Politique
Série - Chine, superpuissance maritime

La Chine et les régions polaires (3/7) : en Antarctique, Pékin affirme sa puissance australe

La station chinoise Grande Muraille située sur l’île du Roi-George. (Source : Wikimedia Commons)
La station chinoise Grande Muraille située sur l’île du Roi-George. (Source : Wikimedia Commons)
Recherche scientifique, pêche du krill, tourisme de luxe, programme spatial, accès aux espaces communs… La Chine s’affirme en Antarctique. L’enjeu : faire la démonstration de sa stature de grande puissance présente partout sur Terre, et au-delà !

Dossier spécial : La Chine, superpuissance maritime

Le tour d’horizon d’Asialyst sur la « Chine hauturière » continue. Pour marquer à notre manière les 70 ans de la Chine populaire, nous vous proposons d’appréhender la projection chinoise en haute mer sous toutes ses composantes. Deuxième volet : « La Chine maritime dans les régions polaires ».

Entre la signature du traité du Svalbard dans les années 1920 et l’établissement des deux premières stations chinoises en Antarctique dans les années 1980, on ne peut pas dire que l’empire du Milieu se soit passionné pour ces territoires. Mais les temps ont changé.

Retrouvez l’intégrale de notre série « La Chine, superpuissance maritime » et le début de la saison 2, « La Chine et les régions polaires ».

15 octobre 2019, un dragon s’éveille pour répondre à l’appel glacial du continent le plus au Sud. Une semaine plus tard, il est rejoint par son grand frère, pour la même destination. Ils quittent la Chine par la mer et prennent un chemin que le plus âgé connaît bien désormais. Ils voguent tous azimuts vers la station scientifique chinoise en Antarctique : Zhongshan (中山站). Les « dragons des neiges », « Xuelong » (雪龙) en chinois, sont des brise-glaces qui font la fierté de l’empire du Milieu. Ils démontrent sa capacité à mener des expéditions là où les conditions sont les plus hostiles. Il y a donc un Xuelong 1 et un Xuelong 2 désormais. Entre les 4 et 9 novembre, les deux navires faisaient escale à Hobart, port australien et porte d’entrée vers l’Antarctique. Le 2 décembre, l’agence de presse officielle chinoise Xinhua rapportait qu’ils avaient atteint le premier objectif de leur mission, la station de Zhongshan. Après une escale du 20 au 22 janvier dans le port du Cap en Afrique du Sud, le Xuelong 2, seul cette fois, retournait vers une seconde station, la base antarctique Grande Muraille, en mer de Weddell. Ravitaillement et tests scientifiques effectués, le fier dragon se remettra ensuite en route le 20 février, pour la dernière étape de son premier été austral : la cinquième station chinoise en construction, en mer de Ross.
L'Antarctique et la Chine. Carte de Jeremy Masse. (Crédit : Jeremy Masse pour Asialyst)
L'Antarctique et la Chine. Carte de Jeremy Masse. (Crédit : Jeremy Masse pour Asialyst)

Quelques éléments de géographie

*Stefan Zweig, Les très riches heures de l’humanité, Traduit par Alzir Hella et Hélène Denis-Jeanroy, Littérature étrangère, Paris : P. Belfond, 1989.
« Le pôle inhabité depuis des milliers d’années et qu’aucun œil humain n’a probablement jamais contemplé depuis la création a été découvert deux fois dans un temps infime, deux semaines », écrit Stefan Zweig en 1927, dans sa nouvelle La lutte pour le pôle Sud.* Il y relate la compétition acharnée entre le capitaine Scott, un Britannique, et l’explorateur Amundsen, un Norvégien, du point de vue du premier. La nouvelle raconte la défaite tragique de Scott qui, le 17 janvier 1912, arrivant au pôle Sud au prix d’épreuves mortelles, découvre le drapeau norvégien. Amundsen l’a planté quelques semaines plus tôt, le 14 décembre 1911. Dans cette nouvelle captivante et poétique, l’on saisit toute l’hostilité et l’inhabilité du continent blanc.
À l’inverse de l’Arctique, qui est un océan, l’Antarctique est un continent. Les eaux le bordant constituent l’océan Austral et sont connectées aux océans Atlantique, Pacifique et Indien. C’est le cœur de la région, qui inclut également des îles de la plaque antarctique. Avec ses 14 millions de kilomètres carrés, seules l’Europe et l’Océanie sont plus petites que lui. En hiver, sa superficie double en raison de la formation de la banquise, jusqu’à près de 800 km du rivage et des glaces flottantes. Environ 98 % de cette surface est recouverte d’une glace épaisse en moyenne de 1 600 mètres. Ce qui contribue à lui donner l’altitude moyenne la plus élevée du monde. Si toutes ces glaces fondaient, le niveau des mers et des océans monterait de 60 mètres. L’intérieur du continent constitue le plus grand désert du monde, avec moins de 20 mm de précipitations par an.
Le HMS Erebus et HMS Terror en Antarctique par John Wilson Carmichael, 1847, National Maritime Museum, Greenwich, Londres. (Source : Wikimedia Commons)
Le HMS Erebus et HMS Terror en Antarctique par John Wilson Carmichael, 1847, National Maritime Museum, Greenwich, Londres. (Source : Wikimedia Commons)
L’Antarctique est inégalement coupé en deux par les monts Transantarctiques. Cette chaîne de montagnes, longue de 3 500 kilomètres et d’une altitude moyenne de 2 500 mètres, forme une courbe en « S » depuis la côte de la mer de Weddell, jusqu’en face des îles Balleny. Ces monts bordent la barrière de Ross où se trouvent les plus hauts sommets, dépassant 4 000 m d’altitude, le plus haut s’approchant des 5 000 m (le mont Vinson, 4 897 m). En face des océans Atlantique et Indien, on parle d’Antarctique oriental. L’autre partie est l’Antarctique occidental.
C’est dans la péninsule (partie occidentale) qu’affleure la roche. Cette péninsule est la plus proche d’un autre continent : l’Amérique. Depuis sa pointe Sud, la Terre de Feu, la distance est d’environ 1 000 km. Autrement, les plus proches sont les îles Antipodes de la Nouvelle-Zélande (environ 1 900 km), l’île de Tasmanie en Australie (environ 3 000 km) et l’Afrique du Sud (environ 3 600 km).
Base américaine de McMurdo. (Source : Wikimedia Commons)
Base américaine de McMurdo. (Source : Wikimedia Commons)
Le continent conserve pourtant sa rudesse et son hostilité, avec des conditions climatiques rappelant l’espace interplanétaire. C’est sur ce continent que les températures les plus basses ont été enregistrées : -93,2°C en 2010, au mois d’août puisque les saisons sont inversées dans l’hémisphère Sud. Sur les côtes, de forts vents catabatiques balaient le plateau Antarctique. Ils résultent du poids d’une masse d’air froid dévalant un relief géographique, en l’occurrence l’intérieur du continent, plus élevé. Ensuite, l’hiver polaire est une période continue d’obscurité sur plusieurs mois. Enfin s’ajoutent l’isolement et les distances qui ne sont pas raccourcies en l’absence d’infrastructures ou de transports réguliers. Néanmoins, des routes existent en Antarctique. La première, qui relie la station américaine de McMurdo à la station néo-zélandaise Scott Base, est d’une distance à peine supérieure à trois kilomètres. Une autre route, longue de 1 600 km, lie depuis 2006 les stations de McMurdo et d’Amundsen-Scott.
Aurore australe prise depuis la Station spatiale internationale. (Source : Wikimedia Commons)
Aurore australe prise depuis la Station spatiale internationale. (Source : Wikimedia Commons)
À ces extrêmes conditions s’ajoutent des phénomènes conférant une dimension presque magique au continent. Les fascinantes aurores polaires d’abord, courantes dans les zones australes. Ce phénomène lumineux visible près du pôle Sud résulte de l’interaction des vents solaires avec la haute atmosphère terrestre. L’espace s’invite alors sur Terre. Il y a aussi les parhélies, phénomène optique permettant de voir un ou plusieurs point(s) lumineux près du Soleil, donnant l’illusion que la Terre aurait plusieurs étoiles.

Une puissance scientifique qui s’affirme

* »It will also conduct preliminary construction work of China’s fifth research station on Inexpressible Island », Xinhua et « China’s first homegrown polar icebreaker to start its maiden voyage », in English.gov.cn, 15 octobre 2019.
La Chine est la troisième nation la plus dépensière au monde en termes de financements publics pour la recherche scientifique en Antarctique. Concrètement, cela se traduit par environ 600 chercheurs répartis sur quatre et bientôt cinq stations installées sur le continent. Cinq, car la Chine est en train d’ajouter la station de l’île Inexpressible aux stations existantes de Changcheng, la Grande Muraille (1985), Zhongshan (1989), Kunlun (2009) et Taishan (2014)*. « Le 7 février 2018, pendant la 34ème expédition antarctique, les chercheurs chinois ont posé les fondations de la cinquième station de recherche sur l’île Inexpressible, en Terra Nova de la mer de Ross », expliquait en 2018 Nengye Liu, professeur à l’université d’Adélaïde en Australie, à The Diplomat. La construction devrait s’achever en 2022. Cette « nouvelle station de la mer de Ross » (罗斯海新站) est conçue comme permanente, afin d’accueillir 80 personnes en été et 30 en hiver. En janvier 2019, le Xuelong 1 avait percuté un iceberg, causant des avaries relativement sévères, en manœuvrant pour les travaux de construction de la station.
Ces installations scientifiques sont un enjeu géopolitique, notamment pour l’avenir du traité sur l’Antarctique de 1959, véritable pièce maîtresse de la gouvernance de la région, et remarquable par les principes qu’il consacre. La Chine s’intéresse particulièrement à la partie orientale du continent, celle revendiquée par l’Australie et la France. Elle propose en effet depuis plusieurs années le projet « ABC », qui lui permettrait de relier sa station Zhongshan, sur la façade indo-australe, à sa nouvelle station faisant face à l’océan Pacifique, sur l’île Inexpressible.
*Nengye Liu, « What Does China’s Fifth Research Station Mean for Antarctic Governance ? », The Diplomat, 28 juin 2018.
Certains spécialistes, notamment américains, néo-zélandais et australiens, sont sur leurs gardes et expliquent que cela pourrait être un premier pas vers une politique plus offensive. Nengye Liu, de l’université d’Adélaïde, se montre attentif : « La Chine améliore ses capacités scientifiques et diplomatiques, tout en restant aux aguets pour une réforme du traité sur l’Antarctique dans un environnement géopolitique mouvant. On peut s’attendre à ce que la Chine publie une politique antarctique officielle avec l’achèvement de cette cinquième station. »* Le traité sur l’Antarctique ne l’interdit pas, mais gèle jusqu’en 2048 l’émission de nouvelles revendications territoriales sur le continent, date à laquelle l’ouverture de négociations ayant trait à cette problématique sera permise.
La Chine est aussi l’un de pays initiateurs du Forum asiatique pour les sciences polaires (AFoPS) formé en 2004. Ce forum permet aux chercheurs asiatiques de se constituer en groupe régional, afin de peser plus lourd, notamment dans les nombreuses instances de gouvernance de l’Antarctique. On y retrouve ainsi des chercheurs chinois, japonais, sud-coréens, indiens, malaisiens, thaïlandais, indonésiens, philippins, sri-lankais ou encore vietnamiens.

Ressources halieutiques : l’appât du krill

*Nengye Liu, « What Are China’s Intentions in Antarctica ? », The Diplomat, 14 juin 2019.
Comme la France, la Russie, le Japon, la Norvège, l’Argentine, le Chili, l’Australie ou encore la Nouvelle-Zélande, présents dans les eaux australes, la Chine a un appétit considérable pour les ressources marines en poisson, et plus encore en krill. Cet animal microscopique est une pièce élémentaire dans les chaînes alimentaires marines. Les qualités nutritives et sanitaires de ce crustacé sont une aubaine. Le 1er novembre 2019 à Hobart, les 24 pays membres de la Convention sur la conservation de la faune et la flore marines de l’Antarctique (CCAMLR) et l’Union européenne (UE) se sont réunis. Cette convention des États parties du traité de 1959 a étudié les propositions faites par la France et l’Australie d’aires marines protégées, des « AMPA », aux réglementations environnementales strictes, pour limiter la pêche dans certaines zones de l’océan Austral. Mais la Russie et la Chine ont bloqué les négociations. The Diplomat expose l’enjeu : « La Chine porte de l’attention au krill antarctique […]. Pour l’instant, les prises sont faibles. Pourtant, la Chine voit le potentiel du krill même sous la gestion de la CCAMLR, et est intéressée par l’idée d’augmenter ses prises dans la zone. C’est bien là l’origine de l’impasse des négociations concernant l’établissement d’AMPA. »*
Les ressources marines du Grand Sud sont exploitées depuis au moins le XVIIIème siècle. Les marins y capturaient otaries et éléphants de mer, précieux pour leur fourrure. Les manchots, alors, et les baleines, toujours, pour leur graisse et leur viande. De nos jours, les poissons (légine, bocasse, poissons des glaces), les crabes, calamars et évidemment les krills, sont les plus précieux pour nourrir des populations grandissantes.
*Haijun Chi, Xiaolong Li et Xianshi Yang, « Processing Status and Utilization Strategies of Antarctic Krill (Euphausia Superba) in China », in World Journal of Fish and Marine Sciences 3, no 5 (2013), p. 275‑81.
Les Chinois sont renommés pour les prises massives de krill, absolument stratégique pour leur marché alimentaire en raison de son très bon rapport protéines-graisse. Des études comme celle de l’Académie chinoise des sciences halieutiques de Shanghai de 2013, mettent en avant les vertus nutritionnelles, les ressources exploitables et les bénéfices potentiels qu’il est possible de tirer du krill.*
Les pêcheurs chinois sont présents dans l’océan Austral, et souvent illégalement. Alors que la CCAMLR limite la prise annuelle totale de krill à 680 000 tonnes, la part chinoise en 2014 était de 55 000 tonnes, environ 9 % de ce total. « La Chine devrait avoir pour objectif de pêcher un à deux millions de tonnes », disait en 2015 Liu Shenli, membre du Comité national de la Conférence consultative politique du peuple chinois.

Le tourisme, autre facette visible de l’iceberg chinois

*Éric Canobbio et Amélie Boissière, Atlas des pôles : régions polaires : questions sur un avenir incertain, Collection Atlas Monde, Paris, Éd. Autrement, 2007, p. 65. **En 2014-2015, 3 042 touristes chinois ont visité l’Antarctique ; en 2016-2017, plus de 5 280. ***Bauer Cheung et Deng, « The growth of Chinese tourism to Antarctica : a profile of their connectedness to nature, motivations, and perceptions », in The Polar Journal, n°9 vol.1, 2019, p. 197-213.
Depuis plusieurs années, des milliers de touristes chinois s’aventurent aussi par-delà les mers, sur la banquise pour découvrir l’Antarctique. « Symptôme de la contradiction inhérente à la préservation du continent austral, le tourisme est à la fois nourri de l’attractivité écologique qu’exerce le Grand Sud et un élément extérieur vecteur de nuisances dans un espace de protection sans cesse renforcé. »* Entre 2014 et 2017, la Chine est passée de la 4ème à la 2ème place en nombre de ressortissants**. Depuis 2018, un touriste austral sur six est chinois. Mais que motive donc ces ressortissants à aller braver ce froid extrême ?*** « Une base de marché plus importante à mesure que la classe moyenne chinoise grandit, un attrait de plus en plus marqué pour le tourisme expérientiel plutôt que le tourisme de masse, et enfin, un intérêt marqué pour les enjeux de la détérioration de l’environnement. […] Ce ne sont pas les images montrant la fonte des glaces, diffusées par les artistes et les médias, qui poussent les Chinois à parcourir l’Antarctique ; mais plutôt l’insupportable pollution des grandes métropoles du pays. » S’offrir le luxe de respirer un air non pollué est le lot des touristes les plus fortunés. Ils optent alors pour ce tourisme, qui permet de se distinguer socialement de destinations moins extravagantes. Cela fait partie du parcours rêvé des classes moyennes et aisées.
Le tourisme en Antarctique a été brusquement rattrapé par l’actualité angoissante du SARS-CoV-2. Nicolas est français. Il a effectué une croisière de 15 jours en Antarctique entre janvier et février derniers, au départ d’Ushuaïa. Navires de croisière à moitié ou même totalement vides, modification des tarifs et des itinéraires ; les annulations massives de séjours des touristes chinois ont tout chamboulé, dit-il. Et d’expliquer avoir payé son ticket pour le continent blanc, « la planète Hoth dans Star Wars », moins de 5 000 dollars, au lieu de 10 à 11 000 en temps normal, et ce pour une croisière de 15 jours, au rythme intense de 14 accostages. La fermeture de la province argentine de Terre de Feu, Antarctique et îles de l’Atlantique Sud a fini par avoir raison des croisières. Mais au moment de la discussion, en mars, Nicolas expliquait recevoir encore de nombreux e-mails publicitaires pour des croisières bradées très haut de gamme.
*International Association of Antarctica Tour Operators. Le but de cette association fondée par les entreprises du secteur touristique est de promouvoir la pratique sûre et responsable du tourisme dans la région. Ce secteur est donc auto-régulé, dans le cadre du traité sur l’Antarctique.
Reparti avec la parka offerte par le tour-opérateur, Nicolas témoigne également du cadre très strict de l’activité touristique en Antarctique. « L’IAATO* impose des consignes, en termes de respect de l’environnement comme de sécurisation sanitaire, confie-t-il. Des bottes sont prêtées pour les sorties, et à chaque retour sur le bateau, désinfection et lavage intensif sont ritualisés. Afin de se protéger soi-même de bactéries, et de protéger aussi la faune et la flore locale. Et avant le premier débarquement, le staff procède à l’aspiration de tous les pollens et autres agents exogènes sur les vêtements que l’on compte porter lors de la sortie. Il y a une stricte interdiction de ramener quoi que ce soit : plumes, os, etc. » Au moins deux croisières, celles des navires Ocean Atlantic et Greg Mortimer, ont dû être écourtées puis déroutées vers Montevideo en mars, après des suspicions de coronavirus à bord.

L’Antarctique et le programme spatial chinois

De par ses conditions géologiques et climatiques exceptionnelles, l’Antarctique permet une observation unique de l’espace depuis la Terre : des montagnes de haute altitude, un ciel sans pollution lumineuse ni atmosphérique, un air froid et sec facilitant le calibrage des appareils, et la nuit polaire. Tout cela permet des observations prolongées du ciel. La France et l’Italie disposent ainsi de la base Concordia, où de nombreuses recherches astronomiques sont menées.
De l’autre côté du télescope, l’espace est également un lieu privilégié pour observer les pôles et donc l’Antarctique. La Chine l’a bien compris ; elle y porte une politique spatiale de premier plan. Par ailleurs, les orbites polaires, effectuant des révolutions sur un axe perpendiculaire à l’équateur, se révèlent très utiles pour les prévisions météorologiques, et de nombreux États ont envoyé des satellites dédiés sur de telles orbites. Dans cette dynamique, le 28 novembre dernier, le Centre national des satellites météorologiques annonçait la nouvelle génération de satellites à orbite polaire de basse altitude. L’agence Xinhua rapporte ainsi que les satellites Fengyun-5 seront à même de totalement remplacer la génération précédente d’ici 2025. Le système météorologique chinois s’en trouvera amélioré.
Mais les applications peuvent avoir des implications plus offensives que la recherche scientifique. Les États installent ainsi des systèmes permettant de calibrer les réseaux de positionnement par satellite tels le GPS américain, le GLONASS russe ou encore le BeiDou chinois. « le 23 septembre à 05h10 heure locale, la CASC a procédé avec succès au lancement de deux satellites de navigation Beidou-3 », « ces deux satellites constituent les 47ème et 48ème appareils en orbite », indique la CASC, traduite par le site EastIsRead. Et ces relais peuvent concourir à des activités de renseignement, l’activité en elle-même n’étant pas une activité militaire offensive formellement interdite par le traité sur l’Antarctique. Le site East Pendulum est revenu sur le lancement des Beidou-3 M9 et M10.
Lancement de la fusée Longue Marche 3B (c) emportant des satellites Beidou-3, MEO-5 et 6. (Source : Wikimedia Commons)
Lancement de la fusée Longue Marche 3B (c) emportant des satellites Beidou-3, MEO-5 et 6. (Source : Wikimedia Commons)
Par ailleurs, la constellation de satellites Ice Pathfinder (BNU) préoccupe certains spécialistes. Ces objets, dont le lancement a été annoncé le 30 août 2019, sont dédiés à la communication et à la navigation en milieu polaire. Le BNU-1 lancé le 12 septembre dernier annonce une constellation de 24 autres qui devraient fournir à la Chine une capacité d’observation permanente des icebergs dérivant et de communication haut débit tant en Antarctique qu’en Arctique. Le 13 mars dernier, Xinhua faisait un bref bilan de ce satellite et de sa mission d’observation de l’Antarctique. « Plus de 1 000 images couvrant la région polaire », et notamment « deux effondrements massifs de la calotte glaciaire du continent, l’un au niveau de la barrière d’Amery le 25 septembre 2019, l’autre au glacier de l’île du Pin, en février. » Selon Cheng Xiao, directeur scientifique du projet, embarqué sur le Xuelong 2 pour l’expédition antarctique en cours, « ces données seront aussi utilisées pour étudier les changements climatiques, et développer les routes maritimes arctiques » ; ces satellites permettront de réduire la dépendance chinoise aux technologies étrangères. Le but affiché est aussi l’identification automatique de vaisseaux navigant dans les régions polaires. Des données qui serviront au projet chinois de « Route de la Soie polaire ».
Voir cette vidéo de mars 2018 montrant un lancement de satellites jumeaux rejoignant la constellation de BeiDou 3 :
Le ton du média The Diplomat est nettement plus alarmiste, pointant les différentes implications stratégiques, notamment pour les technologies anti-missiles, qui pourraient « rendre le pointage de bases en Antarctique bien réel alors même que le conflit ne se trouverait pas sur le continent ». La comparaison que font les deux chercheurs entre la rhétorique gouvernementale chinoise sur sa stratégie spatiale et sa politique en Antarctique est intéressante, mais semble quelque peu exagérée sur la base des faits observables aujourd’hui. Ce qui explique l’inquiétude des observateurs vient de l’extrapolation du comportement de Pékin dans d’autres parties du monde, telles que les mers de Chine. De l’habitude du flou diplomatique aussi. Comment ne pas penser aux pêcheurs sous pavillon chinois, secrètement subventionnés par des agences gouvernementales ? Mais l’incrimination directe du gouvernement est périlleuse pour les autre parties au traité.
Cependant, la Chine est aujourd’hui partie consultative adhérente du traité sur l’Antarctique. Cela signifie qu’à ce titre, elle dispose d’un droit de vote aux réunions des parties consultatives (les réunions consultatives au traité sur l’Antarctique, RCTA), par sa ratification, et donc d’un engagement juridiquement contraignant pour l’État chinois.

Une présence cruciale pour investir l’arène des grandes puissances

À quel jeu s’adonne la Chine en Antarctique, et quelles conséquences pour les autres puissances ? L’aspect géopolitique et stratégique est assurément le plus sujet aux fantasmes et extrapolations. La montée en puissance chinoise se double en effet d’une opacité du processus décisionnel. Dans un contexte qui semble d’expansion de portée mondiale, cela nourrit les spéculations des analystes et décideurs. Aux États-Unis, en Nouvelle-Zélande et en Australie, on voit fleurir des avertissements quant aux activités chinoises en Antarctique, qui préfigureraient un changement des règles du jeu d’ici 2050. Force est de constater que le gouvernement chinois suit bel et bien une feuille de route. Ainsi, les moindres actions de Pékin sont très vite lues comme des petits pas afin d’atteindre ce but, et donc déclasser les autres, Américains en tête.
Pour The Diplomat, Rebecca Pincus, de l’École navale de guerre des États-Unis, décrit toutes les zones grises dans lesquelles la Chine semble s’engouffrer : « À l’horizon 2050, les stratèges américains pourraient se confronter à une situation radicalement différente, avec un Arctique se libérant des glaces en été et l’Antarctique potentiellement lieu de grande contestation – et la Chine devenant une puissance dominante dans les deux. » Les régions antarctiques et arctiques sont là perçues comme des espaces extra-territoriaux, qui se connectent tant à la haute mer qu’à l’espace, et que la Chine peut investir pour avoir des leviers de pression, constituant ce que Rebecca Pincus appelle des « campagnes de zones grises » susceptibles de rebattre les cartes de la géopolitique actuelle. La perception de ces espaces, dits communs tels que la haute mer, l’Antarctique, ainsi qu’une certaine fraction de l’Arctique ou encore l’espace extra-atmosphérique, auxquels tous les États ont accès mais qui n’appartiennent à personne, fait émerger un nouveau terrain de compétition internationale. C’est ce que Frédéric Ramel examine, rappelant que « préserver leur accès est une condition fondamentale tant pour la projection des forces armées que pour le fonctionnement de l’économie mondialisée. »
L’Australie aussi voit d’un œil méfiant la suractivité chinoise en Antarctique. Aujourd’hui, Canberra fait partie des 50 parties du traité sur l’Antarctique. Parmi ces pays, « sept sont dits « possessionnés », c’est-à-dire qu’ils revendiquent la possession d’une partie du continent (la Terre Adélie pour la France par exemple) », explique l’Institut polaire français Paul-Émile Victor. L’article IV du traité fait provisoirement taire les revendications territoriales des signataires sur l’Antarctique. Mais le texte n’induit pas la renonciation d’un État à ses droits ou revendications de souveraineté sur le continent.
« 1. Aucune disposition du présent traité ne doit être interprétée comme : (a) une renonciation par une partie contractante à des droits ou revendications de souveraineté territoriale sur l’Antarctique qu’elle a déjà fait valoir ; […] 2. Aucun acte ou activité se déroulant pendant que le présent traité est en vigueur ne constitue une base pour affirmer, appuyer ou nier une revendication de souveraineté territoriale en Antarctique ou pour créer des droits de souveraineté en Antarctique. Aucune nouvelle revendication, ou élargissement d’une revendication existante de souveraineté territoriale en Antarctique, ne peut être revendiquée tant que le présent traité est en vigueur. »
Et sur ses propres territoires revendiqués, l’Australie voit donc fleurir plusieurs sites de recherche chinois. Anne-Marie Brady, universitaire mondialement reconnue pour ses travaux sur les politiques polaires chinoises, donne le ton dans son rapport de l’Australian Strategic Policy Institute d’août 2017 : « La Chine a conduit des activités militaires non déclarées en Antarctique, construit les conditions nécessaires à l’émission de revendications territoriales et s’engage dans la prospection minérale. » Ce qui n’a pu se produire que parce que les inspections normalement prévues par le traité sur l’Antarctique n’ont pas été mises en œuvre par les autres parties du traité, Australie en tête en tant qu’État « possessionné ».
Cependant, le système du traité sur l’Antarctique pourrait bien rester tel quel, à cause ou grâce au mode de prise de décision, qui nécessite le consensus des États parties. Or, pour beaucoup, il y a tout intérêt à maintenir la situation actuelle. Pour autant, il est indéniable que la Chine se positionne activement en Antarctique, faisant craindre à des décideurs politiques et stratèges occidentaux la préparation du terrain à un changement de donne. Les cartes restent à jouer, bien que les règles du jeu soient strictes et historiquement très suivies.
Par Joaquim Gaignard

Pour approfondir

– En anglais, le site internet du think-tank Australian Strategic Policy Institute (ASPI), qui garde un œil extrêmement vigilant et avisé sur les activités chinoises, notamment en Antarctique.

– En anglais, et de façon générale, le travail universitaire de la professeure Anne-Marie Brady, de l’université de Canterbury, en Nouvelle-Zélande.

– Le site internet du secrétariat du traité sur l’Antarctique.

– Ce podcast passionnant du China Dialogue Ocean (en anglais).

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A propos de l'auteur
Licencié de Paris 1 Panthéon-Sorbonne en histoire, Joaquim Gaignard est étudiant en Master de Relations Internationales à l'école doctorale de Sciences Po. Ses thèmes géopolitiques de prédilection : l'Asie, la Chine, les régions polaires, les relations diplomatiques et le transnational.