Politique
Entretien

Pierre-Antoine Donnet : "La Chine est devenue un cas de conscience pour le monde"

Le président chinois Xi Jinping lors des célébrations du centenaire du Parti communiste à Pékin, place Tiananmen, le 1er juillet 2021. (Source : CFR)
Le président chinois Xi Jinping lors des célébrations du centenaire du Parti communiste à Pékin, place Tiananmen, le 1er juillet 2021. (Source : CFR)
Pamphlet ? Brûlot ? Livre engagé contre la Chine ? L’ouvrage de Pierre-Antoine Donnet, contributeur régulier d’Asialyst, ne laissera pas indifférent. Chine, le grand prédateur, paru aux éditions de l’Aube le 19 août dernier, appelle à une prise de conscience : il faut dire clairement, selon l’auteur, le défi que le régime de Xi Jinping pose au monde sur les plans climatique, économique et politique. Le livre dénonce d’emblée la tragédie subie par les Ouïghours à l’instar des Tibétains. « Garder le silence quand on sait, n’est-ce pas un peu se rendre complice ? » lance cet amoureux de la Chine, ancien correspondant de l’AFP à Pékin. Il explique sa démarche à Asialyst.

Entretien

Ancien rédacteur en chef central à l’Agence France-Presse, Pierre-Antoine Donnet est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages consacrés à la Chine, au Japon, au Tibet, à l’Inde et aux grands défis asiatiques. En 2020, cet ancien correspondant à Pékin, de 1984 à 1989, a publié Le leadership mondial en question, L’affrontement entre la Chine et les États-Unis aux Éditions de l’Aube. Il est aussi l’auteur de Tibet mort ou vif, paru chez Gallimard en 1990 et réédité en 2019 dans une version mise à jour et augmentée.

Le journaliste Pierre-Antoine Donnet. (Crédit : DR)
Le journaliste Pierre-Antoine Donnet. (Crédit : DR)
Pourquoi avoir écrit ce livre ?
Pierre-Antoine Donnet : C’est l’aboutissement d’une réflexion sur la Chine d’aujourd’hui. C’est quarante ans d’observation de la Chine : je suis arrivé à la conclusion qu’1,4 milliards de Chinois sont pris en otages. On ne peut plus leur parler. On a besoin d’eux pour apporter des réponses au monde de demain et on ne peut pas leur parler. Parce que si on leur parle, on les met en danger. Je n’ai pas essayé de faire des interviews avec des Chinois car je savais que c’était impossible. Dans la Chine de Xi Jinping, très rares sont les voix hétérodoxes. Il n’y a pas de « Chine B » : toutes les voix dissidentes sont réduites au silence.
Pourquoi dîtes-vous que la Chine est devenue un « cas de conscience pour le monde » ?
C’est le cœur du livre. Il y a eu pendant des années une naïveté totale sur la Chine et aujourd’hui, on se rend compte que Xi et sa clique nous ont entubés complètement : ils ont pillé les technologies occidentales, abondamment, sans avoir jamais rien payé. Aujourd’hui, on réalise qu’on a été trompés, volés, pillés. Je crois qu’un élément marqueur de ce réveil occidental à l’égard de la Chine s’est produit après qu’elle a rejoint l’organisation mondiale du commerce, grâce en particulier à l’aide des Américains sans qui elle n’aurait jamais pu adhérer à l’OMC. Ensuite, les États-Unis et les autres pays occidentaux se sont aperçus que la Chine ne jouait pas les règles du jeu de l’OMC. Donc cette trahison a été un marqueur du fait que les autorités chinoises ne respectaient pas leurs engagements. C’est là que les États-Unis se sont sentis trahis. Il y a eu alors un virage sur l’aile de l’Occident à l’égard de la Chine et cette naïveté a laissé place à un réveil : c’est là qu’on a vu que la Chine posait un cas de conscience pour le monde occidental.
Pour l’OMC, les États-Unis et le reste de l’Occident avaient nourri une sorte d’amour à l’égard de la Chine en pensant qu’elle allait épouser nos valeurs essentielles : la démocratie, le multipartisme, la justice indépendante. Il n’en a rien été. C’est tout le contraire : aujourd’hui, la Chine de Xi Jinping, c’est la pensée unique, on décide pour toi. La seule liberté qu’on te laisse est celle de consommer. Alors les Chinois consomment, ça fait tourner la machine économique, mais on te surveille, à tel point qu’aujourd’hui, il existe 400 millions de cameras de reconnaissance faciale. Si tu marches de travers, on te tape dessus.
Le cas de conscience a évolué au cours du temps. Cela a commencé par beaucoup d’interrogations : la Chine allait-elle un jour respecter les règles du jeu ? Mais aujourd’hui, on s’aperçoit qu’elle a pris le chemin inverse. Et le cas de conscience, c’est qu’on ne peut plus parler aux Chinois. On se pose des questions graves pour demain. Par exemple, dans le jeu entre la Chine et Taïwan, on voit bien aujourd’hui que Xi Jinping meurt d’envie d’envahir Taïwan pour enfin réunifier la Chine, ce qui serait la seule légitimité du Parti communiste chinois. Y aura-t-il une Troisième Guerre mondiale autour de Taïwan ? Des soldats américains vont-ils mourir pour Taïwan ? C’est là le fond du problème.
De nombreux observateurs prédisent une invasion de Taïwan dans la prochaine décennie. Qu’en pensez-vous ?
Il n’y aura pas d’invasion de Taïwan car Xi Jinping sait qu’il va rater cette guerre. D’abord parce que l’Armée populaire de libération n’a pas d’expérience de débarquement sur des côtes lointaines. Elle a tenté une expérience militaire au Vietnam qui s’est mal passée. Ensuite, plus que jamais, il y a une coalition contre la Chine. C’est avant tout la VIIe flotte américaine qui s’aventure dans le détroit de Taïwan, mais aujourd’hui, cela va beaucoup plus loin. Prenez le Japon, qui a longuement hésité face à un marché chinois extrêmement important pour l’archipel. Mais le Japon a évolué : sa constitution pacifique lui interdit de régler des problèmes extérieurs à ses frontières par l’usage de la force. Pourtant, il y a quelques mois, le ministère japonais de la Défense dans un livre blanc a déclaré pour la premier fois qu’en cas de conflit à Taïwan, l’armée nippone ne resterait pas les bras ballants. Si la Chine envahissait Taïwan, ce serait une « menace pour la population japonaise », a dit récemment le ministre de la Défense.
La Corée du Sud, c’est pareil. La Corée et le Japon, c’est une histoire de haine épouvantable. Mais là aussi, l’opinion sud-coréenne a changé de camp. Aujourd’hui, les sondages montrent que dans la conscience de la population coréenne, l’ennemi est devenu la Chine. L’Australie est un autre exemple frappant de ce qui se passe en ce moment. En mai 2020, le pays a osé réclamer une enquête internationale sur l’origine du Covid-19. Aussitôt après, le gouvernement chinois a décidé de punir 24 millions d’Australiens qui avaient osé s’élever contre 1,4 milliards de Chinois. La Chine pensait que les mesures d’intimidation allaient entraîner la soumission des Australiens, mais c’est exactement le contraire qui s’est produit. Le gouvernement australien non seulement ne s’est pas agenouillé devant la Chine mais il a décidé de résister. Ce processus a mis en lumière à quel point l’influence chinoise était en train de noyauter tout le système universitaire du pays et les Australiens ont pris conscience que ce ver dans le fruit était en train de le pourrir. On voit à quel point ce cas de conscience a évolué pour devenir une conscience éveillée : il était plus que temps d’arrêter la Chine avant qu’il ne soit trop tard.
Vous commencez votre ouvrage par la tragédie vécue par les Ouïghours en Chine. Comment jugez-vous le débat en France sur cette question ?
Cette tragédie a commencé en 2015. Elle était alors totalement inconnue du monde extérieure. C’est un article du New York Times en octobre 2019 qui a révélé le pot aux roses. Cet article était basé sur 400 pages de documents officiels chinois qui ont fuité volontairement vers l’Occident et dont le quotidien américain a pris connaissance. Ces documents montraient que l’architecte en chef de cette entreprise de répression contre les Ouïghours, c’est Xi Jinping et personne d’autre. Et quand Xi a commencé cette entreprise à l’égard des Ouïghours, il imaginait que ce ne serait jamais connu de l’Occident. Or c’est tout le contraire qui s’est passé. Parce qu’ensuite se sont accumulés des témoignages à l’étranger d’Ouïghours qui ont déclaré devant les caméras qu’il se passait quelque chose d’abominable au Xinjiang. Surtout des femmes. Elles ont parlé des choses affreuses qu’elles ont subies dans les camps : violées, pour certaines stérilisées.
Dîtes-vous qu’il y a un génocide en cours au Xinjiang ?
je n’ai pas les éléments pour juger, je pose la question. Les parlements du Canada, du Royaume-Uni, des Pays-Bas ont adopté une loi dénonçant un génocide. En France, c’est en discussion. Ce n’est pas encore réglé au parlement. Quels sont les critères d’un génocide ? Je pose la question dans mon livre et je relève que ce qui se passe au Xinjiang coche toutes les cases d’un génocide, mais je ne suis pas spécialiste et je pense que l’histoire le dira. La clé, ce sont les stérilisations. La politique mise en œuvre au Tibet était précurseur avec les camps d’internement, les viols et les stérilisations. Au Xinjiang, il y a une volonté délibérée d’exterminer une civilisation, d’effacer complètement l’identité culturelle ouïghoure. Raphaël Glucksmann est très clair : il n’hésite pas, il dit qu’il y a un génocide. Tout comme Dilnur Reyhan [présidente de l’Institut ouïghour d’Europe, NDLR]. Je ne fais que rapporter leur propos. Étant journaliste, je les laisse parler. Le premier à parler de génocide, c’est [l’ancien secrétaire d’État américain Mike] Pompeo. Une semaine après, [l’actuel secrétaire d’État Antony] Blinken a repris le même terme. Pourtant, on connaît ce qui sépare l’administration Biden de l’administration de son prédécesseur. Donald Trump était un marchand de cravate à l’égard de la Chine : son seul intérêt, les affaires ; les droits de l’homme, il s’en foutait comme de l’an 40. Joe Biden a étendu sa politique aux droits de l’homme, à la justice indépendante, à la liberté de parole.
Trouvez-vous la France trop silencieuse sur la tragédie ouïghoure ?
Ce qui se passe au Xinjiang n’est à l’évidence pas l’intérêt premier des Français. Ils pensent à tout à fait autre chose : y aura-t-il une cinquième ou une sixième vague, le chômage, le télétravail… Le Xinjiang est le cadet de leurs soucis, on peut le comprendre. C’est pareil aux États-Unis. Mais cette idée fait son chemin. Si bien que [le ministre français des Affaires étrangères Jean-Yves] Le Drian a déclaré que la question de savoir s’il y a un génocide est sur la table, qu’il fallait maintenant enquêter, savoir ce qui se passe sur place, que [la Haut Commissaire de l’ONU sur les droits de l’homme Michèle] Bachelet aille sur place. Et Bachelet a déclaré qu’elle souhaitait vivement venir au Xinjiang voir ce qu’il s’y passe à la condition expresse de pouvoir aller et parler à qui elle voulait. Aujourd’hui, on en est là : à mon sens, elle n’ira jamais car le gouvernement chinois ne peut pas accepter de telles conditions. Elle ne pourra jamais entrer dans un camp de détention pour Ouïghours, les portes resteront hermétiquement fermées. Elle n’ira pas et on n’aura pas les éléments pour savoir ce qui se passe.
Dans votre livre, vous faîtes allusion à Maxime Vivas, auteur d’un livre qui rejette les accusations de génocide des Ouïghours au Xinjiang…
Son livre s’est vendu à 200 exemplaires. Son audience est nulle. Pour des raisons évidentes : il a été deux fois au Xinjiang lors de deux voyages pilotés par le gouvernement chinois. Donc c’est une escroquerie totale, il ne sait rien du tout. Mais son livre a été brandi par [le ministre chinois des Affaires étrangères] Wang Yi en disant : « Vous avez ici la preuve que ceux qui disent qu’il y a un génocide au Xinjiang mentent effrontément. » Mais là, on voit trop l’entrisme. On voit bien que la propagande chinoise n’est plus écoutée par quiconque en Occident. Cette propagande, elle a été relayée pendant des années et des années. Beaucoup en Occident y ont cru : la Chine se développe, la classe moyenne est de plus en plus nombreuse, le Parti communiste a éliminé cette année « l’extrême pauvreté », c’est là légitimité du Parti, etc. Mais à y regarder de près, peut-être que c’est vrai, que l’extrême pauvreté est éradiquée. Mais à qui cela profite-t-il ? À quelque centaines de milliardaires. Des centaines de millions de chinois sont encore au bord de la route.
Pensez-vous qu’il y a une trop grande naïveté en France vis-à-vis de la Chine et de la coopération avec ce pays constamment accusé d’espionnage industriel et de tentative de censurer la connaissance et le débat public à l’étranger sur la Chine ?
Encore une fois, le grand public ne connaît rien à tout cela. Ce n’est pas sa préoccupation numéro un et même pas la numéro 10. Mais au sein du gouvernement français, on est en train de réaliser ce qui se passe et cette naïveté est en train de disparaître. Joe Biden est venu il y a peu en tournée en Europe lors du G7 de Londres, où pour la première fois la Chine a été désignée comme risque systémique pour l’Occident. Idem lors de la réunion de l’OTAN qui a suivi : la Chine a été pointée pour la première fois comme un adversaire. Dans l’Union européenne, Angela Merkel est restée longtemps en faveur du dialogue avec la Chine. Elle ne veut toujours pas rentrer dans l’orbite américain et elle dit que la Chine est un partenaire. Emmanuel Macron est à peu près sur la même longueur d’ondes. Mais là aussi, cela évolue. En Allemagne, lors des prochaines élections législatives [du 26 septembre], avec le départ de Merkel, il y a peut-être aussi la possibilité d’une relève écologiste. Or la cheffe des Verts allemands est en faveur d’une rupture totale avec Pékin. Elle dit : « On a été baladés, enfumés, et c’est terminé. » Pour Macron, c’est un peu plus compliqué : il n’a pas encore pris de décision sur ce qu’il fallait faire avec Pékin. Intimement, il reste en faveur de traiter la Chine comme un partenaire. Car entre la Chine et les États-Unis, son cœur balance. Longtemps, les États-Unis ont eu une politique ambivalente à l’égard de l’UE. Aujourd’hui plus que jamais avec l’Afghanistan. Le retrait un peu hâtif de l’armée américaine met en relief l’impuissance de Washington. Si l’on regarde ce qu’il s’est passé depuis 1945, l’armée américaine n’a pas gagné une seule guerre. L’Afghanistan en est la dernière illustration. Cela sème un doute dans l’UE : les Américains sont-ils encore capables de montrer une alternative crédible pour le monde occidentale.
L’un des enjeux majeurs de la guerre commerciale et technologique entre la Chine et les États-Unis, ce sont les semi-conducteurs, ces puces électroniques utiles pour toutes les hautes technologies, jusque dans nos téléphones portables. En la matière, la Chine dépend à 85 % des importations. Face au bannissement de Huawei aux États-Unis et dans une grande partie du monde occidentale, la Chine arrivera-t-elle à devenir autosuffissante ? N’est-ce pas là une limite cruciale au statut de « grand prédateur » que vous lui attribuez dans votre livre ?
Depuis quelques temps, le jeu est clair. L’industrie chinoise des semi-conducteurs est en retard d’une quinzaine d’années sur les technologies liées [à l’entreprise taïwanaise] TSMC. Elle ne pourra jamais rattraper son retard. Raison essentielle pour laquelle les Américains ne lâcheront jamais Taïwan. Parce que les semi-conducteurs, c’est le nerf de la guerre pour le monde de demain. TSMC a annoncé la construction d’une usine géante aux États-Unis pour un investissement qui se chiffre en milliards de dollars. Biden ne peut pas accepter que la Chine s’empare de ce savoir-faire car il est au cœur de la compétition extrême pour le monde demain. Permettre à la Chine de s’emparer de cette technologie, ce serait accepter une redistribution des cartes dans l’ordre international. L’Amérique ne peut pas accepter que ces cartes soient redistribuées.
Vous écrivez que le XXIème siècle ne sera pas celui des États-Unis, mais pas non plus nécessairement celui de la Chine, alors que vous la décrivez comme « le grand prédateur ». Pourquoi ?
Aujourd’hui, notre monde est celui de l’information : jamais la circulation de l’information n’a été aussi importante. Le monde a besoin de savoir. C’est là que Xi Jinping a raté son coup. Parce que la « Grande muraille » qui empêche les Chinois de savoir ce qui se passe à l’étranger est en train de ne plus fonctionner. Ils savent déjà grâce aux technologies de contournement de la censure comme les VPN. Ce pari pour Xi est perdu. La Chine ne peut ainsi pas être la puissance dominante du XXIème siècle. Je n’ai pas envie de prédire la chute du Parti communiste chinois dans dix ans. Mais je suis d’accord avec Jean-Pierre-Cabestan sur le fait que le Parti arrive au bout du rouleau : il ne fait plus rêver, le modèle de développement chinois ne donne pas envie, ce n’est pas un modèle. Le soft power chinois a atteint ses limites un peu partout. Les Instituts Confucius ferment les uns après les autres, partout où ils sont. On se rend bien compte qu’ils sont des engins de propagande du Parti. C’est en train d’être mis en lumière un peu partout.
Propos recueillis par Joris Zylberman

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A propos de l'auteur
Joris Zylberman est directeur de la publication et rédacteur en chef d'Asialyst. Il est aussi chef adjoint du service international de RFI. Ancien correspondant à Pékin et Shanghai pour RFI et France 24 (2005-2013), il est co-auteur des Nouveaux Communistes chinois (avec Mathieu Duchâtel, Armand Colin, 2012) et co-réalisateur du documentaire “La Chine et nous : 50 ans de passion” (avec Olivier Horn, France 3, 2013).