Culture
Entretien

Cinéma : "Break of Day", l’avortement illégal en Corée du Sud

Extrait du court métrage "Break of Day" de Kim Kyong-ju. (Crédit : Kim Kyoungju Film)
Extrait du court métrage "Break of Day" de Kim Kyong-ju. (Crédit : Kim Kyoungju Film)
Dans les faubourgs du Séoul populaire, une lycéenne encapuchonnée attend sous la pluie. Le visage caché par un imperméable en plastique jaune, la voilà qui grelotte assise sur une marche. Un jeune homme finit par arriver. Il est étudiant en médecine. A sa démarche décidée, nous comprenons qu’il n’en est pas à son coup d’essai. L’une derrière l’autre, tous les deux avancent jusqu’à une auberge miteuse. La chambre est minuscule, sombre, sans même un lit. Le jeune homme lui demande de l’argent, c’est donc à elle de payer ! Ces quelques plans extraits du court métrage Break of Day permettent à Kim Kyoung-ju de planter le décor, tout en cultivant le suspense. Car il n’est pas question ici d’amours tarifées ! Dans la séquence suivante, le jeune homme sort de son sac des instruments : l’avortement peut commencer ! A l’heure où l’Occident commémore Mai 68, la réalisatrice rappelle que la libération des mœurs et des corps n’est pas encore totalement arrivée en Corée du Sud.

Entretien

Née à Séoul, Kim Kyoung-ju est une jeune réalisatrice coréenne dont les films s’intéressent aux questions de société. Un cinéma ancré dans le réel et forcement engagé, dans un pays où l’avortement reste interdit. Diplômée en cinéma de l’université de Yongin et de Syracuse (New York), la jeune femme poursuit actuellement un doctorat à l’université de Hanyang. Artiste prolifique, elle a déjà réalisé sept courts métrages dont le dernier, Break of Day a été récompensé du prix du meilleur scénario ainsi que du prix du jury étudiant lors du dernier Festival du film coréen à Paris (FFCP) en novembre 2017. Poignant, profond, ce court métrage de fiction met en lumière la question épineuse de l’avortement illégal en Corée et de la difficulté à accéder aux méthodes de contraception pour les adolescentes.

Kim Kyoungju, réalisatrice de "Break of Day". (Crédit : DR)
« J’aime les films qui permettent de réfléchir. Ce sont ceux que je regarde et ceux que j’essaye de réaliser. »
Quand avez-vous songé à devenir réalisatrice ?
Kim Kyoung-ju : Quand j’étais petite, quand j’avais six ou sept ans, mon père tenait un petit cinéma où il m’emmenait de temps en temps. J’y ai vu de nombreux films, mais le seul dont je me souvienne vraiment, c’est Les dieux sont tombés sur la tête de Jamie Uys. Bien plus tard, alors que j’étais lycéenne, j’ai beaucoup regardé les films de Léos Carax parce que je pouvais y ressentir la patte du réalisateur, ses pensées et son expressivité. Quand je suis entrée à l’université, j’ai choisi de me spécialiser dans la réalisation, sans penser vraiment devenir réalisatrice. J’espérais juste travailler dans l’industrie du cinéma. Après avoir réalisé mon premier film, j’ai su que je voulais devenir réalisatrice. J’aime les films qui conduisent à réfléchir. Ce sont ceux que je regarde et ceux que j’essaye de réaliser.
Qu’est-ce qui vous a poussé à réaliser Break of Day ?
En fait, j’ai pensé à faire ce film en découvrant dans la presse qu’une adolescente avait accouchée dans des toilettes publiques, avant d’abandonner son nourrisson. En réalisant ce film, je voulais questionner la façon dont la société coréenne se préoccupe de la santé sexuelle des mineurs. En Corée du Sud, il est compliqué pour les adolescents d’acheter des préservatifs : les sites Internet qui en vendent sont restreints aux adultes et c’est la même chose pour les sites qui permettent de se renseigner. Les Coréens sont assez conservateurs. Beaucoup pensent que les préservatifs ne devraient pas se trouver entre les mains des jeunes. En en limitant leur accès, ils pensent protéger la jeunesse. Or, on sait aujourd’hui que cette soit-disant « protection » de la jeunesse est contre-productive. Du coup, les jeunes ne se protègent pas du tout. Et puis, j’ai choisi de parler de l’avortement des adolescentes parce qu’il reste totalement illégal en Corée du sud. Malgré l’interdiction, il est possible pour les adultes de se faire avorter dans des cliniques privées. Mais c’est beaucoup plus compliqué pour les mineures. Si une adolescente tombe enceinte, tout le fardeau lui revient. Elle doit se débrouiller seule. Je voulais faire un film qui raconte cela.
Est-il facile de trouver quelqu’un qui accepte de pratiquer illégalement un avortement sur une adolescente ?
C’est assez facile en effet. Ce n’est en tous cas pas très compliqué à trouver sur les réseaux sociaux. Il y a aussi des cliniques qui pratiquent des avortements clandestins. Cependant les adolescentes doivent y venir avec un adulte qui doit signer pour elles. Bien entendu, il est très compliqué d’en parler aux parents et parfois elles contactent des inconnus pour leurs demander de les accompagner.
Extrait du court métrage "Break of Day" : "Si une adolescente tombe enceinte, tout le fardeau lui en revient et elle doit se débrouiller seule." (Crédit : Kim Kyoungju Film)
Extrait du court métrage "Break of Day" : "Si une adolescente tombe enceinte, tout le fardeau lui en revient et elle doit se débrouiller seule." (Crédit : Kim Kyoungju Film)
Pourquoi avoir choisi une vieille auberge à l’extérieur de Séoul ? Est-ce que les avortements clandestins sont réguliers dans ce genre d’endroit ?
*Des auberges ou « yeogwan » en coréen. Jusqu’à une période récente, en dehors de ces motels qui étaient aussi le plus souvent des « love-hôtels », les hôtels 1 ou 2 étoiles n’existaient pas en Corée. Et les touristes étaient souvent surpris par les DVD érotique et les distributeurs de préservatifs à l’entrée des établissements.
En réalité, j’ai choisi ce décor, mais ce n’est pas quelque chose de commun, la majorité des avortements illégaux se font dans les cliniques, mais je trouvais que cela ne cadrait pas avec l’image que je souhaitais pour le film. Trouver le lieu a ainsi été la partie la plus difficile. J’ai visité de nombreuses auberges*, desquelles j’ai été chassée parce que les propriétaires ne voulaient pas voir une jeune femme dans les environs. Quand j’ai vu cette petite auberge avec cette chambre minuscule sans lit, j’ai tout de suite voulu tourner là. Mon directeur de la photographie m’a alors assuré qu’il réussirait à le faire malgré l’étroitesse de la pièce. Alors on l’a fait. Je n’ai pas parlé du scénario du film à la propriétaire parce qu’elle était déjà assez difficile à convaincre. Parfois elle me disait que c’était d’accord et parfois elle changeait d’avis et revenait sur sa parole. Au final, elle nous a accordé trois heures. Heureusement, tous les acteurs et les membres de l’équipe de tournage étaient formidables.
Pouvez-vous nous parler de la trame du film en quelques mots ?
L’idée de base, c’est que le personnage principal a eu un petit ami avec lequel elle a couché. Il n’a pas mis de préservatif et elle est tombée enceinte. Le garçon n’a pas voulu ou pu l’aider et elle n’a pas su ou ne pouvait pas demander d’aide aux adultes. Et bien sûr, il était totalement inimaginable pour elle d’interroger ses parents, et encore moins le voisinage. Le faire serait risquer de porter une marque indélébile jusqu’à la fin de sa vie. C’est cette volonté de rester anonyme qui l’a conduit dans cette petite chambre crasseuse et loin de tout. C’est aussi un message que je souhaitais adresser aux jeunes filles : si vous avez des rapports sexuels non protégés, vous risquez de vous retrouver dans la situation délicate que je montre dans le film.
En novembre 2017, il y a eu de nombreuses manifestations au sujet de l’avortement. Quel était l’état de la réflexion au sein de l’opinion lorsque vous avez tourné votre film ?
*Le social-démocrate Moon Jae-in a débuté son mandat le 10 mai 2017, après une décennie de pouvoir conservateur en Corée. **Depuis le passage à la télévision de la procureure Seo Ji-hyeon dénonçant le harcèlement sexuel infligé par un supérieur
Comme vous le savez, la Corée du Sud a changé récemment de président* et je pense que les mouvements en faveur de l’avortement ont pu s’exprimer plus facilement suite à cela. Il y aussi le phénomène #MeToo qui a gagné la Corée début février dernier**. La parole des femmes se libère. Lorsque j’ai réalisé ce film en 2016, il y avait déjà quelques manifestations en faveur du droit à l’avortement, mais ce n’était pas encore des mouvements de grande ampleur. Les journaux n’y prêtaient guère attention. Et puis en face, des groupes religieux « pro-vie » manifestaient dans les rues. Ils manifestent toujours d’ailleurs. Je ne pense pas que le problème puisse se régler rapidement. Cela va prendre vraiment longtemps, mais maintenant les jeunes Coréens sont plus courageux et commencent à parler.

L'IVG en Corée du Sud

C’est un paradoxe de plus dans un pays qui n’en manque pas. Illégal, l’avortement est pourtant extrêmement pratiqué en Corée. Selon les estimations officielles, le nombre des interruptions volontaires de grossesse (IVG) approcherait celui des naissances.

1912 – 1953 : Considéré comme un crime sous l’occupation japonaise, l’interdiction de l’avortement a été maintenue après la guerre dans la constitution de 1953.

1961 – 1979 : Ce n’est qu’à partir du coup d’État de Park Chung-hee en 1961, que les IVG se banalisent. Le gouvernement sud-coréen instaure alors un programme de planification familiale qui encourage à ne pas dépasser deux enfants par foyer. Une dizaine d’années plus tard, la loi s’assouplit. En 1973, l’avortement est autorisé en cas d’inceste, de viol, de maladie génétique ou de risques pour la femme enceinte.

2010 : Après plusieurs décennies de tolérance, le gouvernement coréen reprend la chasse aux avortements. Une politique de répression des avortements illégaux est mise en place au début des années 2010, sous le prétexte de lutter contre une natalité déclinante et un vieillissement de la pyramide des âges.

L’IVG reste illégale aujourd’hui, mais elle est couramment pratiquée dans les cliniques. Une femme qui se fait avorter risque théoriquement un an de prison ou une amende de 2 millions de wons – un peu plus de 1500 euros. Les praticiens peuvent être condamnés à deux années de prison. Les « pères » en revanche ne risquent rien. Il n’est d’ailleurs pas rare que des hommes rapportent des avortements illégaux aux autorités. Une manière de se venger de leurs ex-petites amies ou de leurs épouses. En novembre 2017, une pétition signée par 235 000 personnes a été postée sur le site du bureau présidentiel de la Maison Bleue, le palais présidentiel, en faveur d’une légalisation de l’avortement. Le gouvernement devrait répondre à cette pétition courant 2018, mais les mouvements féministes se heurtent aux puissants lobbys des conservateurs anti-avortement.

Comment avez-vous préparé le film et comment avez-vous travaillé avec vos acteurs ?
J’ai lu de nombreux articles, j’ai regardé des documentaires et j’ai essayé de réaliser des interviews avec des femmes qui avaient avorté, mais ce n’a pas été facile. Elles étaient assez conservatrices et ne voulaient pas laisser transparaître trop de choses. Et surtout, elles ne voulaient pas que cela se sache. J’ai organisé un casting pour recruter les acteurs, et nous avons passé beaucoup de temps tous ensemble à discuter du sujet. L’actrice principale, Park Soo-yeon, s’est beaucoup investie et a regardé de nombreux documentaires sur l’avortement pour s’en imprégner. Nous avons ensuite effectué plusieurs répétions. Ce qui m’a permis d’adapter les dialogues en fonction de ce qui était sorti de ces bouts d’essais, et de régler les détails du jeu d’acteur. Voilà pourquoi je n’ai pas eu à donner de consignes le jour du tournage. Les acteurs savaient très bien ce qu’ils devaient faire.
Qu’arrive-t-il aux adolescentes qui tombent enceintes en Corée ?
On entend parler de beaucoup d’histoires en ce moment. Des histoires où des jeunes femmes abandonnent leurs nourrissons dans des « boites à bébés », et parfois même dans la rue. Elles appellent la police et prétendent qu’elles viennent de trouver un bébé abandonné. Ce genre d’histoire arrive vraiment souvent. Dans la plupart des cas, les filles se font avorter. Mais quand elles ne peuvent pas, elles attendent d’accoucher, puis abandonnent l’enfant à des associations. Parfois elles élèvent leur enfant, mais c’est assez rare.
Extrait du court-métrage "Break of Day" : "Si une adolescente tombe enceinte, tout le fardeau lui en revient et elle doit se débrouiller seule." (Crédit : Kim Kyoungju Film)
Extrait du court-métrage "Break of Day" : "Si une adolescente tombe enceinte, tout le fardeau lui en revient et elle doit se débrouiller seule." (Crédit : Kim Kyoungju Film)
Quelles sont les solutions ?
Je ne sais pas si j’ai la solution, mais j’ai des suggestions. Je pense que cela passe par une meilleure éducation sexuelle. L’éducation sexuelle en Corée n’est pas suffisante. Beaucoup d’adolescentes n’ont pas d’idées précises de ce qu’ils doivent faire pour se protéger, pour ne pas tomber enceinte. Quand on leur demande de parler de sexualité, beaucoup de jeunes filles ne parlent que d’amour et le préservatif ne fait pas forcément partie de l’équation. Certaines filles pensent même qu’il suffit de prendre une pilule contraceptive la veille des rapports sexuels. Les adultes n’osent pas parler de sexualité aux jeunes. Ils sont timides quand il s’agit d’écouter les adolescents.
Et vos autres suggestions…
La seconde solution tient à l’accès aux moyens contraceptifs. Il faut que les adolescents coréens puissent acheter des préservatifs librement. Or aujourd’hui, la plupart des vendeurs refusent de vendre des préservatifs aux jeunes et il est illégal de leur vendre autre chose que des préservatifs standards. C’est compliqué pour les vendeurs de vérifier l’âge des jeunes. C’est difficile aussi de leur dire : « Ok, tu peux acheter ceux-là, mais pas ceux-ci. » Et ce n’est pas seulement un problème de légalité. Si les vendeurs refusent la vente de préservatifs, c’est surtout lié à un problème culturel. Ils ne peuvent tout simplement pas croire qu’un adolescent puisse avoir une sexualité. Un adolescent qui pense au sexe ! C’est encore inimaginable pour de nombreux adultes. Parfois certaines entreprises distribuent des préservatifs gratuitement aux jeunes, mais cela créée toujours de violentes réactions. On voit d’ailleurs que les adultes sont timides à l’idée d’acheter des préservatifs dans les magasins.
Où peut-on voir votre film ?
Le film tourne actuellement dans le circuit des festivals, mais peu de spectateurs vont voir des films dans les festivals en Corée. La plupart du temps, les films sont accessibles uniquement à l’équipe de tournage et aux professionnels du cinéma. Pour le moment, mon distributeur propose le film à différents programmateurs, mais une fois que la saison des festivals sera passée, le film sera accessible sur un site réservés aux films de femmes.
Vous considérez-vous comme une féministe ?
C’est une question difficile. Je pense que j’essaye d’être féministe, mais je ne suis pas assez confiante pour dire que j’en suis une. Ce n’est pas parce que je ne veux pas être féministe, c’est parce que j’accepte parfois la séparation traditionnelle des rôles. Je me déçois beaucoup d’ailleurs. Je ne suis donc pas certaine de pouvoir m’afficher comme féministe, mais j’essaye de l’être en tous cas.
Extrait du court métrage "Break of Day" de la réalisatrice Kim Kyoung-ju. (Crédit : Kim Kyoungju film)
Extrait du court métrage "Break of Day" de la réalisatrice Kim Kyoung-ju. (Crédit : Kim Kyoungju film)
Que pensez-vous des mouvements féministes et de #MeToo en Corée ?
C’est compliqué. Il y a des femmes qui parlent, mais celles-ci reçoivent des commentaires négatifs de la part de certains hommes. Il y a un grand fossé entre ma génération et la génération de mes parents, beaucoup plus qu’entre la génération de mes parents et celle de mes grands-parents. Celle de mes parents ne conçoit tout simplement pas l’idée même du féminisme. Il y a des mouvements féministes en Corée mais, et je dois faire attention à ce que je dis, je ne crois pas que cela fonctionne bien. J’espère que cela va s’améliorer.
Quels sont vos projets ?
Je voulais travailler sur la question des mères porteuses, mais après renseignements, je ne crois pas être prête pour filmer un documentaire à ce sujet. Je travaille donc en ce moment à la réalisation d’un nouveau film court qui a pour toile de fond la question de l’euthanasie. Après cela, je me lancerai dans un long métrage, certainement via les réseaux des films indépendants qui soutiennent les jeunes réalisateurs.
Propos recueillis par Gwenaël Germain

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A propos de l'auteur
Gwenaël Germain est psychologue social spécialisé sur les questions interculturelles. Depuis 2007, il n’a eu de cesse de voyager en Asie du Sud-Est, avant de s’installer pour plusieurs mois à Séoul et y réaliser une enquête de terrain. Particulièrement intéressé par la question féministe, il écrit actuellement un livre d’entretiens consacré aux femmes coréennes.