remettent pas en cause leur position mais viennent la renforcer. Ils consolident l’alliance anglo-saxonne avec l’Australie et le Royaume-Uni tout en marquant leur intérêt accru pour la région. Aukus est pour les Américains une manière d’acter formellement leur fermeté vis-à-vis de la Chine. Pour le Royaume-Uni, il confirme sa dimension « globale » et son ancrage extra-européen dans le contexte post-Brexit.
En revanche, le camouflet ressemble à une mise à l’écart de la France, mais ne le sera certainement pas à long terme. Joe Biden et Emmanuel Macron se sont entretenus en marge du G20. Le 24 septembre, Boris Johnson avait indiqué au président français qu’il souhaitait rétablir des liens avec Paris. De fait, on peine à imaginer les deux pays ne coopérant pas dans un contexte plus européen. C’est avec l’Australie que le froid subsiste.
« En France, le revirement australien, sans préavis, a été perçu comme brutal et inacceptable entre amis. Cependant pour l’Australie, l’abandon du contrat avec la France et l’entrée dans l’alliance Aukus révèle une évolution de la perception de la Chine », souligne Guibourg Delamotte, maître de conférence à l’Inalco, politologue et spécialiste du Japon. L’Australie considère la Chine comme de plus en plus hostile depuis 2017, notamment suite aux tentatives chinoises d’ingérence dans la vie politique australienne. De plus, elle a pris conscience des dangers de sa dépendance économique à l’égard de Pékin.
En effet, durant la crise sanitaire, l’Australie a été l’un des premiers pays à demander une enquête internationale sur l’origine du Covid-19 dans des termes qui impliquaient de manière directe la Chine. En réponse, Pékin a suspendu ses importations de charbon, d’orge, de vin, de viande de bœuf, de coton depuis l’Australie. Canberra a ainsi mesuré l’hostilité chinoise et constaté une forme d’encerclement, de noyautage progressif des pays insulaires du Pacifique par la Chine, zone que l’Australie considérait comme son pré carré, via de nombreux investissements stratégiques dans les îles voisines. L’Australie y voit donc un risque pour sa souveraineté. « Elle s’aperçoit aussi qu’elle a été imprudente – en louant pour 99 ans à Landbridge Group, contrôlée par le gouvernement chinois, le port de Darwin. L’Australie conçoit donc l’alliance Aukus comme la meilleure façon de répondre à ses nouveaux besoins stratégiques », précise Guibourg Delamotte.
« L’Australie a choisi de se tourner vers les États-Unis plutôt que la France pour l’acquisition de sous-marins nucléaires non pas seulement pour des raisons d’avancée technologique mais aussi parce qu’elle perçoit la France comme ayant une position stratégique plus floue face à la Chine, notamment sur le sujet de l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie », remarque Sébastien Colin, maître de conférence à l’Inalco, géographe et spécialiste de la Chine. En effet, l’Australie s’inquiète de l’organisation du troisième référendum qui doit se tenir, sauf coup de théâtre, le 12 décembre prochain, si peu de temps après l’organisation du précédent. Elle s’interroge notamment sur la perte d’une position stratégique française et le devenir des infrastructures militaires si la Nouvelle-Calédonie, où l’influence chinoise est forte, devenait indépendante.
C’est donc pour la France que la notion de reconfiguration est la plus forte. Elle reste une puissance importante dans l’Indo-Pacifique, dont la présence ne se justifie pas seulement par ses territoires, mais surtout par sa vocation à jouer un rôle sur la scène internationale. Cependant, l’alliance Aukus remet en question la réflexion stratégique française dans laquelle le contrat avec l’Australie avait une place centrale. Il s’agit donc de trouver, au moins temporairement, des alternatives à l’Australie, et la France les cherche du côté du Japon, de l’Inde, de l’Indonésie, voire de la Malaisie. La coopération avec ces pays se concrétise, en particulier avec l’Inde. Avec le Japon, l’absence d’accords d’accès à des bases sur le sol japonais freine la coopération militaire franco-japonaise. « Si dans un premier temps la France marque son mécontentement face à l’alliance Aukus, qui ne concerne pas seulement la vente de sous-marins mais aussi le renseignement, le domaine cyber, l’intelligence artificielle, il semble peu envisageable qu’elle se maintienne dans une forme d’isolement de ses alliés anglo-saxons, qui n’ont pas non plus d’intérêt à perdre la coopération française, analyse Guibourg Delamotte. Il faudra cependant renouer la confiance affectée par la gestion diplomatique d’Aukus. »
Le Japon, tout en restant vigilant sur sa propre position stratégique en évitant de mettre frontalement la Chine en porte-à-faux, accueille favorablement le renforcement de l’axe anglo-saxon face à elle – tout comme l’Inde. Tokyo y voit un regain de l’implication américaine dans la région et une affirmation des positions occidentales. Le gouvernement japonais a au surplus indiqué sa disposition à s’y associer dans le domaine de l’intelligence artificielle. « Pour autant, ayant renforcé son système de protection du secret défense en 2013, il est tout a fait envisageable qu’il soit associé à l’accord commercial, comme pourrait l’être la France », note Guibourg Delamotte.

Quelle réponse chinoise à Aukus ?

Cette description conceptuelle peut s’étendre pour mener une analyse anthropologique de l’évolution politique du pouvoir du Parti communiste chinois, et plus particulièrement du pouvoir de Xi Jinping. Quelle est la réponse de la Chine à ces reconfigurations provoquées par l’accord Aukus ?
La Chine a répondu de manière assez discrète à Aukus sur le plan diplomatique, en qualifiant l’alliance « d’irresponsable ». L’accord commercial en particulier a été dénoncé comme « sapant la paix régionale ainsi que les efforts internationaux en matière de non-prolifération et intensifiant la course aux armements » et dans les médias nationaux chinois, le ton a pu être méprisant, menaçant voire insultant. « Pourtant, si la Chine perçoit Aukus comme une initiative directe de bloquer l’avancée des intérêts chinois dans la région, elle a eu une réponse officielle mesurée », insiste Sébastien Colin.
En effet, si Aukus permettra d’affirmer la présence australienne en mer de Chine du Sud par le déploiement de sous-marins, la nouvelle alliance change en vérité peu de choses à la stratégie chinoise, Pékin ayant déjà bien conscience des différentes structures misent en place ces dix dernières années pour contrer son influence au-delà de sa première chaîne d’îles. En effet, Aukus complète certaines organisations déjà existantes comme le « Quad », la coopération quadrilatérale de sécurité impliquant l’Australie, le Japon, l’Inde et les États-Unis, même si le format et les ambitions diffèrent. D’un côté, Aukus comprend un volet technologique, d’échange de renseignement, de l’autre le Quad approfondit la coopération par des exercices militaires multilatéraux et s’étend depuis peu dans une direction plus politique en fournissant des services publics. L’Inde et le Japon ne sont pas membres d’Aukus, et le Royaume-Uni ne fait pas parti du Quad.

Il reste incontestable qu’Aukus accroît la capacité de dissuasion américaine et il n’y aucun doute dans l’esprit chinois que les États-Unis seraient susceptibles d’intervenir en cas d’attaque de Taïwan. « Aukus dans une certaine mesure encourage la Chine à développer ses capacités militaires et en particulier la marine, dans le but d’imposer son influence dans la région, face aux États-Unis », explique Sébastien Colin.

Aukus est donc une réponse supplémentaire à l’augmentation de l’influence chinoise en Indo-Pacifique. La Chine a d’une part développé depuis les années 2000 son influence dans le Pacifique, en particulier depuis la création en 2008 d’un Forum de coopération et de dialogue avec les États du Pacifique Sud, approfondissant ainsi leurs relations économiques et politiques. Les investissements chinois dans la zone et le commerce extérieur en direction de ces pays n’ont cessé d’augmenter depuis et la Chine devient pour beaucoup d’entre eux le deuxième partenaire commercial et investisseur après l’Australie.
D’autre part, elle développe une stratégie d’influence multiforme dans l’océan Indien. Sur le plan politique, elle s’est rapprochée de nombreux États d’Asie du Sud comme le Sri Lanka et le Pakista, qui se situent tout autour de l’Inde, perçue comme un rival stratégique dans cette région. Sur le plan sécuritaire, la Chine s’est aussi rapprochée de l’Iran et a donc renforcé sa présence dans le golfe Persique et le golfe d’Aden pour assurer ses lignes d’approvisionnement transitant par l’océan Indien. Sur le plan militaire, la Chine a augmenté ses opérations dans la zone, notamment depuis sa base de Djibouti, mais aussi par sa présence sous-marine. « Aukus de ce point de vue est important parce qu’il repositionne l’Australie comme État garant de la stabilité non seulement dans le Pacifique Sud mais aussi dans l’océan Indien sur lequel Canberra possède bien une façade maritime », ajoute Sébastien Colin.

Quelles sont les implications régionales d’Aukus ?

De manière générale, les pays de l’Asean sont divisés sur la Chine, et l’organisation a de fait une position peu affirmée. L’Indonésie et la Malaisie, pour qui les tensions avec la Chine se sont pourtant encore accrues, mais aussi la Nouvelle-Zélande et la Russie, ont plutôt mal reçu l’accord commercial compris dans Aukus, s’inquiétant des risques de prolifération nucléaire.
Pour leur part, le Vietnam et les Philippines ont bien accueilli cette nouvelle alliance, qu’ils perçoivent comme un gage de sécurité supplémentaire dans la zone. « Un autre facteur de division peut être la préparation inégale des États d’Asie du Sud-Est à l’élaboration de l’accord. En effet, Kamala Harris, lors de sa visite dans la région, ne s’est pas rendue en Indonésie qui se considère pourtant comme la puissance régionale en Asie du Sud-Est », pointe Sébastien Colin. Aukus vient donc de nouveau interroger les divisions au sein des pays de l’Asean. Cependant, l’organisation a déjà montré son efficacité sur le plan économique malgré les différences politiques et stratégiques de ses membres.
La question de la prolifération nucléaire soulevée par l’accord commercial d’Aukus inquiète aussi plusieurs États. En théorie, il n’y a pas de prolifération puisque les États-Unis, qui sont la puissance nucléaire, gèrent le combustible, et l’Australie n’a pas ces capacités de gestion. De plus, cette utilisation du nucléaire est compatible avec le traité de non-prolifération, tant que l’agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) peut inspecter les sites. « Il y a cependant un risque proliférant puisque cela reste une utilisation d’un combustible nucléaire très enrichi (97%) pour une application militaire. Cela pose aussi la question du précédent : comment les Occidentaux pourront-ils réagir si la Chine décidait de vendre des sous-marins nucléaires à la Corée du Nord ? », interroge Guibourg Delamotte.
La situation australienne est particulière, puisque Canberra fait cette acquisition de sous-marins nucléaires, alors même qu’elle n’a pas d’industrie nucléaire civile. Elle revient donc sur sa position anti-nucléaire, et de nombreux États dont l’Iran n’ont pas manqué de dénoncer une situation de prolifération. « En réalité, ce n’est pas une situation de prolifération selon les termes du TNP, mais cela constitue une utilisation risquée, compte tenu de la possibilité de détournement du combustible », précise Sébastien Colin.
Par Pauline Couet et Guibourg Delamotte
Couverture du livre "Aux racines de la société chinoise" de Fei Xiaotong, traduction Yann Varc'h Thorel et Huang Hong, paru aux éditions Inalco Presses en 2021. (Crédit : Inalco presses)
Couverture du livre "Aux racines de la société chinoise" de Fei Xiaotong, traduction Yann Varc'h Thorel et Huang Hong, paru aux éditions Inalco Presses en 2021. (Crédit : Inalco presses)

À lire : les publications des intervenants

Sébastien Colin :
Géopolitique de l’Asie (co-auteur), Paris, Nathan, 2017 (rééd. à paraître en 2022).
La France et la République populaire de Chine : contextes et répercussions de la normalisation diplomatique (1949-1972) (codir.), Paris, L’Harmattan, 2017.
– « La politique de la Chine dans les mers de Chine: souveraineté, sécurité et coopération » (dir.), in Perspectives chinoises, 2016/3.
La Chine, puissance mondiale, Paris, La Documentation Française, 2015.
La Chine et ses frontières, Paris, Armand Colin, 2011.

Guibourg Delamotte :
Géopolitique et géoéconomie, (codir.) (manuel), La Découverte, septembre 2021.
Géopolitique du Japon (manuel), La Découverte, septembre 2021.
Le Japon dans le monde, (dir.), CNRS Editions, 2019, 254 pages.
Japan’s World Power. Assessment, Outlook and Vision (dir.), Routledge, Londres, 2017, 196 pages.

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A propos de l'auteur
L’Institut français de recherche sur l’Asie de l’Est (IFRAE) est une nouvelle équipe de recherche rattachée à l’Inalco, à l’université de Paris-Diderot et au CNRS, mise en place au 1er janvier 2019. Elle regroupe les anciennes équipes d’accueil ASIEs et CEJ (Centre d’études japonaises) de l’Inalco, rejointes par plusieurs enseignants-chercheurs de l’université Paris-Diderot (UPD). Composée de soixante-deux chercheurs et enseignants-chercheurs, ainsi que plus de quatre-vingts doctorants et postdoctorants, elle constitue l’une des plus grandes unités de recherche sur l’Asie de l’Est en France et en Europe. Consulter la page web de l'IFRAE