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Afghanistan : un rapprochement entre Américains et Taliban est-il possible ?

Le porte-parole des Taliban Zabihullah Mujahid (au centre) lors d'une conférence de presse à l'aéroport le 3 septembre 2021. (Source : Mid Day)
Le porte-parole des Taliban Zabihullah Mujahid (au centre) lors d'une conférence de presse à l'aéroport le 3 septembre 2021. (Source : Mid Day)
L’idée même peut sembler absurde, ignoble. Pourtant, elle est banale dans les relations internationales. Le meurtre du journaliste Jamal Khashoggi n’empêche aucun État d’avoir des relations diplomatiques avec l’Arabie Saoudite. Le drame des Rohingyas, présenté par Emmanuel Macron comme un génocide, n’a pas provoqué une intervention militaire française ou occidentale en Birmanie. La lecture moralisatrice, manichéenne des affaires internationales, peut donner bonne conscience. Mais elle est totalement déconnectée de la réalité. Le monde est dominé par les rapports de force. Et en Afghanistan, pour l’instant, le rapport de forces est à l’avantage des Taliban. Comment les Américains comptent-ils réagir face à cette situation ?
Derrière la critique virulente – et assez injuste – ciblant Joe Biden, c’est une certaine vision de la politique étrangère américaine qui s’exprime : l’approche des « faucons », celle qui considère que l’Amérique est assez puissante pour s’imposer par la force, sans compromis, sur tous les sujets, n’importe où dans le monde. Le fait est que la guerre la plus longue des États-Unis leur a donné tort. Quand on se souvient que la vision des « faucons » est celle qui a dominé la diplomatie américaine post-11-Septembre, on comprend que la fin de la guerre d’Afghanistan pourrait potentiellement signifier une évolution notable de la diplomatie américaine. Mais cela pourrait-il aller jusqu’à un rapprochement entre Washington et le nouveau régime à Kaboul ?

Les tensions à venir entre Américains et Taliban

La relation entre les Taliban et les États-Unis sera difficile dans le court terme. Si le pouvoir précédent est tombé à cause de ses propres turpitudes, c’était tout de même un régime pro-américain, et Washington travaillait à un compromis entre les Taliban et Kaboul. Que la capitale afghane ait pu être prise si facilement a forcément un impact négatif sur l’image de marque américaine. Même si la responsabilité des événements récents est d’abord celle des anciennes élites dirigeantes avant la chute de Kaboul, les images récentes, désastreuses, de l’aéroport kabouli ont volé aux Américains la capacité d’un retrait dans l’honneur aux yeux de l’opinion publique internationale. L’histoire d’une autre relation bilatérale, celle entre Washington et Téhéran, montre à quel point l’humiliation engendrée par le triomphe d’une révolution anti-américaine en 1979, et plus particulièrement par la crise des otages de l’ambassade américaine de Téhéran de novembre 1979 à janvier 1981, a durablement pesé sur les relations entre les deux pays, rendant tout dialogue impossible. Les faucons, très présents dans l’analyse des questions internationales à Washington, n’ont pas accepté le retrait d’Afghanistan. Leur présence, importante dans les think tanks, dans l’espace médiatique et intellectuel américain en général, leur donne une capacité d’influence non négligeable sur le pouvoir politique. Chaque atteinte aux droits humains, notamment des femmes, chaque expression de faiblesse ou d’incompétence dans la gestion de l’Afghanistan seront donc largement mis en avant dans les médias. L’image des Taliban comme des ennemis à abattre ne va pas disparaître de l’analyse américaine, rendant tout apaisement des relations difficile à imaginer.
Cette attitude risque d’être renforcée par les nouveaux maîtres de Kaboul. En effet, face à une résistance anti-Taliban plus forte, plus diffuse sur le territoire, mieux organisé, relançant le besoin d’un processus de paix inter-afghan, les partisans d’une certaine modération, ou en tout cas du pragmatisme, à l’intérieur des Taliban, auraient pu trouver un écho important. Mais la chute de Kaboul a été si rapide qu’elle a surpris les rebelles islamistes eux-mêmes. Et au moment où ces lignes sont écrites, le Panshir, la dernière poche de résistance aux nouveaux maîtres de Kaboul, semble être tombée. Le sentiment de victoire totale risque d’amener une partie des Taliban à mettre de côté le pragmatisme qui semble avoir dominé chez leurs dirigeants ces dernières années. On l’a déjà vu dans les moments difficiles du processus de paix entre Washington et les rebelles afghans : certains d’entre eux semblaient ne voir le processus de paix que comme une reddition négociée de Kaboul. Dans la situation actuelle, cela pourrait donner de l’audace aux plus idéologues au sein du nouveau pouvoir en place en Afghanistan. Avec des risques d’actions répréhensibles pour la communauté internationale, dont les États-Unis. Des images de répression et de violence comme celle-ci prouvent que de telles actions ont déjà lieu, et qu’elles sont facilement diffusables hors des frontières.
Au-delà de l’ego blessé de l’hyperpuissance, et du risque de voir les pragmatiques au sein des Taliban être de moins en moins écoutés pour cause de victoire trop rapide, l’autre source de grandes tensions possible entre Américains et Taliban pourrait être la présence de jihadistes étrangers dans les rangs de ces derniers, notamment ceux d’al-Qaïda. 18 groupes terroristes sont supposés être présents en Afghanistan, dont 14 qui seraient en partie au moins sous l’influence des Taliban afghans. Si certains Taliban n’ont pas la capacité, ou la volonté, d’empêcher des jihadistes présents dans le pays de frapper hors de ses frontières, le dialogue deviendra vite impossible, non seulement entre Kaboul et Washington, mais plus largement avec la communauté internationale.
Par ailleurs, les Taliban seront forcément plus sensibles à toute action américaine entraînant des « dommages collatéraux » sur leur territoire. Ce qui fait sens : contrairement au régime précédent, leur pouvoir à Kaboul ne tient pas grâce au soutien des États-Unis. Quand ils étaient rebelles, ils ont combattu pour bouter les forces étrangères hors d’Afghanistan. Des dommages collatéraux que cette famille tuée par une attaque de drones à Kaboul, pour protéger l’aéroport d’un attentat suicide de Daech ne seront pas politiquement acceptables pour le nouveau pouvoir afghan. Si l’Amérique veut continuer à mener ses actions contre-terroristes en Afghanistan malgré tout, sans le soutien du nouveau régime, notamment en renseignement humain, il y a fort à parier qu’il y aura d’autres dommages collatéraux. Ce qui rendra impossible, pour Kaboul, de tisser à nouveau des liens avec Washington et les pays occidentaux.
Enfin, le risque existe de voir les Taliban s’aligner totalement sur les compétiteurs des États-Unis. La tentation sera grande, à Kaboul, sous le nouveau régime, d’exprimer bruyamment son soutien aux positions chinoise et russe, et de soutenir Téhéran face aux pressions américaines. Surtout si les Taliban se sentent mis en danger par les positions des États-Unis à leur égard.

Vers une guerre économique désastreuse pour la population afghane ?

Les Taliban ne s’attendaient pas à pouvoir prendre Kaboul si facilement. Mais la ville est tombée comme un fruit mûr, avec un président qui n’a pas pris la peine d’au moins assurer une vraie défense militaire pour sa capitale. Face au vide, les Taliban n’ont pas résisté et ont pu proclamer leur victoire totale. Mais les rebelles islamistes sont associés à une série de sanctions visant à empêcher leur financement, des sanctions qui datent de la réaction au 11 septembre 2001. Le processus de paix entre l’administration Trump et les Taliban évoquait la possibilité d’une suppression progressive de ces sanctions. La chute de la capitale afghane a empêché cette possibilité. Ce point était d’autant plus primordial pour l’avenir de l’Afghanistan que des sanctions ont également été décidées au niveau du Conseil de Sécurité de l’ONU. Une paix de compromis devait permettre la réintégration dans la communauté internationale, et la possibilité de développer économiquement le pays. Se débarrasser des sanctions est autrement plus difficile aujourd’hui. Surtout si les Taliban ne montrent pas une attitude radicalement différente sur leur rapport aux droits de l’homme, et leur association avec des entreprises criminelles pour se financer – le trafic de drogues seul leur rapporterait entre 300 millions et 1,6 milliard de dollars par an. Les Taliban reprennent le pouvoir sans partage, mais le nouvel Émirat reste un paria à l’international.
Un régime paria vite confronté à une très mauvaise surprise, quand ils ont compris que les fonds de la Banque centrale d’Afghanistan ne se trouvaient pas dans le pays. La majeure partie des 9,4 milliards de dollars (réserves de la Banque centrale en avril dernier) sont à l’étranger, notamment aux États-Unis, et l’administration Biden a gelé les fonds se trouvant aux États-Unis. En fait, les Taliban n’ont accès qu’à 0,1 ou 0,2 % de la somme totale, trop peu pour pouvoir financer le fonctionnement de l’État. De même, parce que le nouveau régime n’est pas reconnu à l’international, et sous sanctions, le FMI (qui était supposé envoyer 450 millions de dollars à Kaboul courant août) et la Banque mondiale, sous l’influence américaine, ont refusé de leur transférer des fonds. Sans cet argent, difficile d’offrir aux Afghans les services minimums attendus d’un État.
L’hyperinflation est devenue un vrai danger, et les prix augmentent dangereusement : celui des légumes a augmenté de 50 %, l’essence de 75 %. La famine est devenue une possibilité, même au sein des classes moyennes de Kaboul.
Officiellement, la position de Washington est de fournir une aide limitée à l’Afghanistan, mais qui ne passerait pas par le gouvernement, tenu par des Taliban sous sanctions américaines. En fait, les détails d’une telle politique sont flous, et pourraient se limiter à faire pression sur l’Afghanistan en général par de fortes limitations financières. Le danger est de voir certains à Washington considérer la possibilité d’un écroulement de l’économie afghane comme un moyen de pression efficace sur le nouveau gouvernement des Taliban. Cette approche ne prend pas en compte la possibilité d’un positionnement à l’iranienne, voire à la nord-coréenne, avec un nouveau régime qui préfère résister à tout prix plutôt que de changer d’attitude. Surtout, cela ne prend pas en compte les conséquences terribles pour la population afghane.

Une guerre économique qui pourrait briser le régime des Taliban, mais aussi le peuple afghan

Le choix d’une guerre économique de fait contre l’Afghanistan ne prend en effet pas en compte la situation déjà désastreuse du pays dans ce domaine, avant la chute de Kaboul. En fait, dès le début de cette année 2021, un tiers des Afghans ne pouvaient pas se nourrir à leur faim. Et déjà en 2018, plus de la moitié des Afghans vivaient avec moins d’un dollar par jour. Une conséquence d’une économie trop dépendante d’une aide internationale qui se raréfiait, et limitée par la guerre et l’insécurité ravageant le pays. Insécurité qui s’est encore aggravée en 2021 avec des conséquences humaines désastreuses : 560 000 Afghans sont devenus des réfugiés internes les premiers mois de cette année ; des infrastructures importantes au fonctionnement normal du pays ont été endommagés ou détruits ; les hôpitaux manquent de médicaments ; et le principal employeur du pays, les forces de sécurité afghanes, n’existe plus. L’insécurité alimentaire, elle, non seulement existe mais augmente depuis plusieurs années, bien avant la reconquête des Taliban. Elle amène de plus en plus d’Afghans à vivre de l’aide internationale, aujourd’hui très réduite avec la renaissance de « l’Émirat ». Surtout, elle a poussé, ces dernières années, de nombreuses familles afghanes à retirer leurs enfants des écoles pour les mettre au travail. Les Taliban ne vont pas détruire les écoles « offertes » par les Occidentaux : elles ont déjà été détruites par la pauvreté hors des grandes villes. Une pauvreté qui risque d’être plus importante encore avec la crise économique qui se profile pour l’Afghanistan.
Il faut ajouter à cette situation économique très difficile une sécheresse importante, la seconde sur ces trois dernières années. Mary Ellen McGroarty, représentant le Programme alimentaire mondial en Afghanistan, faisait déjà savoir courant août que la famine risquait de toucher 14 millions d’Afghans, et qu’il était nécessaire, pour la communauté internationale, d’envoyer 200 millions de dollars d’aide alimentaire au pays.
Enfin, il ne faut pas oublier l’impact humain et économique du Covid-19 : des millions d’infectés, des hôpitaux et un personnel soignant sans les moyens nécessaires de soigner les patients. Mais aussi une pression régionale plus forte : l’Afghanistan dépend de l’étranger pour sa sécurité alimentaire. En particulier de la farine de blé, blé qui vient en majorité du Kazakhstan. Or ce pays a arrêté un temps ses exportations en 2020, par peur de pénurie, puis les a strictement régulées. L’Inde n’a pas pu remplacer le Kazakhstan, malgré les espoirs de Kaboul. La pression économique née du coronavirus, pesant fortement sur l’Asie centrale, entraîne aussi des difficultés financières particulières pour l’Afghanistan : ses voisins ont également un fort besoin de liquidités, et ne pouvent accepter des délais de paiement. Par ailleurs, le confinement nécessaire en milieu urbain a été un désastre pour les travailleurs précaires, nourrissant la pauvreté, mais aussi une criminalité qui est allée croissante en Afghanistan. Même avant la prise de la capitale par les Taliban, les classes moyennes, les acteurs du secteur privé, étaient déjà des cibles pour les criminels. La victoire de la rébellion n’a été sans doute que le dernier événement poussant un certain nombre à l’exil.
En clair, une pression sur l’économie afghane, soutenue par les États-Unis pour influencer les Taliban, pourrait bien être insoutenable, pour la population, comme pour le nouveau régime. Ce dernier se trouverait alors gravement en danger. La chute possible du nouvel « Émirat » en réjouirait plus d’un. Mais l’écroulement économique des Taliban n’entraînera pas le retour d’une démocratie qui était déjà en trompe-l’œil entre 2002 et août 2021. L’avenir le plus probable d’une victoire dans le cadre d’une guerre économique serait plutôt l’apparition de différents fiefs de chefs de guerre, issus des Taliban ou de forces locales spécifiques, et une guerre civile totale, avec une population affamée, ruinée et prise en otage. Bien sûr, dans ce scénario du pire, le groupe État islamique aurait la possibilité de réitérer son succès syro-irakien, profitant du chaos ambiant. Soit le retour à la situation du début des années 1990 mais en pire. Pas vraiment le scénario le plus intéressant.

La possibilité d’un rapprochement par la lutte anti-terroriste

Cependant, on aurait tort de penser que les tensions entre Kaboul et Washington sont le seul avenir possible. Vu la situation humanitaire désastreuse du peuple afghan, les Américains et leurs alliés devraient pouvoir comprendre la folie d’une guerre économique « totale » contre les Taliban. Dire s’inquiéter du sort des femmes afghanes, mais les laisser mourir de faim, elles et leurs familles, serait illogique, et contre-productif pour les États-Unis. Quant aux Taliban, ils héritent d’un pays au bord du gouffre économiquement, et ils savent que la réintégration dans le concert des nations passera par une attitude bien plus pragmatique que par le passé. Si leur régime survit aux prochains mois, l’approche la plus conciliante et réaliste, en tout cas en politique étrangère, devrait donc l’emporter. Ne serait-ce que par instinct de survie : la réintégration dans l’économie mondiale passe par des relations plus apaisées avec Washington.
En se retirant d’Afghanistan, l’administration Biden suit certes ses prédécesseurs. Mais il essaye également de mettre fin à la « guerre contre le terrorisme » telle qu’elle a été conçue. En Afghanistan – mais aussi en Irak -, les Américains ont cru se défendre du terrorisme en envahissant un pays et en y soutenant une importation plus ou moins heureuse de démocratie et de pluralisme, vite entachée par des alliances parfois douteuses et par la corruption. Le président Biden considère qu’il sera plus efficace dans la lutte anti-terroriste sans perdre argent et énergie par l’occupation militaire et un « nation-building » plus ou moins bien pensé.
Or il se trouve que cette nouvelle vision de la lutte contre le jihadisme transnational pourrait être testée contre une force qui est à la fois un ennemi des Américains, du nouveau régime à Kaboul, mais aussi des Russes et des Chinois : le groupe État islamique – Wilayat Khorasan (EI-K). La récente visite de William J. Burns, le directeur de la CIA, amène à penser qu’il pourrait y avoir une coopération pragmatique entre Kaboul et Washington. Et la CIA pourrait vite faire du lobbying pour apaiser les relations entre les deux capitales. L’Agence était censée mettre de côté l’aspect contre-terroriste de son travail pour redonner pleinement la priorité à une logique plus classique d’espionnage d’autres puissances. L’action terroriste de l’EI-K contre l’aéroport de Kaboul rappelle que le jihadisme reste un danger réel en Afghanistan. Avec un gouvernement forgé sur un compromis inter-afghan, ce n’était pas vraiment un problème : la CIA aurait pu garder en bonne partie ses réseaux sur place, et des amis dans les services locaux. Aujourd’hui, de nouveaux contacts sont à développer afin d’éviter que Daech devienne assez fort en Afghanistan pour redevenir ce qu’il a été en Irak et en Syrie, c’est-à-dire un aimant pour les jihadistes du monde entier, avec la possibilité de frapper les intérêts occidentaux en dehors du pays. Et sachant que pour la Russie, la Chine, l’Iran et le Pakistan, le danger d’un jihadisme agressif et pouvant les cibler est ce qui motive, en partie au moins, leur politique afghane. Pourquoi ces pays s’opposeraient-ils à une coopération contre-terroriste entre Américains et Taliban ? Il y a plutôt fort à parier qu’ils l’encourageront, tant qu’un danger terroriste semblera menaçant.
Bien sûr, comme rappelé plus haut, les dommages collatéraux pourraient limiter fortement un rapprochement par le contre-terrorisme. Surtout, il n’est pas impossible de voir les Américains considérer que ce terrorisme concerne d’abord les Taliban et des États compétiteurs. La rivalité avec les Iraniens, les Russes et surtout les Chinois pourrait, en effet, faire passer la lutte contre le jihadisme au second plan. Surtout si les intérêts américains et plus largement occidentaux ne sont pas touchés par des attaques terroristes associées à l’EI-K dans les prochains mois.

Un rapprochement selon les priorités géopolitiques américaines

Même dans ce cas, un rapprochement entre Américains et Taliban reste possible, justement à cause de l’importance de ces rivalités entre puissances. Certes, après le retrait des troupes soviétiques d’Afghanistan, entre le 15 mai 1988 et le 15 février 1989, les Américains ont « abandonné » Afghans et Pakistanais à leur sort, parce qu’ils avaient de nouvelles priorités géopolitiques. L’avenir d’une Europe enfin totalement libérée, la situation des Balkans, l’Irak de Saddam Hussein, étaient des dossiers prioritaires. Aujourd’hui, l’Afghanistan a à ses frontières le principal opposant de la domination américaine au Moyen-Orient (l’Iran), mais aussi de son principal compétiteur à l’échelle internationale (la Chine), et d’une Asie centrale capitale autant pour le Kremlin que pour les intérêts chinois. L’Afghanistan, et son environnement régional, est une zone importante pour la rivalité entre grandes puissances. C’est dans le sens de sa rivalité avec Moscou et Pékin qu’a été compris l’annonce américaine, le 16 juillet dernier, d’une plateforme diplomatique, d’un « Quad » associant États-Unis, Afghanistan, Pakistan et Ouzbékistan. Le but officiel est de soutenir le développement des liens entre Asie Centrale et Asie du Sud, de promouvoir le commerce. Mais il s’agit aussi de soutenir des connexions qui ne renforcent pas les influences russe et chinoise.
Cela semble avoir été compris par les Taliban. C’est pourquoi ils ont mis en avant le projet de gazoduc TAPI (Turkmenistan–Afghanistan–Pakistan–Inde), devant transporter du gaz naturel du Turkménistan au Pakistan et à l’Inde via l’Afghanistan, comme étant une de leurs priorités. Même avant la prise de Kaboul, ils soutenaient activement le projet, comme le gouvernement d’Ashraf Ghani. Ce projet est important aujourd’hui pour les mêmes raisons qu’il l’était avant 2001 pour les Américains : c’est une façon d’éviter que le Turkménistan, qui héberge les 4èmes plus grandes réserves de gaz au monde, ne soit trop dépendant d’un voisin pour la vente de son gaz – aujourd’hui la Chine représente 90% des exportations du gaz turkmène. Cette ouverture face aux projets économiques du Nord vers le Sud sera d’autant plus soutenue par le nouveau régime afghan qu’ils sont vus de l’intérêt national de deux de leurs voisins au moins, l’Ouzbékistan et le Pakistan. Et leur développement signifiera un développement économique qui n’a pas été possible pendant les quatre dernières décennies, à cause des guerres déchirant le pays.
Pour son propre intérêt économique, comme pour trouver un terrain d’entente avec Washington, Kaboul pourrait donc devenir un chaud partisan des projets géoéconomiques américains entre Asie Centrale et Asie du Sud.

Le court terme dépend des Taliban, le plus long terme, des Américains

Un rapprochement n’est donc pas impossible. Même si les prochaines semaines, les prochains mois, pourraient être très tendus entre Américains et Taliban. Cette possibilité de rapprochement peut être facilement menacée à Washington comme à Kaboul. Dans les deux capitales, il y a des faucons, des idéologues qui souhaitent le conflit entre les deux pays. Et la crise économique et humanitaire qui se profile, si elle n’est pas endiguée, pourrait déstabiliser l’Afghanistan, détruisant peut-être les Taliban, mais faisant surtout souffrir une population afghane déjà martyrisée par quarante ans de guerres.
Mais si ces deux dangers sont écartés, l’avenir d’une possible relation bilatérale entre Kaboul et Washington dépendra d’abord, sur le court terme, des Taliban. Ils vont devoir prouver, dans les prochaines semaines, leur capacité à « tenir » leurs troupes, afin d’éviter l’émergence d’images gênantes en masse prouvant qu’ils n’ont pas vraiment changé depuis la fin des années 1990. Plus largement, ils vont devoir obtenir un respect des décisions de leur centre par leurs échelons régionaux, et éviter des divisions internes trop fortes, pouvant faire replonger l’Afghanistan dans l’instabilité. Prendre Kaboul des mains d’un président Ghani mal renseigné, mal conseillé, et utiliser la corruption pour prendre rapidement des capitales de province, c’était, somme toute, relativement facile pour une rébellion bien organisée comme celle des Taliban. Mais maintenant se joue la vraie bataille qui compte : celle qui montrera si Mohammad Hasan Akhund et son gouvernement sont capables de gérer leur pays comme d’authentiques hommes d’État, pouvant rassurer la communauté internationale en général, et apaiser les relations avec les États-Unis.
Si c’est le cas, ils auront bien sûr le soutien russe et chinois. Mais surtout, renouer un dialogue avec Washington deviendra possible.
Si les Taliban font leurs preuves dans les mois à venir, alors, tout dépendra de Washington. Déjà face aux Iraniens, les Américains ont montré une inconstance dangereuse, reflétant leurs évolutions politiques internes, et une rancune tenace face à un régime anti-américain. Paradoxalement, les Taliban pourraient pourtant être sauvés d’un sort à l’iranienne par une autre obsession des plus « faucons » dans les élites politiques, militaires et intellectuelles américaines : la lutte contre la montée en puissance de la Chine. Plus largement, l’approche pré-11-Septembre, donnant la priorité à une compétition contre les États s’opposant ouvertement à la domination américaine, semble reprendre le dessus. Le discours alarmiste des faucons sur la Chine, dans une moindre mesure sur l’Iran et la Russie, et l’approche réévaluant à la baisse la question afghane chez les plus réalistes, peut être une combinaison gagnante pour le nouveau régime. Il réaliserait alors, potentiellement, tous ses objectifs diplomatiques : avoir un rapport apaisé avec toutes les grandes puissances, et relativement cordial avec tous ses voisins. Une condition sine qua non pour sa survie sur le plus long terme.
Par Didier Chaudet

Webinaire IFEAC le 30 septembre : L’Afghanistan sous la domination des Taliban : quel impact en Asie centrale et au-delà ?

L’Institut Français d’études sur l’Asie centrale (IFEAC) organise une table ronde sous forme de webinaire : « L’Afghanistan sous la domination des Taliban : quel impact en Asie centrale et au-delà ? » Le webinaire aura lieu le 30 septembre à 15h à Bichkek (11h à Paris).

Avec :

Mélanie Sadozaï, doctorante à l’INALCO au Centre de Recherche Europes-Eurasie, doctorante invitée au Sigur Center for Asian Studies de l’Elliott School of International Affairs à la George Washington University

Didier Chaudet, consultant indépendant, spécialisé sur les questions géopolitiques et sécuritaires en Asie du Sud-Ouest (Iran, Pakistan, Afghanistan) et en Asie centrale post-soviétique

Anastasia Protassov, étudiante de Master à Sciences Po Grenoble, stagiaire à l’IFEAC en 2021

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A propos de l'auteur
Didier Chaudet est un consultant indépendant, spécialisé sur les questions géopolitiques et sécuritaires en Asie du Sud-Ouest (Iran, Pakistan, Afghanistan) et en Asie Centrale post-soviétique. Il est également le Directeur de la publication du CAPE, chercheur non résident à l’IPRI, l’un des principaux think tanks pakistanais, et attaché scientifique de l’IFEAC (Institut français d’études sur l’Asie centrale). Il intervient régulièrement dans les médias français (France Culture, Huffington Post, Radio Vatican, Réforme, entre autres). D’octobre 2013 à début 2015, il a vécu en Iran, en Afghanistan, et au Pakistan, où il a été chercheur invité par plusieurs think tanks locaux. Auparavant, il a été chercheur à l’ISAS (Institute for South Asian Studies – National University of Singapore) en charge de l’analyse sur le Pakistan et l’Afghanistan, enseignant à Sciences Po (Collègue universitaire), chercheur à l’IFRI (en charge de l’Asie Centrale). Pour Asialyst, il suit principalement les évolutions sécuritaires et géopolitiques de l’Asie Centrale, de l’Afghanistan, et du Pakistan.