Culture
Entretien

Cinéma coréen : ces femmes trentenaires contre la "hiérarchie des sexes" sur les tournages

Extrait du film "Jamsil" de Lee Wan-Min. (Crédits : DR)
Extrait du film "Jamsil" de Lee Wan-Min. (Crédits : DR)
Un jour, Mihee apparaît sur le seuil de Sungsook en affirmant être sa meilleure amie. Ce qu’elle n’est manifestement pas. Intriguée par cette jeune femme d’au moins dix ans sa cadette, Sungsook lui ouvre la porte. Film aux lectures multiples, Jamsil a été présenté cette année au 12ème Festival du Film coréen à Paris (FFCP), du 24 au 31 octobre derniers. Chose rare en Corée, Jamsil est joué et dirigé majoritairement par des femmes. Gwenaël Germain a rencontré la réalisatrice Lee Wan-min et son actrice principale Kim Sae-byuk. Elles abordent leur parcours et la place des femmes dans le monde machiste du cinéma coréen.

Entretien

Lee Wan-min
Née en 1981, Lee Wan-min quitte la Corée après des études de droit pour venir s’installer à Paris pendant huit années. En France, elle apprend la réalisation à l’EICAR (l’École internationale de création audiovisuelle et de réalisation), et l’esthétique du film à la Sorbonne-Nouvelle. Elle rencontre aussi Hong Sang-Soo dont elle sera l’assistante lors du tournage de Night and Day en 2008. Après quelques courts-métrages, elle réalise en 2016 son premier film, Jamsil, qui obtient Citizen Critics’ Award au festival du film international de Busan (BIFF).

Kim Sae-Byuk
Née en 1986 dans la région de Busan, Kim Sae-Byuk est une jeune actrice découverte cette année dans Le jour d’après de Hong Sang-Soo et qui travaille essentiellement avec des réalisateurs indépendants. Pour le FFCP 2017, elle vient présenter deux très beaux films : Jamsil de Lee Wan-Min et The First Lap, second film du jeune réalisateur Kim Dae-hwan qui se concentre sur le quotidien d’un couple de trentenaire non marié et des difficultés qu’ils rencontrent dans la communication avec leurs aînés.

La réalisatrice Lee Wan-Min (à gauche) et l’actrice Kim Sae-Byuk. (Crédits : DR)
La réalisatrice Lee Wan-Min (à gauche) et l’actrice Kim Sae-Byuk. (Crédits : DR)
Qu’espérez-vous de la rencontre avec le public français ?
Lee Wan-min : Jamsil est un film qui s’intéresse à la société coréenne en prenant comme contexte l’histoire [récente] du pays. Comme la composition de ce film sort de l’ordinaire, on m’a souvent dit en Corée qu’il était un peu compliqué à comprendre et c’est la première fois que je le présente à l’étranger. Ce film permet de ressentir des émotions universelles, il s’attarde sur les relations humaines, sur les rencontres entre des individus qui ne se connaissent pas et j’aimerais que les spectateurs français puissent se projeter dans le film sans que la question de nationalité soit une barrière. Si j’ai hâte de pouvoir échanger avec eux, j’aimerais aussi que le film leur permettent de réfléchir aux relations qu’ils ont avec les personnes qui les entourent, que ce soit des gens qu’ils viennent tout juste de rencontrer ou qu’ils connaissent depuis longtemps.
Kim Sae-Byuk : A mes yeux, Jamsil est un film qui se concentre sur les relations humaines et les interactions que l’on vit au quotidien avec différentes personnes. The First Lap, lui, s’attache plutôt à des situations très typiques que rencontrent les jeunes couples coréens qu’ils soient mariés ou non.
Combien de temps vous a-t-il fallu pour écrire puis réaliser Jamsil ?
LWM : J’avais en tête de réaliser un long-métrage juste après avoir fini mon dernier court-métrage en 2009-2010 (Mock or Die). Il s’agit d’un travail de longue haleine. J’ai commencé à conceptualiser le projet à partir de 2011, mais j’ai débuté concrètement l’écriture du scénario à l’hiver 2014 et cela m’a pris une année. Ensuite, la plus grosse difficulté a été de récolter l’argent nécessaire et le tournage a pu se dérouler aux mois de janvier et février 2016.
Lee Wan-Min, vous avez habité et étudié la réalisation en France. Cela a-t-il influencé votre façon de filmer ?
LWM : J’ai vécu environ huit ans en France mais je ne suis pas venue spécialement pour y faire des études de cinéma. Plutôt pour tenter l’expérience de vivre dans un pays différent du mien. Ce qui m’a le plus influencé, ce sont les expériences que j’ai pu vivre dans le quartier Saint-Michel, ou lorsque j’allais voir des films à la cinémathèque Œdipe Roi de Pasolini
Kim Sae-Byuk, comment choisissez-vous les films dans lesquels vous jouer ?
KSB : Jusqu’à maintenant, c’était chaque fois différent, en fonction de mes humeurs. Parfois, le choix s’est fait grâce au scénario et parfois parce que j’avais très envie de travailler avec le réalisateur. En tout cas, dès que je recevais une proposition, je listais toutes les raisons pour lesquelles j’avais envie de participer à ce projet-là. Je participais seulement si j’en avais suffisamment. Cependant peut-être que je suis arrivée à un point où je devrais modifier ma manière de choisir les films.
De quelle manière ?
KSB : Jusqu’à maintenant, je n’en ai fait qu’à ma tête et j’ai surtout suivi mes envies. Mais pour le futur, je vais peut-être prendre davantage en compte l’avis des gens qui m’entourent ou qui travaillent avec moi.
Extrait de "The First Lap", un film de Kim Dae-hwan qui raconte le quotidien d’un jeune couple coréen. (Crédit : DR)
Extrait de "The First Lap", un film de Kim Dae-hwan qui raconte le quotidien d’un jeune couple coréen. (Crédit : DR)
Les deux films que vous présentez lors du festival parlent des trentenaires : ils donnent l’impression que cette génération est en manque de repères et a de vrais difficultés de communication avec les générations précédentes. Comment définissez-vous la génération des trentenaires en Corée ?
LWM : Étant moi-même en plein dedans, c’est quelque chose dont j’avais envie de parler au travers de la rencontre entre la trentenaire Mihee et Sungsook qui a plus de quarante ans. Je pense que la crise économique de 1997 a été un élément de basculement des générations. Dans les années 80 ou au début des années 90, il y avait des mouvements étudiants de contestation qui ont totalement disparu avec la crise économique. Les étudiants de cette époque sont devenus bien plus individualistes et égoïstes parce qu’il fallait absolument survivre en tant qu’individu. Cela a beaucoup transformé les mœurs en Corée.
KSB : Je ne peux pas parler pour les autres mais il me semble que notre génération doute en permanence. Les doutes se transforment en peur, puis la peur se transforme en stress et au final, la nervosité se transforme en conflit. Je ne sais pas si c’est une tendance réellement liée à un âge en particulier, mais j’ai le sentiment que l’on cherche à toujours tout réussir, à être parfait dans toutes les sphères de notre vie. Or, comme il est compliqué de tout faire en même temps, cela crée des différends avec les autres, notamment avec les parents. En fait, cela crée d’abord des conflits en nous-mêmes parce que nous sommes tiraillés entre ce que nous voulons et ce que nous arrivons à faire.
Extrait de "Jamsil", un film de Lee Wan-min qui "se concentre sur les relations humaines". (Crédit : DR)
Extrait de "Jamsil", un film de Lee Wan-min qui "se concentre sur les relations humaines". (Crédit : DR)
Il y a très peu de films réalisés par des femmes en Corée. Que pensez-vous de leur place dans le cinéma coréen. Réunir les fonds pour produire Jamsil aurait-il été plus facile si vous aviez été un homme ?
LWM : Je ne dirais pas qu’il existe des discriminations pour réunir les fonds de production parce que c’est difficile pour tous les jeunes réalisateurs, quel que soit leur sexe ou leur nationalité. Cependant, on ressent une discrimination sur les plateaux de tournage dans les mœurs et dans les comportements envers les femmes. Avec les actrices ou au sein des équipes techniques, il existe une certaine hiérarchie entre les sexes qui, je pense, est très liée à l’éducation traditionnelle en Corée. Néanmoins, si le milieu du cinéma est encore très machiste, les choses commencent à bouger : un mouvement prend de l’ampleur, qui tâche de dénoncer et de prévenir le harcèlement sexuel lors des tournages.
Kim Sae-Byuk, vous avez travaillé avec des réalisatrices et des réalisateurs. Quel est votre point de vue d’actrice sur la situation ? Est-ce qu’il y a des manières de faire différentes ? Êtes-vous plus sereine lorsque vous tournez avec une réalisatrice ?
KSB : En tant qu’actrice je ressens des différences lorsque je tourne des projets conduits par des hommes ou des femmes. Bien sûr, c’est avant tout une question de personne et je peux me sentir parfaitement à l’aise avec un réalisateur comme il pourrait très bien y avoir une réalisatrice avec qui le courant ne passerait pas. Cependant, de façon générale, je me sens plus à l’aise avec les femmes parce que les rôles sont souvent moins archétypaux. Lorsque je travaille avec des réalisateurs, on me demande parfois d’interpréter des rôles féminins issus d’une certaine imagination masculine avec laquelle je ne suis pas d’accord. Cela a pu créer parfois quelques différends lors de tournages.
Quel rôle rêvez-vous de jouer ?
KSB : J’aime beaucoup les films où les personnages peuvent évoluer et c’est justement l’évolution des personnages qui m’a plu dans Jamsil. En fait, c’est déjà beaucoup pour moi si mon personnage devient meilleur que la veille, je n’ai pas besoin d’une évolution radicale. Par exemple, j’aime particulièrement le film d’Agnès Varda « Sans toit ni loi » [1985 – Lion d’Or à Venise]. J’aimerais pouvoir jouer dans un film comme celui-là.
Extrait de "Jamsil", un film de Lee Wan-min qui "se concentre sur les relations humaines". (Crédit : DR)
Extrait de "Jamsil", un film de Lee Wan-min qui "se concentre sur les relations humaines". (Crédit : DR)
Et vous, Lee Wan-min, quel film souhaitez-vous réaliser dans le futur ?
LWM : Mon prochain film aura un ton plus narratif, peut-être dans un style inspiré de Léos Carax. Depuis plus de dix ans, j’ai toujours repoussé la possibilité d’utiliser une voix off et mais maintenant j’ai envie de travailler avec. J’ai surtout envie de suivre mes envies et mes humeurs pour avancer sur le prochain projet.
Propos recueillis par Gwenaël Germain, avec Ah-Ram Kim (traduction)
A voir, la bande-annonce du film Jamsil :
A voir, la présentation du film Jamsil au Festival de Busan en 2016 :

Soutenez-nous !

Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.

Faire un don
A propos de l'auteur
Gwenaël Germain est psychologue social spécialisé sur les questions interculturelles. Depuis 2007, il n’a eu de cesse de voyager en Asie du Sud-Est, avant de s’installer pour plusieurs mois à Séoul et y réaliser une enquête de terrain. Particulièrement intéressé par la question féministe, il écrit actuellement un livre d’entretiens consacré aux femmes coréennes.