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Histoire et fantômes du Parti communiste indonésien

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Le 30 septembre 2015, des membres de l'organisation "Nahdlatul Ulama" brûlent un drapeau communiste en marge d'une manifestation à la mémoire du dictateur Suharto.
Le 30 septembre 2015, des membres de l'organisation "Nahdlatul Ulama" brûlent un drapeau communiste en marge d'une manifestation à la mémoire du dictateur Suharto. (Crédit : AFP PHOTO / AFP PHOTO / STR).
Le spectre d’une résurgence du Parti communiste indonésien, le PKI, est souvent agité par divers milieux en Indonésie. En septembre 2017 par exemple, environ deux cents manifestants assiégeaient les bureaux de la Yayasan Lembaga Bantuan Hukum Indonesia (« Fondation de l’institut indonésien d’aide légale ») au prétexte que celle-ci organisait une discussion sur les événements de 1965-1966, marqués notamment par le massacre de plus de cinq cent mille personnes accusées d’être « communistes ». Également, deux semaines plus tard, des soldats du district militaire de Jakarta Sud (l’armée de terre indonésienne est organisée selon un système territorial dans lequel le district correspond à un département ou une municipalité et Jakarta est divisé en cinq municipalités) confisquaient un drapeau frappé de la faucille et du marteau dans un café dans un quartier résidentiel du sud de la capitale.

Cette persistance à brandir la menace du retour d’un parti anéanti en 1965-1966 nous paraît surprenante. Il nous semble utile de rappeler son histoire.

La période coloniale et la fondation

*Indië, « les Indes », est le nom par lequel les Néerlandais désignaient leur colonie constituée par l’archipel indonésien
La création d’un parti ouvrier dans les Indes néerlandaises a pour contexte la naissance du mouvement national dans la colonie : fondation du Boedi Oetomo par de jeunes aristocrates javanais en 1908, du Sarekat Islam par des marchands, également javanais, en 1911. En 1914 Hendrik (Henk) Sneevliet, un membre du Parti social-démocrate des travailleurs néerlandais arrivé aux Indes néerlandaises l’année précédente, crée l’Indische Sociaal-Democratische Vereeniging (ISDV) ou « association social-démocrate des Indes* ».
*C’est-à-dire de Chinois établis dans les Indes néerlandaises. **C. C. Berg, « Sarekat Islam », First Encyclopaedia of Islam: 1913-1936 (1993). ***George McT. Kahin, Nationalism and Revolution in Indonesia (1970).
L’ISDV est au début presque entièrement composée de Néerlandais et de métis. Sneevliet est conscient qu’une révolution politique et économique ne sera pas possible sans une large base indigène. Son parti se rapproche donc du Sarekat Islam, une organisation fondée par des marchands de batik pour lutter contre une concurrence chinoise* grandissante dans ce tissu traditionnel javanais. L’objectif du Sarekat Islam est d’ »assurer pour l’élément indigène [de la population des Indes néerlandaises] une position plus éminente socialement, politiquement et économiquement, en retenant en même temps l’islam, qui [était] le lien naturel qui [liait] ensemble les éléments très divers d’une grande partie de la population indigène des Indes néerlandaises*.
Il grandit rapidement. Sneevliet tisse plus particulièrement des liens avec la branche de l’organisation à Semarang, grand port du centre de Java, dont les dirigeants ont des tendances socialisantes. Lors de son troisième congrès en 1918, le Sarekat Islam, qui a alors 450 000 membres, se révèle d’ailleurs clairement socialiste et révolutionnaire***. Mais à la fin de cette année les autorités coloniales arrêtent Sneevliet et l’expulsent des Indes néerlandaises.
*La graphie néerlandaise « oe » sera remplacée par « u » par l’Indonésie indépendante.
Lors de son quatrième congrès en 1919, la direction du Sarekat Islam, qui a désormais deux millions et demi de membres, rejette la ligne proposée par son aile gauche. L’année suivante, cette aile gauche fonde la Perserikatan Komoenis* di Hindia (« association communiste des Indes »). A sa tête sont nommés deux indigènes, dont le président Semaoen, et deux Néerlandais. Ce nouveau parti adhère au Komintern, créé en 1919 à Moscou par le Parti communiste soviétique pour regrouper les partis ouvriers qui soutiennent le régime soviétique.
*Il est intéressant de noter que lors de ce congrès, en réponse à l’accusation de « capitalisme » et d’ »anti-socialisme » par les communistes, la direction du Sarekat Islam réplique que le prophète Muhammad a prêché une économie socialiste douze siècles avant Marx (Kahin, p. 76).
Semaoen est par ailleurs nommé président de la centrale syndicale créée en 1919 par le Sarekat Islam. Il échoue néanmoins à enlever le contrôle de la centrale à l’organisation musulmane et crée alors une nouvelle centrale. Lors de son sixième congrès, le Sarekat Islam demande aux communistes de quitter l’organisation*. Ceux-ci entreprennent alors une campagne de prise de contrôle des branches du Sarekat Islam. Toutefois, ils s’aliènent les branches paysannes dont ils froissent la sensibilité religieuse. En 1922 le dirigeant communiste Tan Malaka tente de lancer une grève générale dans la colonie. Son entreprise échoue et il est arrêté. Le gouvernement lui laisse le choix entre être exilé dans une île autre que Java ou de quitter les Indes néerlandaises. Tan Malaka choisit de partir pour l’Union soviétique.
*La graphie néerlandaise « ij » sera remplacée par « ai ».
Semaoen est arrêté par les autorités coloniales en 1923 et les membres néerlandais du parti expulsés de la colonie. L’année suivante les communistes rebaptisent leur organisation Partij* Komoenis Indonesia (« Parti communiste indonésien »). Le remplacement du nom colonial « Hindia » par celui d’ »Indonésie » signifie que pour les communistes, la lutte qui prend désormais pour cadre l’idée d’une Indonésie indépendante.
*Rappelons que ce terme est employé par Lénine dans La maladie infantile du communisme pour dénoncer l’attitude de ceux qui refusent d’utiliser les institutions démocratiques existantes pour mener leur lutte politique.
Néanmoins, le parti refuse tout rapprochement avec ceux qu’il qualifie de « nationalistes bourgeois », c’est-à-dire le Boedi Oetomo, qui promeut une éducation occidentale dans le cadre de la culture religieuse, et le Sarekat Islam. Cette attitude vaut au PKI d’être accusée de « gauchisme* » par Staline. En 1925, le PKI compte à peine trois mille membres et le syndicat qu’il contrôle trente-et-un mille. Le Komintern enjoint expressément aux communistes des Indes néerlandaises de former un « front anti-impérialiste uni » afin de pouvoir toucher « les masses ». Au lieu d’obtempérer, le PKI décide de déclencher une révolution. Deux dirigeants du parti, dont un certain Musso qui jouera un rôle important plus tard, partent pour Moscou pour demander l’aval du Komintern.
*A sensibilité socialisante néanmoins, notamment Hatta, qui en 1927 à Bruxelles participe, avec d’autres indigènes des Indes néerlandaises vivant aux Pays-Bas, à la première convention internationale de la Ligue contre l’impérialisme et l’oppression coloniale, et Sjahrir.
Tan Malaka, que le Komintern a nommé comme son agent pour l’Asie du Sud-Est et l’Australie mais qui ne peut rentrer aux Indes néerlandaises, s’oppose au projet. L’insurrection est néanmoins décrétée, en novembre 1926 dans l’ouest de Java et en janvier 1927 dans l’ouest de Sumatra. Elle est réprimée brutalement en deux mois. Des milliers de personnes sont tuées, quelque treize mille personnes sont arrêtées et la majorité des dirigeants envoyée dans un camp de concentration en Nouvelle-Guinée. Le PKI est mis hors-la-loi. Tan Malaka fonde son propre parti en 1927 à Bangkok. En 1935, Musso revient pour organiser un « PKI illégal » puis repart pour Moscou. Mais désormais, la lutte pour l’indépendance de l’Indonésie est menée par des non-communistes*.

La Revolusi et l’ »affaire de Madiun »

A la suite de l’attaque de Pearl Harbor le 7 décembre 1941, le royaume des Pays-Bas déclare la guerre à l’empire du Japon. Les Japonais attaquent la Malaisie et le nord de Bornéo, alors colonies britanniques, et les Indes néerlandaises. Les forces alliées en Asie du Sud-Est créent un commandement unifié en janvier 1942, mais doivent capituler le 8 mars. C’est la fin de près de trois cent cinquante ans de domination néerlandaise dans l’archipel.
Peu de temps avant le débarquement des Japonais, le gouvernement colonial contacte Amir Sjarifuddin, un dirigeant de l’aile gauche du mouvement national. Cette dernière considère en effet que la lutte contre le fascisme passe avant celle pour l’indépendance, ce qui implique de s’allier pour l’heure aux Néerlandais. Avec une assistance financière néerlandaise, Amir organise une résistance souterraine qui attire notamment des communistes clandestins. Sjahrir, un dirigeant nationaliste de la première heure, prend finalement la tête de cette résistance.
*L’occupant japonais avait divisé l’Indonésie en trois administrations. La marine avait la charge de Bornéo et l’est de l’archipel.
En 1944, le premier ministre japonais, Koiso Kuniaki, annonce que le Japon accordera bientôt l’indépendance à l’Indonésie. Dans cette perspective, le contre-amiral Maeda Tadashi, commandant en second de la Marine japonaise en Indonésie*, met en place une école pour former de jeunes cadres politiques indonésiens, confiée à un homme que les Japonais savent être un communiste. Un autre communiste est d’ailleurs chef du bureau de conseil en politique de la Marine. Maeda et les autres officiers japonais qui contrôlent cette école insistent sur un enseignement à caractère communiste et internationaliste.
Le 17 août 1945, Soekarno, qui deviendra le premier président de l’Indonésie, et Hatta proclament l’indépendance. C’est le début de ce que les Indonésiens appellent la Revolusi. Le PKI est rétabli en octobre de cette année par un communiste qui avait collaboré à l’école de cadres créée par les Japonais. Le parti entreprend des actions contre le gouvernement de la jeune République d’Indonésie, ce qui vaut à son dirigeant d’être arrêté.
En novembre 1945, plusieurs organisations de gauche sont créées : le PBI (Partai Buruh Indonesia, « parti des ouvriers d’Indonésie »), le Pesindo (Pemuda Sosialis Indonesia, « jeunesses socialistes indonésiennes », une milice armée) et un parti qui regroupe des partisans de Tan Malaka, le dirigeant communiste qui avait refusé la ligne révolutionnaire du PKI en 1926. Des musulmans créent de leur côté le Masjumi, qui va rapidement devenir le plus grand parti d’Indonésie.
En décembre, Amir et Sjahrir, devenu premier ministre, fondent le Parti socialiste. L’année suivante voit le retour en Indonésie de communistes qui s’étaient établis à l’étranger et étaient alignés sur Moscou. Néanmoins, au lieu de rejoindre le PKI, ils adhèrent au Parti socialiste, au PBI ou au Pesindo.
L’Indonésie indépendante n’a pas les moyens militaires d’empêcher le retour des Néerlandais, qui reprennent le contrôle de la partie orientale de l’archipel et réinvestissent Jakarta. En janvier 1946, le gouvernement indonésien déménage à Yogyakarta dans le centre de Java. En juillet 1947, les Néerlandais lancent l’opération « Product », destinée à s’emparer des plantations de Java et Sumatra, des champs pétroliers et des mines de Sumatra, et des principaux ports des deux îles. Le territoire de la République d’Indonésie se trouve réduit à seulement une partie de Java et la plus grande partie de Sumatra.
*Kahin, p. 256.
Jusqu’à la fin de 1947, ni le PKI ni les communistes infiltrés dans les autres partis de gauche ne suivent la ligne définie par l’Union soviétique. L’historien américain George McTurman Kahin voit deux principales raisons au tournant pro-Moscou du PKI. La première est que les Indonésiens perçoivent les États-Unis comme prenant parti pour les Néerlandais, qui considèrent que l’Indonésie est toujours leur colonie et tentent de la récupérer par la force. La seconde est que la nouvelle génération de dirigeants du PKI a pris connaissance de la nouvelle ligne de Moscou lors d’une conférence à Calcutta début 1948, qui est de s’opposer à la politique américaine dans le monde.
*Voir note plus haut.
Par ailleurs, une fracture se dessine de plus en plus au sein du Parti socialiste, où la majorité souhaite l’alignement sur l’Union soviétique et une politique de lutte de classes. Sjahrir et la minorité qu’il dirige considèrent cette politique absurde car selon eux, il n’y a pas de véritable bourgeoisie en Indonésie, et cette classe est essentiellement constituée d’Européens et de Chinois. En outre, cette minorité n’entend s’aligner, ni sur l’Union soviétique ni sur les États-Unis et souhaite rester neutre dans l’opposition entre les deux. Sjahrir et ses partisans quittent le parti et fondent le Parti socialiste indonésien (PSI). De son côté, le Parti socialiste forme avec le PKI, le PBI et le Pesindo un Front Demokrasi Rakyat (« front démocratique populaire ») ou FDR qui, après avoir échoué à obtenir les postes-clé au sein du gouvernement indonésien, décide de mener une politique d’opposition à ce dernier.
*Ann Swift, The Road to Madiun: The Indonesian Communist Uprising of 1948, 2010, p. 124. **Kahin, p. 291. ***Benedict R. O’G. Anderson, Java in a Time of Revolution: Occupation and Resistance, 1944-1946 (2006).
En août 1948, Musso rentre de Moscou après vingt-deux années d’absence. Le Parti socialiste, le PBI et le Pesindo fusionnent avec le PKI. Face à des États-Unis qui soutiennent les Pays-Bas, le PKI considère que les Indonésiens doivent s’aligner sur l’Union soviétique. Le parti décide de déclencher une nouvelle révolution. Dans la nuit du 17 au 18 septembre 1948, des milices communistes prennent le contrôle de la ville de Madiun dans l’est de Java. Les dirigeants communistes locaux appellent le PKI à suivre leur exemple. La direction du parti est prise de court et Musso mis devant le fait accompli*. Dans la nuit du 19 au 20 septembre, Soekarno lance un appel à la radio demandant à la population de choisir entre lui et « Musso et son Parti communiste ». Musso réplique peu de temps après, exhortant la population à renverser Soekarno et Hatta. L’armée indonésienne était alors immobilisée le long de la ligne de cessez-le-feu établie avec les Néerlandais à la suite de l’opération militaire de 1947. Néanmoins le 30 septembre, elle parvient à reprendre le contrôle de Madiun. L’ »affaire de Madiun » est « sans doute la crise interne politique et sociale la plus sérieuse à laquelle la République d’Indonésie ait fait face pendant la période révolutionnaire »**. Le PKI aura subi son deuxième grave échec historique.
La défaite du PKI incitent les autres partis à tenter d’attirer ceux qui tout en adhérant à un esprit révolutionnaire, désapprouvaient la rébellion. Trois petits partis de gauche proches de Tan Malaka fondent le Partai Musjawarah Ra’jat Banjak (« parti de la délibération du peuple ») ou « Murba »
*A l’exception notable de la Nouvelle-Guinée occidentale, qui devait faire l’objet de nouvelles discussions en 1950.
Fin 1948, les Néerlandais lancent une deuxième opération, baptisée « Kraai » (« corbeau »), et occupent Yogyakarta. Ils arrêtent le gouvernement indonésien, Soekarno en tête. Le Congrès américain dénonce l’agression néerlandaise. Les États-Unis finissent par faire pression sur les Pays-Bas pour que ceux-ci acceptent la tenue d’une conférence à La Haye. Celle-ci se traduit par la reconnaissance, le 27 décembre 1949, de la souveraineté sur l’archipel* à une République des États-Unis d’Indonésie composée de la République d’Indonésie proprement dite et seize Etats et territoires fantoches créés par les Néerlandais dans les parties de l’archipel qu’ils contrôlent. C’est la fin de la Revolusi.

Le PKI et Soekarno

*Nous reprendrons une définition de Mao Zedong citée par le quotidien en ligne lesmaterialistes.com : « La grande bourgeoisie compradore est une classe directement au service des capitalistes des pays impérialistes et entretenue par eux ». **M. C. Ricklefs, A History of Modern Indonesia since c. 1200 (2008), p. 277. ***Voir note plus haut. ****Pour reprendre l’expression de l’historien français Romain Bertrand.
En 1951, une nouvelle direction prend la tête du parti, menée par un jeune dirigeant, D. N. Aidit. Elle adopte la thèse maoïste selon laquelle, puisque l’Indonésie est encore un pays « semi-colonial » et « semi-féodal », les communistes doivent s’attaquer aux vestiges du colonialisme. Dans ce but, ils doivent s’allier avec « la petite-bourgeoisie et la bourgeoisie nationales contre la bourgeoisie compradore* et les classes féodales »**. Mais ce que l’Indonésie avait alors de bourgeoisie « indigène » (c’est-à-dire ni européenne ni chinoise***) est essentiellement constituée de marchands et de propriétaires terriens musulmans qui soutiennent le parti musulman Masjumi et sont profondément anticommunistes. Le PNI (Partai Nasional Indonesia), dont la base est surtout constituée de fonctionnaires (en un sens héritiers de la noblesse de service**** de l’époque coloniale), préfère s’allier au Masjumi.
*Rabasa et Haseman, pp. 9-10. **Françoise Cayrac-Blanchard, Indonésie, l’armée et le pouvoir, 1991, p. 31.
L’armée de terre a fini par se considérer comme « gardienne de l’unité et de la cohésion nationales et comme une co-égale de la direction politique civile »*. Nous avons vu que cette armée a par deux fois tenté d’intervenir dans la politique du pays. Malgré cela en novembre 1958, Nasution, le chef de l’armée, expose sa conception d’une »voie moyenne » pour l’armée indonésienne, qui ne doit être ni la « grande muette » des démocraties occidentales, ni une armée putschiste comme en Amérique latine. L’armée indonésienne veut être représentée dans les différentes institutions et organismes de l’État**. La « démocratie dirigée » va le permettre.
*Ricklefs, p. 285.
Le PKI se rapproche alors du président Soekarno, qu’il avait pourtant tenté de renverser lors de l’affaire de Madiun. Il adopte une politique de « front national uni » qui se traduit par une rapide croissance de ses effectifs, qui passe de cent mille en 1952 à cinq cent mille en 1954 et un million fin 1955. Il entreprend un recrutement en milieu paysan : son organisation paysanne compte 3,3 millions de membres à la fin de 1955. Mais il perd de plus en plus son identité de classe : les paysans le rejoignent en effet parce qu’il leur procure des services sociaux, non parce qu’il défend leurs intérêts*.
*Fondé en 1946, donc après la proclamation de l’indépendance, il ne faut pas confondre ce parti avec la Perserikatan Nasional Indonesia (« association nationale indonésienne ») fondée en 1927, dont nous parlerons plus loin.
En 1955 se tiennent les premières élections législatives de l’histoire de l’Indonésie. Le taux de participation est de 91,5% des électeurs inscrits. Le Partai Nasional Indonesia* (PNI) en sort comme le premier parti d’Indonésie avec 22,3% des voix. Le Masjumi est deuxième avec 20,9%. La NU arrive en troisième position avec 18,4%. Le PKI est quatrième avec 16,4% : il est désormais une force politique qu’on ne peut plus ignorer. Le PSI n’obtient que 2% des voix et le Murba à peine 0,5%.
En 1961, voyant qu’aucune résolution n’a été adoptée par les Nations Unies pour régler la question de la Nouvelle-Guinée occidentale (qui aurait dû être discutée en 1950 entre l’Indonésie et les Pays-Bas), Soekarno décrète une mobilisation pour la « libération de l’Irian » (nom indonésien du territoire). Le PKI voit dans cette campagne à caractère « anti-colonial » l’occasion d’accroître son influence en participant à la mobilisation de la population et en recrutant. Il revendique 2 millions de membres fin 1962, auxquels il faut ajouter 3,3 millions de membres du syndicat ouvrier qui lui est affilié, 5,7 millions de membres de son organisation paysanne, 1,5 million de membres pour chacune de ses organisations des femmes et de jeunesse et cent mille membres de son organisation d’intellectuels, à la tête de laquelle se tient l’écrivain Pramoedya Ananta Toer (1925 – 2006). La rébellion qui avait éclaté en 1957 prend fin. Sous le prétexte que des membres du Masjumi et du PSI l’avaient soutenue, en 1962 Soekarno fait interdire ces deux partis et arrêter plusieurs de leurs dirigeants, dont Sjahrir.
En 1963, Soekarno se lance dans une seconde campagne destinée à « ganyang Malaysia » (traditionnellement traduit par « écraser la Malaisie »), qualifiée de création du « néo-colonialisme » britannique. La Chine et l’Union soviétique approuvent la politique de Soekarno. Sur le plan intérieur, le PKI organise des manifestations de soutien à la campagne. Sur le plan extérieur Aidit, son secrétaire général, après plusieurs visites dans les deux grands pays communistes, décide de s’aligner sur la Chine.
*Jean-Luc Maurer, « L’Ordre nouveau et le monde rural indonésien », Archipel, Volume 46 (1993).
Cette même année l’organisation paysanne du PKI, impatiente de voir qu’une réforme agraire annoncée ne s’applique pas, lance une « action unilatérale » (aksi sepihak) d’occupation de terres appartenant à des propriétaires musulmans dont beaucoup étaient membre de la NU. Le recensement agricole de 1963 montrait pourtant que la superficie moyenne des 7,9 millions d’unités d’exploitation était de 0,7 hectare, et que plus de la moitié d’entre elles faisaient moins de 0,5 hectare. La réforme agraire n’était pas facile à appliquer*.
Dans un contexte d’engagement croissant des Etats-Unis dans le conflit vietnamien, dans lequel la Chine et l’Union soviétique rivales soutiennent néanmoins toutes deux le Vietnam du Nord et les rebelles du Vietnam du Sud, la Chine se rapproche de l’Indonésie. Pour tenter de contrer la Chine, l’Union soviétique se rapproche du rival du PKI, le parti Murba. En même temps que Soekarno décide la sortie de l’Indonésie des Nations Unies, il scelle une alliance avec la Chine en janvier 1965. De son côté le PKI propose la création d’une « cinquième force » d’ouvriers et paysans armés, aux côtés des trois armes traditionnelles et de la police, que la Chine propose d’équiper. En juillet, l’armée de l’air fait de sa base aérienne de Halim Perdanakusuma près de Jakarta un camp d’entraînement pour des membres du PKI. Le 17 août, à l’occasion du vingtième anniversaire de l’indépendance, Soekarno annonce la création d’un « axe Jakarta-Phnom Penh-Hanoi-Pékin-Pyongyang ».
Le 3 octobre la direction de la NU tient une réunion au cours de laquelle il est décidé d’agir contre le PKI. La grande organisation musulmane avait en effet un passé de confrontation sanglante avec les communistes. En 1948, l’insurrection communiste à Madiun s’était traduite par des affrontements entre les deux organisations faisant des centaines de morts. En 1964, impatients de voir qu’une réforme agraire annoncée ne s’appliquait pas, l’organisation paysanne du PKI avait entrepris une « action unilatérale » d’occupation de terres appartenant à des propriétaires musulmans dont beaucoup étaient membre de la NU.
*Les films The Act of Killing (2012) et The Look of Silence (2014) du réalisateur américain Joshua Oppenheimer ont pour arrière-plan les massacres dans le nord de Sumatra. **Cayrac-Blanchard, p. 72. ***Annie Pohlman, Women and the Indonesian Killings of 1965-1966: Gender Variables and Possible Directions for Research (2004).
Ce même 3 octobre, les corps des six généraux et de l’aide de camp sont retrouvés dans un puits près de Halim. Des membres du PKI ont participé au meurtre des quatre officiers emmenés vivants à la base. Le sort du parti est scellé : l’armée a trouvé le prétexte de son élimination. Le 5 octobre, elle décrète la mise hors la loi et la dissolution du PKI. La NU relaie l’information à travers son réseau. Les premières violences contre les communistes commencent aussitôt dans l’est de Java, bastion de l’organisation musulmane. C’est le signal du début des massacres, qui s’étendent au reste de Java, bastion du PKI, et sont commis pour la plupart par l’Ansor, la milice de la NU. Des massacres ont également lieu à Bali, où ils sont commis par des villageois contre d’autres villageois, ainsi que dans le nord de Sumatra, région de plantations et d’implantation du PKI, où les exécutants sont des bandes de voyous supervisés par l’armée*. Ils font entre cinq cent mille et un million de morts, principalement à Java**. Le commandant des forces spéciales, chargées d’organiser la tuerie, le colonel Sarwo Edhie Wibowo, parlera même de trois millions de morts***. Des centaines de milliers de personnes sont emprisonnées ou internées sans jugement, parmi lesquelles Pramoedya. Le plus grand parti communiste du monde hors du bloc socialiste, qui revendiquait trois millions de membres et regroupait au total plus de dix-huit millions de personnes avec ses organisations affiliées, est anéanti.
Le 11 mars 1966, Soeharto contraint Soekarno à lui remettre les pleins pouvoirs. Soeharto est formellement élu président par le parlement en 1968. Soekarno meurt en 1970. L’année suivante se tiennent les premières élections du nouveau régime, auxquelles prennent part le Golkar, une organisation qui représente le régime et obtient près de 63% des voix, et neuf partis, dont le Murba. Ce dernier n’obtient que 0,08% des voix. En 1973, le régime oblige les partis à se regrouper en deux entités. Les quatre partis musulmans sont rassemblés en un Partai Persatuan Pembangunan (« parti de l’unité et du développement »). Les six autres partis, laïques, dont le Murba, et chrétiens sont regroupés dans un Partai Demokrasi Indonesia (« parti démocratique indonésien »). La gauche politique indonésienne est morte.

L’après-Soeharto

* « Gus » est l’abréviation d’Agus, appellatif honorifique donné à Java aux maîtres en religion musulmane, et « Dur » est l’apocope d’Abdurrahman. **Greg Barton, Abdurrahman Wahid: Muslim Democrat, Indonesian President (2002).
Soeharto démissionne en 1998, à la suite d’émeutes provoquées par une crise économique causée par la crise financière « asiatique ». Son vice-président B. J. Habibie devient d’office le nouveau président. En 1999 se tiennent les premières élections démocratiques depuis celles de 1955. Le parlement qui en est issu élit Abdurrahman Wahid président. Gus Dur*, comme on l’appelle familièrement, est un brillant intellectuel. Il est le petit-fils de Hasjim Ashari, le fondateur de la NU. Son père, Wahid Hasjim, était un ami de Tan Malaka. Son grand-père et son père, tous deux oulémas, entretenaient des liens étroits avec le mouvement national indonésien**. En 2000, Gus Dur demande publiquement pardon pour les massacres commis en 1965-1966 par la milice de la NU. Mais les familles des victimes rejettent cette demande, y voyant une manœuvre pour faire tomber les massacres dans l’oubli.
En avril 2016 se tient à Jakarta un « Symposium national sur la tragédie de 1965« . Puis, en juin, le président Joko Widodo déclarait qu’il excluait toute demande de pardon au PKI, considérant que le pays devait désormais se tourner vers l’avenir.
L’image du PKI en Indonésie reste pour l’instant liée à l’assassinat des six généraux de 1965. En outre, le titre du film que le régime Soeharto imposait chaque année le 30 septembre sur toutes les chaînes de télévision, Pengkhianatan G 30 S/ PKI (« La Trahison du Mouvement du 30 Septembre/Parti communiste ») du réalisateur Arifin C. Noer, qui met en scène la version du régime des événements, a façonné l’image d’un parti indigne de faire partie de la communauté nationale. Enfin, l’étiquette d’ »athée » qui lui est accolée est rédhibitoire dans un pays où le sentiment religieux est encore très présent.
Depuis l’effondrement de l’Union soviétique, le contexte international ne se prête nullement à une renaissance d’un parti communiste en Indonésie. La Chine de Mao, alliée du PKI, a laissé place à celle de Deng Xiaoping et ses successeurs, qui a d’autres préoccupations que l’instauration de la dictature du prolétariat.
En Indonésie, la question prioritaire est la poursuite de la construction d’une société démocratique, donc fondée sur le pluralisme. D’un point de vue indonésien, la menace vient de tout ce qui peut remettre en question ce pluralisme : on pense en premier lieu à l’islamisme, et plus généralement toute idéologie qui vise à imposer l’islam comme norme de la vie politique et publique du pays.
*Ce nom signifie en moyen-javanais « îles de l’extérieur ». Il est tiré du Pararaton ou « Livre des rois », un texte écrit vraisemblablement à la fin du XVIe siècle qui raconte l’histoire des souverains des royaumes de Singasari et de Majapahit dans l’est de Java aux XIIIe et XIVe siècles, et désigne l’ensemble des îles autres que Java qui va de Sumatra à l’ouest, aux Moluques à l’est. L’Indonésie moderne l’a repris comme nom allégorique du pays.
Sur le plan idéologique, l’efficacité de l’arme islamiste, présentée comme la seule conforme aux préceptes de l’islam, suggère un combat visant à « désamorcer » cette arme au nom-même des principes qu’elle prétend représenter. Seule une grande organisation musulmane respectée comme la Nahdlatul Ulama (NU) peut mener un tel combat. C’est d’ailleurs ce qu’elle a entreprise avec son projet d’ »Islam Nusantara* », « l’islam indonésien ». Sur le plan politique, l’enjeu est la prochaine élection présidentielle de 2019. Le bras politique de la NU, le Partai Kebangkitan Bangsa (« parti de la renaissance nationale ») a entrepris de soutenir Joko Widodo face à la double menace islamiste et conservatrice. On peut voir une certaine ironie dans le fait que cette même organisation qui a contribué à l’élimination physique du PKI, est aujourd’hui à la pointe du combat pour défendre la construction d’une Indonésie démocratique.
*Jeune, ce parti l’est aussi par l’âge de ses membres, car une des conditions d’adhésion est d’être âgé de moins de 45 ans.
Un observateur de la vie politique indonésienne aurait bien de la peine à identifier une « gauche » dans le pays. En un sens, le tout jeune*Partai Solidaritas Indonesia (dont le sigle rappelle curieusement celui du défunt Parti socialiste indonésien, et dont l’emblème est un poing à la rose), fondé dans la foulée des élections de 2014, qui entend « faire progresser le bien-être public » et « réaliser la justice sociale », prône la liberté d’expression, de religion et de conviction et entend défendre les droits de l’homme, peut être considéré comme un parti « progressiste ». Toutefois, il ne se déclare pas « anti-capitaliste ». L’avenir dira si une gauche indonésienne peut renaître.
Par Anda Djoehana Wiradikarta

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A propos de l'auteur
Anda Djoehana Wiradikarta est enseignant et chercheur en management interculturel au sein de l’équipe « Gestion et Société ». Depuis 2003, son terrain de recherche est l’Indonésie. Ingénieur de formation, il a auparavant travaillé 23 ans en entreprise, dont 6 ans expatrié par le groupe pétrolier français Total et 5 ans dans le groupe indonésien Medco.