Société
Expert - Indonésie plurielle

Indonésie : l’affaire Meiliana, les haut-parleurs de mosquée et la liberté d'expression

En Indonésie, Meiliana, une Chinoise bouddhiste, a été condamné à 18 mois de prison pour s'être plaint du bruit causé par les hauts-parleurs d'une mosquée. (Source : Washington Post)
En Indonésie, Meiliana, une Chinoise bouddhiste, a été condamné à 18 mois de prison pour s'être plaint du bruit causé par les hauts-parleurs d'une mosquée. (Source : Washington Post)
Trois sujets ont dominé l’actualité indonésienne en ce mois d’août 2018. Deux ont eu une répercussion internationale. Les tremblements de terre dans l’île de Lombok, qui ont causé la mort de plus de quatre cents personnes et fait quelque 350 000 sans-abri. Quant à la cérémonie d’ouverture des 18èmes Jeux asiatiques à Jakarta, elle a eu pour clou l’arrivée en scooter à travers les fumigènes du président Joko Widodo. Mais sur le plan national, il est un événement qui n’a pas fait parler de lui à l’étranger : la condamnation à 18 mois de prison de Meiliana, le 21 août dernier. Cette Chinoise bouddhiste s’était plaint du bruit causé par le haut-parleur d’une mosquée.
*Comme la plupart des Indonésiens, cette dame n’a pas de nom de famille, une notion qui n’a pas de sens dans le contexte culturel indonésien et n’est pas obligatoire pour l’état-civil. L’historien français Jacques Leclerc raconte une anecdote amusante sur la Library of Congress qui dans sa base de données avait affublé le président Soekarno d’un prénom alors que l’intéressé avait à plusieurs reprises rappelé qu’il n’en avait pas (Jacques Leclerc, « Le prénom de Sukarno, ou Les Grecs, c’est différent », in Archipel, volume 42, 1991, pp. 29-31). **Traduction de l’auteur. Cette fin de phrase est en majuscule dans le texte original.
C’est la peine requise une semaine avant par les procureurs. Ils s’appuyaient sur une fatwa (un avis juridique) émise en janvier 2017 par la commission provinciale de Sumatra du Nord du MUI (Majelis Ulama Indonesia ou Conseil des oulémas d’Indonésie). Selon cette fatwa, « les propos émis par Mme Meliana* [sic] sur la sonorité de l’appel à la prière provenant de la mosquée Al-Maksum rue Karya, dans la ville de Tanjungbalai, le 29 juillet 2016, [constituent] UNE MARQUE DE MEPRIS ET UNE INSULTE À L’ÉGARD D’UNE RELIGION[,] L’ISLAM »**. Pourtant, moins de deux semaines après ces propos, le président du MUI, Ma’ruf Amin, avait déclaré qu’on pouvait diminuer le volume des haut-parleurs si cela dérangeait les habitants du voisinage.
La fatwa du MUI provincial juge de ce qui est considéré comme la cause d’émeutes durant lesquelles le 30 juillet 2016, une foule en colère avait incendié ou endommagé douze temples bouddhistes dans la ville de Tanjungbalai dans le nord de Sumatra. À l’origine de ces violences, une plainte exprimée par Meiliana à propos du bruit causé par une mosquée voisine. La police avait arrêté dix-neuf personnes, condamnées de un à quatre mois de prison pour leur rôle dans ces émeutes. Ma’ruf Amin, le président du MUI, avait dénoncé les incendies de temples et déclaré que plutôt que de réagir par la colère, il fallait discuter.
La condamnation de Meiliana se fonde sur les mêmes articles 156 et 156a du Code criminel indonésien que ceux au nom desquels l’ancien gouverneur de Jakarta, Ahok, a été condamné en mai 2017 à deux ans de prison. L’article 156 stipule que « quiconque en public déclare un sentiment d’hostilité, de haine ou de mépris envers un ou plusieurs groupes du peuple indonésien, est passible d’une peine de prison de quatre ans au plus ». Selon l’article 156a, « est condamné à une peine de prison de cinq ans au plus quiconque exprès en public exprime un sentiment ou commet un acte : a. qui en substance a un caractère d’hostilité, d’abus ou de souillure envers une religion pratiquée en Indonésie » (lire notre article sur l’affaire Ahok).
*Traduction de l’auteur, lire ici le texte original.
Cette condamnation a aussitôt suscité de nombreuses protestations. Pour Sodik Mudjahid, vice-président de la commission du DPR (l’assemblée nationale indonésienne) chargée des affaires religieuses et sociales, « s’il est vrai que c’est un cas de plainte contre le volume de l’appel à la prière, ce n’est pas une insulte à une religion. Et ce doit être résolu non au tribunal, mais par une discussion au niveau du quartier »*. Précisons qu’en 2013, après des années de plaintes des habitants de leur voisinage, le Conseil des mosquées d’Indonésie (Dewan Masjid Indonesia) avait demandé que les quelque huit cent mille mosquées du pays limitent leur usage du haut-parleur. Le Mouvement de lutte anti-discrimination (Gerakan Perjuangan Anti Diskriminasi) souligne de son côté que les propos de Meiliana ne sont guère différents de ceux de Jusuf Kalla. En 2015, alors à la tête dudit conseil, le vice-président indonésien avait déclaré que le volume des mosquées dérangeait aussi bien les musulmans que les non-musulmans. Trois jours après la condamnation de Meiliana, le ministère des Religions indonésien a publié des instructions sur l’usage des haut-parleurs par les mosquées.

Loi jugée archaïque

*Traduction de l’auteur, consulter ici le texte original.
Les deux plus grandes organisations musulmanes d’Indonésie (et du monde), la Muhammadiyah et la Nahdlatul Ulama (NU), invoquent la liberté d’expression. Dadang Kahmad, le président de la Muhammadiyah, déclare ainsi : « Dans le monde de la démocratie, on a le droit d’émettre n’importe quelle opinion et notre société ferait en effet mieux d’en faire une habitude. »* Toutefois, il ne remet pas en cause le principe de la sanction et se contente de dire que la sanction contre Meiliana aurait dû être plus légère. Quant à Robikin Emhas, chef du département juridique de la NU, il considère que se plaindre d’un appel à la prière trop bruyant ne tombe pas sous le coup des articles 156 et 156a du Code criminel indonésien. Pour lui, ces articles ne doivent pas devenir « un instrument pour supprimer la liberté d’expression. […] En tant que musulmans, nous devrions considérer de telles opinions comme une critique constructive dans une société plurielle. » Il ne remet pas en cause ce qu’on appelle la « loi anti-blasphème ».
De nombreuses organisations demandent une révision de la loi, jugée « archaïque ». Dès l’annonce de la condamnation d’Ahok en mai 2017, une pétition avait d’ailleurs été lancée, demandant au président Joko Widodo, familièrement appelé Jokowi, la suppression de l’article 156a et la révision du code criminel indonésien, signée par plus de dix mille personnes. À l’époque, le porte-parole du ministère des Religions avait répondu : « Si nous l’abolissions, davantage de problèmes surgiraient. Si le blasphème a lieu sans que nous n’ayons aucune directive, ce sera le chaos. ».
Jokowi soutient l’intention de Meiliana de faire appel, mais a déclaré ne pas pouvoir intervenir. Il avance comme explication que lui-même vient d’être condamné pour négligence dans les incendies de forêt de 2015 dans le centre de Kalimantan (partie indonésienne de Bornéo). Lors de la condamnation d’Ahok, il avait également déclaré qu’il fallait respecter la décision de la justice, rappelant que le gouvernement ne pouvait intervenir dans les procédures juridiques.

Intolérance montante dans le système judiciaire et dans le gouvernement

On peut se féliciter que l’Indonésie prenne à cœur le principe de séparation des trias politica, les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. Le problème vient d’ailleurs, souligne le SETARA Institute for Democracy and Peace, un organisme de recherche dont un des fondateurs est feu le président Abdurrahman Wahid : « L’intolérance et la discrimination sont collées aux institutions légales indonésiennes. L’intolérance n’est pas seulement en augmentation parmi les membres du public, mais également parmi les représentants de la loi et dans le gouvernement. » On peut en outre douter de l’intégrité de nombre d’entre eux. Le président du tribunal qui a jugé Meiliana, Wahyu Prasetyo Wibowo, vient ainsi d’être arrêté par la Commission pour l’éradication de la corruption (KPK). Il est accusé de transaction illicite dans une autre affaire.
Différentes organisations constatent d’ailleurs que la loi anti-blasphème semble surtout servir à persécuter divers groupes « minoritaires ». Ce terme est un euphémisme pour « non-musulman ». Meiliana comme Ahok sont chinois, et l’une est bouddhiste, l’autre protestant. En outre, l’affaire Ahok montre que la loi anti-blasphème peut être utilisée à des fins politiques. La séparation des pouvoirs est minée par des connivences qui en contournent le formalisme.
Pour Amnesty International, « l’utilisation de lois anti-blasphème en Indonésie pour condamner des personnes pour déclarations jugées blasphématoires, insultantes ou diffamatoires envers certaines religions, contrevient aux engagements internationaux de l’Indonésie en matière de respect et de protection de la liberté de pensée, de conscience et de religion ou de croyance, de liberté d’opinion et d’expression, d’égalité devant la loi, et d’interdiction de la discrimination. Les lois anti-blasphème en Indonésie ont un impact très négatif sur le droit à la liberté d’expression et la liberté de religion des individus appartenant à des minorités religieuses. »
L’intolérance et la discrimination dont parle SETARA est le fait des milieux musulmans conservateurs et réactionnaires. La loi anti-blasphème est une arme qu’ils utilisent systématiquement pour taire toute critique de leur conception de l’islam. Mais aucune des deux grandes organisations ne remet en cause l’article 156a. Certes, peu après la condamnation d’Ahok, le président de la Nahdlatul Ulama (NU) avait exhorté les Indonésiens à revenir aux principes fondateurs de la nation et de l’État indonésiens, exprimés notamment par le Pancasila. Mais des vœux pieux ne suffisent pas. La NU appelle à une lecture critique des textes de l’islam, ce qui est une démarche nécessaire pour démonter les arguments théologiques des islamistes. L’Indonésie doit aussi enlever à ceux-ci leurs arguments juridiques.

Identité pluraliste menacée

*Traduction de l’auteur, voir ici le texte original.
L’article 156a a été introduit en 1965, alors que Soekarno était président. Un texte officiel le justifie par le fait que « des courants ou organisations sociales de mysticisme/croyance qui abusent et/ou utilisent la Religion comme sujet, se sont multipliés dernièrement et se sont développés dans une direction qui met menace les religions existantes ». Les années 1960 sont une période de grande instabilité politique en Indonésie, marquée notamment par un antagonisme grandissant entre le Parti communiste indonésien d’une part et l’armée et les milieux musulmans d’autre part, antagonisme qui se traduira par la tragédie de 1965-1966.
Aujourd’hui, ce qui est menacé, c’est l’identité et l’existence de l’Indonésie comme État et nation pluralistes, et non « musulmans ». Pour contrer cette menace, c’est l’article 156 (« quiconque en public déclare un sentiment d’hostilité, de haine ou de mépris envers un ou plusieurs groupes du peuple indonésien, est passible d’une peine de prison de quatre ans au plus. ») qu’il faut appliquer. L’article 156a n’est pas nécessaire de ce point de vue et est au contraire utilisé contre ce pluralisme. C’est sa suppression qui est nécessaire.
Les partisans de cette suppression sont pour l’instant minoritaires. Mais même dans des démocraties occidentales développées, on peut condamner le blasphème. En Italie, un joueur italien a été suspendu pour blasphème le 28 août dernier. En France, la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État n’avait pas remis en question l’article 166 du Code pénal local (qui ne concerne que l’Alsace et la Moselle) punissant le blasphème. Ce n’est qu’en janvier 2017 qu’a été promulguée une loi qui le supprime. Il faut espérer qu’en Indonésie, la suppression prenne moins de temps.

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A propos de l'auteur
Anda Djoehana Wiradikarta est enseignant et chercheur en management interculturel au sein de l’équipe « Gestion et Société ». Depuis 2003, son terrain de recherche est l’Indonésie. Ingénieur de formation, il a auparavant travaillé 23 ans en entreprise, dont 6 ans expatrié par le groupe pétrolier français Total et 5 ans dans le groupe indonésien Medco.