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Taïwan ouvre une ambassade de facto en Lituanie, camouflet pour la Chine en Europe

La tour 101 à Taipei. (Source : Asia Times)
La tour 101 à Taipei. (Source : Asia Times)
Le ministère des Affaires étrangères de Taïwan a annoncé le 19 juillet l’ouverture d’un bureau à Vilnius en Lituanie. Sa particularité : son nom officiel est « Bureau de Représentation de Taïwan » au lieu de « Taipei ». Un nom qui lui donne une dimension quasi diplomatique inédite dans l’Union Européenne, puisqu’il équivaut à une reconnaissance de facto de l’ancienne Formose comme un État indépendant. Un casus belli pour la Chine.
Après s’être rapprochée un temps de la Chine, la Lituanie tourne ainsi le dos à la Chine. En mai dernier, le pays balte avait déjà décidé de se retirer du groupe « 17+1 », l’entente entre les pays d’Europe centrale et orientale et la Chine, qu’il a qualifié de « clivant ». En même temps, le gouvernement de Vilnius interdit l’usage de technologies chinoises à l’aéroport de la capitale lituanienne.
La réaction chinoise ne s’est pas faite attendre. Un porte-parole chinois a exprimé sa « ferme opposition aux échanges officiels entre les pays ayant des relations diplomatiques avec la Chine et la région de Taïwan ». Zhu Fenglian, porte-parole du Bureau des Affaires de Taïwan à Pékin, a exhorté la partie lituanienne de respecter le principe d’une seule Chine et de ne pas envoyer de signaux erronés aux forces séparatistes cherchant « l’indépendance de Taïwan ».
Selon la porte-parole, le Parti démocrate progressiste (DPP) au pouvoir à Taïwan, de même que les « forces séparatistes » ont mis en scène toute cette « farce » dans le seul but de rechercher « l’indépendance de Taïwan », ajoutant aussitôt que cette « mascarade » ne saurait changer le fait qu’il n’y a qu’une seule Chine au monde.

« Frontière stratégique »

À Taipei, la tonalité est évidemment toute autre. Cette ouverture d’un bureau de représentation est la première dans une capitale européenne depuis 18 ans, s’est félicité la diplomatie taïwanaise. Le geste est d’autant plus provocateur pour Pékin que le poste doit s’appeler « Bureau de représentation de Taïwan » et non « de Taipei », du nom de la capitale de l’île.
Séparées politiquement depuis 1949, Taïwan et la Chine continentale rivalisent pour obtenir le plus possible d’alliés diplomatiques. Mais le régime communiste a pris un net avantage : seuls 15 États du monde reconnaissent l’État taïwanais aux dépens de la République populaire, celle-ci usant de son poids économique – la Chine sera bientôt la première puissance économique de la planète – pour convaincre les pays de rompre avec Taïwan.
Le ministre taïwanais des Affaires étrangères, Joseph Wu, a qualifié de « très importante » l’ouverture du bureau de représentation à Vilnius. « La Lituanie est un bon partenaire de Taïwan, qui partage les mêmes valeurs de liberté et de démocratie », s’est-il félicité, estimant que les deux États étaient « sur une frontière stratégique de défense des systèmes démocratiques ».
Le nom officiel de Taïwan reste « République de Chine » mais de nombreux indépendantistes taïwanais souhaitent couper définitivement les ponts avec le Continent en proclamant l’indépendance formelle de Taïwan. Un casus belli pour Pékin qui menace l’île rebelle d’une réunification au continent chinois par la force si nécessaire.

Dépendance faible au marché chinois

D’autre étapes ont jalonné ce fossé qui s’est creusé entre Vilnius et Pékin. C’est ainsi que le Parlement lituanien avait adopté en 2020 une résolution déclarant l’importance de la défense des droits humains des Ouïghours, minorité musulmane du Xinjiang au nord-ouest de la Chine, de même que le respect des droits de l’homme à Hong Kong.
Selon Kestutis Girnius, professeur à l’Institut de sciences politiques de Vilnius, « la Lituanie s’est comportée de manière juste en changeant de politique. On ne peut pas critiquer la Russie et faire semblant que la Chine est irréprochable. La répression menée par la Chine est bien plus considérable que celle de la Russie. »
La dépendance de la Lituanie au marché chinois n’est pas très grande, et « l’ampleur de la riposte ne devrait pas constituer une menace trop importante », estime Linas Kojala, directeur d’un centre de recherche sur l’Europe de l’Est. D’autant que la Lituanie est membre de l’Otan et de l’Union européenne. Le pays balte devrait quant à lui ouvrir une mission économique à Taipei dès cet automne.

Verrou à faire sauter

Depuis l’élection en 2016 puis la réélection en 2020 de Tsai Ing-wen, les tensions entre Taïwan et la Chine s’étaient accentuées. Elles se sont encore approfondies et ont pris une nouvelle ampleur l’an passé avec la crise entre les États-Unis et la Chine, en particulier sur le théâtre Indo-Pacifique, là où Taiwan occupe une position stratégique, seul verrou que la Chine doit faire sauter pour avoir un accès direct au Pacifique.
Pour les États-Unis, la défense de Taïwan consiste également à protéger ses propres intérêts dans la région et, surtout, la légitimité de sa présence militaire, notamment au Japon, en Corée du Sud ou encore aux Philippines. Par ailleurs, l’année 2020 a donné une visibilité inédite à la « province rebelle », du fait notamment de sa gestion exemplaire de la pandémie du Covid-19.

Prise de conscience française

2020 a également été témoin d’une forme de rapprochement franco-taïwanais, sur le plan diplomatique et politique. Celle-ci illustre une méfiance accrue de Paris vis-à-vis de Pékin sur plusieurs dossiers, les attentes parfois naïves de la France ayant été remises en question par les bouleversements géopolitiques induits par le Covid-19. L’année 2020 est sans aucun doute pour Paris une année de prise de conscience de la « plus-value » des démocraties asiatiques qui subsistent dans un monde où les régimes autoritaires s’affirment avec toujours plus d’audace et ne prennent plus la peine de cacher leurs ambitions.
Le 25 août 2020, le ministère taïwanais des Affaires étrangères annonçait l’ouverture à Aix-en-Provence, dans le sud de la France, d’un deuxième bureau de représentation qui, sans en avoir le titre, a de facto qualité de consulat.
Il s’ajoute au bureau de représentation de Taipei installé à Paris depuis 1972, d’abord sous le nom d’Association pour la promotion des échanges commerciaux et touristiques avec Taïwan (A.S.P.E.C.T.), puis sous le nom de Bureau de Représentation de Taipei en France à partir de 1995.
La réaction de Pékin a été immédiate et la Chine a mis en garde Paris « contre tout contact avec un pays qu’elle considère comme faisant partie de la Chine ». Il ne s’agit pas de la première menace chinoise contre de la France dans le cadre des relations franco-taïwanaises.
Une tribune intitulée « L’Organisation mondiale de la santé doit pleinement collaborer avec Taïwan », publiée dans l’Obs le 31 mars 2020 et signée par 72 parlementaires français, 48 parlementaires taïwanais et des personnalités du monde médical et universitaire, avait provoqué la colère de Pékin et conduit à la dénonciation de ce texte par l’ambassadeur chinois en France Lu Shaye.
Ce dernier déclarait, dans une lettre publiée le 12 avril, que les autorités taïwanaises, soutenues par les parlementaires français, avaient insulté le directeur de l’OMS, Thedros Adhanom Gebreyesus, citoyen érythréen, en employant le mot « nègre ». Les signataires de cette tribune avaient immédiatement démenti ce terme. Pour le Représentant de Taipei à Paris, Chih-Chung Wu, qui a rang d’ambassadeur sans en avoir le titre, « il est évident que Taïwan est de plus en connu du peuple français ».
Par Pierre-Antoine Donnet

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A propos de l'auteur
Ancien journaliste à l'AFP, Pierre-Antoine Donnet est l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages consacrés à la Chine, au Japon, au Tibet, à l'Inde et aux grands défis asiatiques. En 2020, cet ancien correspondant à Pékin a publié "Le leadership mondial en question, L'affrontement entre la Chine et les États-Unis" aux Éditions de l'Aube. Il est aussi l'auteur de "Tibet mort ou vif", paru chez Gallimard en 1990 et réédité en 2019 dans une version mise à jour et augmentée. Après "Chine, le grand prédateur", paru en 2021 aux Éditions de l'Aube, il a dirigé fin 2022 l'ouvrage collectif "Le Dossier chinois" (Cherche Midi), puis début 2023 "Confucius aujourd'hui, un héritage universaliste" (L'Aube).