Politique
entretien

Ouïghours : face à la répression au Xinjiang, "une course contre la montre"

Manifestation pour encourager le Canada et d'autres pays à dénoncer un "génocide" contre les ouïghours au Xinjiang, devant l'ambassade canadienne à Washington, le 19 février 2021. (Source : France 24)
Manifestation pour encourager le Canada et d'autres pays à dénoncer un "génocide" contre les ouïghours au Xinjiang, devant l'ambassade canadienne à Washington, le 19 février 2021. (Source : France 24)
Organisation internationale de la diaspora en exil, le Congrès mondial ouïghour se réunit ce samedi 13 et dimanche 14 novembre à Prague pour élire ses nouveaux dirigeants. La Chine est accusée d’avoir mis en place, sous prétexte de lutter contre « le séparatisme, l’extrémisme et le terrorisme », des camps d’internement au Xinjiang. Plus d’un million de Ouïghours y seraient actuellement internés. Asialyst a rencontré Assal Khamraeva, historienne et représentante en France du Congrès mondial ouïghour.

Entretien

Française d’origine ouïghoure, diplômée de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et de la Faculté de droit de l’Université de Bourgogne, Assal Khamraeva est historienne de l’Asie centrale et spécifiquement de son histoire politique du XXème siècle (période soviétique). Traductrice, elle est aussi représentante du Congrès mondial ouïghour en France.

Assal Khamraeva-Aubert, historienne et représentante en France du Congrès mondial ouïghour. (Crédit : DR)
Assal Khamraeva-Aubert, historienne et représentante en France du Congrès mondial ouïghour. (Crédit : DR)
Le parti communiste chinois a déclenché depuis 2015 une opération de répression sans précédent au Xinjiang. Pensez-vous qu’elle pourrait aboutir à une élimination effective de la civilisation ouïghoure ?
Assal Khamraeva : La politique discriminatoire dure depuis plusieurs décennies dans la région ouïghoure. Mais les efforts d’éradication de toutes formes de culture et de liberté par des moyens extrêmement cruels ces dernières années pourraient, je pense, finir en effet par faire disparaître l’identité ouïghoure. Et cela plus rapidement que l’on ne peut l’imaginer.
Quels sont les moyens pour la population ouïghoure de résister à la colonisation des Han, l’ethnie chinoise dominante dans le pays ?
La colonisation et les tentatives d’assimilation par la Chine dans la région ouïghoure existent depuis le milieu du XXe siècle et n’ont jamais cessé. Ceci dans un contexte de privation totale des droits humains fondamentaux et d’absence de libertés. Les capacités de résister sont maintenant proches de zéro. Autrefois, la majorité des familles n’étaient pas encore brisées par l’emprisonnement. Les interactions sociales, les fêtes traditionnelles et l’utilisation de la langue ouïghoure permettaient la conservation d’une culture en servant de bouclier à la population ouïghoure, et aux minorités de la région en général.
Quelles similitudes voyez-vous entre la colonisation du Xinjiang et celle du Tibet qui a commencé en octobre 1950, c’est-à-dire pratiquement au même moment que celle contre les Ouïghours avec l’arrivée sur le sol tibétain de 80 000 soldats chinois ?
*Chen Quanguo était précédemment le gouverneur de la Région autonome du Tibet où sa stratégie mêlant contrôle de police et aide sociale directe par des circuits courts a été très appréciée par Pékin. En particulier parce qu’elle a conduit à réduire considérablement le nombre des immolations de moines par le feu (120 victimes entre 2009 et 2013 – 101 hommes, dont 23 étaient âgés de moins de 18 ans et 19 femmes -), dont on se souvient qu’elles avaient provoqué de forts questionnements internes au Parti sur les choix tactiques entre répression et ouverture, pour le contrôle de la province.
Il y a en effet une similitude : la volonté de contraindre totalement les Ouïghours. Un contrôle qui se base sur une présence militaire conséquente utilisée contre une population civile et qui est ouvertement punitive. Le Tibet a été le terrain d’essai de l’administration centrale chinoise et de ses mesures répressives. Ces dernières années, nous constatons que par un jeu de chaises musicales, ces mêmes administrateurs qui ont entamé leur carrière au Tibet sont maintenant envoyés dans la région ouïghoure pour appliquer une politique de répression. Par exemple, c’est le cas du gouverneur Chen Quanguo*.
Quel est l’écho trouvé dans le monde à cette tragédie que vit le peuple ouïghour et celui-ci vous donne-t-il un espoir pour demain ?
Le Congrès mondial ouïghour, ainsi que les organisations partenaires, travaillent en Europe et ailleurs dans le monde pour une meilleure prise de conscience des graves violations des droits humains en Chine. Les Ouïghours à travers le monde sont extrêmement reconnaissants du soutien de l’opinion publique dans de nombreux pays et à tous les élus qui ont œuvré en faveur de la prise de conscience de la réalité des crimes contre l’humanité aujourd’hui en cours. Il s’agit d’une course contre la montre, car la Chine intimide de nombreux États, adopte une attitude de plus en plus agressive ou alors opère par des moyens financiers pour essayer de faire taire les voix des opposants. Malgré cela, nous recevons de nombreux soutiens et créons des alliances. Cela nous permet d’avancer et de tenir bon.
Pourquoi la quasi-totalité des pays de confession musulmane gardent-ils le silence sur ce qui se passe au Xinjiang ?
Il apparaît désormais évident que l’Islam n’est pas un facteur d’unité quand il s’agit de la défense des peuples opprimés. Il est important de constater que la question de la radicalisation religieuse est instrumentalisée par le gouvernement chinois et que la pratique de l’Islam n’est pas la principale raison de cette répression mais une excuse pour se permettre de mener cette répression. Les musulmans chinois ne sont pas réprimés. Par ailleurs, l’Islam politique ne joue pas un rôle dominant dans l’identité des peuples de l’Asie centrale. L’identité ouïghoure n’est pas basée uniquement sur la religion, mais surtout sur son histoire, son patrimoine littéraire, musical.
Ce qui se passe aujourd’hui au Xinjiang relève-t-il d’un génocide ?
Si nous prenons en compte que des groupes nationaux clairement identifiés sont victimes d’une répression planifiée et qu’il y a, d’après des recherches basées sur des données publiques de l’administration chinoise, une réelle entrave à la naissance, la séparation et les transferts d’enfants retirés de leur famille et des témoignages concordants que dans les réseaux des camps chinois, l’intégrité physique et psychique des individus est clairement menacée (tortures, viols, …), alors oui, cette politique mène à la destruction totale des Ouïghours. Cela porte un nom : un génocide.
Qu’attendez-vous de la France et de son président ?
En tant que Ouïghoure mais aussi comme beaucoup d’entre nous, en tant que Française et Européenne, j’attends des actions concrètes du gouvernement et de l’ensemble de la classe politique française. Pour protéger nos valeurs démocratiques, le respect des droits humains. Le respect des droits de l’homme devrait être un critère fondamental de coopération scientifique et économique avec un pays étranger.
Le président français Emmanuel Macron finira-t-il par réagir ?
Je pense qu’il va réagir et qu’il est conscient de ce qui se passe. Nous espérons qu’il va pouvoir créer des alliances pour être en mesure de réagir avec plus d’efficacité.
Savez-vous que le ministre français des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian a déclaré récemment que le cas d’un possible génocide contre les Ouïghours est sur la table ?
Je sais en effet que le gouvernement français est attentif à ce que nous vivons. Je compte vraiment sur leur travail pour pouvoir aider les familles et leur apporter des réponses.
Wu’er Kaixi, chinois ouïghour et ancien leader étudiant place Tiananmen en 1989, a confié dans une interview à Asialyst que ce qui se passe au Xinjiang et au Tibet, et encore ailleurs à l’intérieur de la Chine, relève d’un « pillage », un « vol collectif ». Qu’en pensez-vous ?
Son témoignage est exact car il connaît particulièrement bien la Chine. Je partage son avis sur la corruption et sur ce régime qui est complètement envahi par un système corrompu.
Wu’er Kaixi habite maintenant depuis de nombreuses années à Taïwan. Il est même devenu membre du parlement taïwanais. Taïwan est devenu sa nouvelle patrie. Que vous inspire son parcours ?
Les deux peuples chinois et ouïghour peuvent mener cette paix commune. Les Tibétains et les Ouïghours ont toujours su être de bons voisins de la Chine et coopérer à différents niveaux. Mais avec le régime actuel, cela n’est pas possible. Rappelons que l’économiste ouïghour Ilham Tohti a été accusé de séparatisme et condamné à la réclusion à perpétuité après avoir proposé une vision de cohabitation entre les Ouïghours et les Chinois basée sur la non-violence.
Par Pierre-Antoine Donnet

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A propos de l'auteur
Ancien journaliste à l'AFP, Pierre-Antoine Donnet est l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages consacrés à la Chine, au Japon, au Tibet, à l'Inde et aux grands défis asiatiques. En 2020, cet ancien correspondant à Pékin a publié "Le leadership mondial en question, L'affrontement entre la Chine et les États-Unis" aux Éditions de l'Aube. Il est aussi l'auteur de "Tibet mort ou vif", paru chez Gallimard en 1990 et réédité en 2019 dans une version mise à jour et augmentée. Après "Chine, le grand prédateur", paru en 2021 aux Éditions de l'Aube, il a dirigé fin 2022 l'ouvrage collectif "Le Dossier chinois" (Cherche Midi), puis début 2023 "Confucius aujourd'hui, un héritage universaliste" (L'Aube).