Culture
Entretien

Taïwan : Yi-Shan Lee Jovi, réalisatrice en résistance

L'actrice Angel Lee dans le court-métrage "Babes' not alone" réalisé par Yi-shan Lee Jovi. (Copyrights : Yi-shan Lee Jovi)
L'actrice Angel Lee dans le court-métrage "Babes' not alone" réalisé par Yi-shan Lee Jovi. (Copyrights : Yi-shan Lee Jovi)
Coincée entre ses responsabilités de grande sœur et l’immaturité de ses parents, elle se débat pour vivre son histoire d’amour. C’est l’histoire de Babes’ not alone réalisé par Yi-shan Lee Jovi. Le court-métrage décrit ainsi avec humour le combat quotidien d’une jeune femme taïwanaise face à une société toujours plus conservatrice. Sélectionné au festival international de Rotterdam (25 janvier – 5 février), le film a retenu l’attention du public par ses accents féministes lors de la troisième édition des Rencontres du cinéma taïwanais à Paris, au cinéma les 3 Luxembourg (9-10 février). Ce festival permet au public parisien de découvrir les talents cachés parmi les jeunes réalisateurs taïwanais grâce à un partenariat efficace avec le Kaohsiung Film Festival, l’un des principaux festivals asiatiques du film court. Gwenaël Germain a rencontré Yi-shan Lee Jovi, très combative sur la place des femmes dans l’industrie du cinéma à Taïwan.

Entretien

Née en 1985 à Taipei, Yi-Shan Lee Jovi fait ses études à l’université des arts de Taïwan avant d’être diplômée d’un maîtrise en arts appliqués, spécialisée en production de films. Elle remporte le prix du meilleur montage aux 49e Golden Bell Awards. A la fois réalisatrice, scénariste, documentariste, productrice indépendante ou encore maître de conférence à l’université, elle développe actuellement ses projets de longs-métrages et documentaires. « La réalisation n’est pas mon métier en tant que tel, confie-t-elle. En ce sens, je ne suis pas une réalisatrice professionnelle car c’est mon métier de professeur qui me rémunère et non mes films. »

La réalisatrice taïwanaise Yi-shan Lee Jovi. (Copyrights : Yi-shan Lee Jovi)
La réalisatrice taïwanaise Yi-shan Lee Jovi. (Copyrights : Yi-shan Lee Jovi)
Quel est votre parcours et quelles sont vos influences ?
J’aime particulièrement les réalisateurs de la « Nouvelle vague » et de façon plus générale, j’aime le cinéma qui filme le réel. Les 400 coups (1959) de François Truffaut est un de mes films préférés. Cette longue scène de l’enfant qui court à la fin du film m’a beaucoup marquée. Quand j’étais plus jeune, je ne pensais pas à faire des études de cinéma, je visais plutôt la photographie. Cependant à Taïwan, ce sont les résultats au baccalauréat qui déterminent nos possibilités d’études supérieures et j’ai dû changer mon projet initial. C’est comme cela que je suis entrée à l’école de cinéma. J’étais une enfant en révolte contre la société et le système éducatif. Une fois, j’ai même essayé de mettre le feu à l’école ! Heureusement, le milieu du cinéma est plus ouvert et tolérant que d’autres milieux. Tourner des films est un moyen d’exprimer cette révolte. Je crois que beaucoup de réalisateurs qui, comme moi, s’attachent à capter le réel, ont eu une enfance mouvementée, puis se sont révoltés.
Justement, dans votre film Babes’ Not Alone, votre héroïne est en révolte…
J’aime traiter du sujet des femmes dans mes films et je veux pouvoir casser les clichés et les stéréotypes. A Taïwan, la société reste encore assez traditionnelle et les gens n’aiment pas trop parler des choses « anormales ». La plupart des femmes taïwanaises doivent quitter leur emploi après s’être mariée afin de se consacrer uniquement à la famille. Il y a beaucoup de femmes qui ont du talent pour le cinéma par exemple, mais beaucoup cessent de réaliser une fois qu’elles sont mariées. Les hommes veulent souvent être sur le plateau de tournage, être réalisateurs, chefs-opérateurs ou techniciens tandis que les femmes ont souvent les rôles de support, scénaristes ou productrices. Il est assez courant de voir des couples où l’homme est devenu réalisateur et où la femme a pris la place de la productrice. Bien sûr, il y a des femmes réalisatrices mais il y en a peu.
Est-ce compliqué d’être une réalisatrice à Taïwan ?
Oui, c’est assez compliqué car la plupart des techniciens sont des hommes et il n’est pas toujours facile d’avoir l’autorité nécessaire pour les diriger. Le milieu reste dominé par les hommes. Les réalisatrices sont toujours très critiquées, on leur reproche souvent d’être trop dominatrices ! Ce qui est fatiguant, ce sont tous ces amis ou les membres de la famille qui ne cessent de vouloir donner des conseils sur comment être un bon réalisateur et comment se comporter en tant que femme.
Yi-Shan Lee Jovi dirige ses acteurs avant le tournage d’une scène de son court-métrage "Babes' not alone". (Copyright : Yi-shan Lee Jovi)
Yi-Shan Lee Jovi dirige ses acteurs avant le tournage d’une scène de son court-métrage "Babes' not alone". (Copyright : Yi-shan Lee Jovi)
Vous êtes professeur à l’université, ressentez-vous également cette différence entre garçons et filles chez vos étudiants ?
J’ai justement une anecdote à ce propos. Chaque début d’année, je demande à mes étudiants de prendre une feuille et de noter de façon anonyme leurs ambitions professionnelles et personnelles. Bien qu’il y ait une majorité d’étudiantes, celles-ci n’ont souvent d’autre ambition personnelle que de se marier et de fonder une famille. Concernant leur avenir professionnel, celles qui répondent, car toutes ne le font pas, disent en majorité qu’elles veulent devenir scénaristes. Les garçons s’affirment beaucoup plus dans leurs réponses. Ils veulent devenir réalisateurs ou chef-opérateur. D’un point de vue personnel, ils s’imaginent avec des responsabilités. Les garçons assument beaucoup plus leurs ambitions que les filles. Je pense que les médias, les informations, ne donnent la parole qu’aux discours conservateurs et que cela influence grandement les femmes de ce pays. Cela manque de débat.
Que pensez-vous du cinéma taïwanais ?
Selon mon opinion, il y a surtout deux époques dans le cinéma de Taïwan : les années 1980-90 et l’époque récente. Au début des années 1980, il y a eu une sorte de nouvelle vague correspondant au relâchement de la censure, avec des réalisateurs comme Hou Hsiao-hsien (The Assassin, Café Lumière) ou Edward Yang (Taipei Story, Yi yi). Dans ces années-là, le cinéma taïwanais s’est emparé de sujets de société. C’était un cinéma qui dépeignait le quotidien, une forme de réel. Aujourd’hui le cinéma est devenu bien plus commercial. Les réalisateurs créent une sorte de bulle, une réalité fantasmée, parfaite, esthétique. Tous les acteurs et actrices répondent à certains canons de beauté. C’est pour cela notamment que j’essaye de ne pas intégrer trop d’esthétisme dans mes films. Je cherche à filmer les choses de façon naturelle et de montrer une image plus ancrée dans la réalité.
Extrait du court-métrage "Babes' not alone" réalisé par Yi-shan Lee Jovi. (Copyright : Yi-shan Lee Jovi)
Extrait du court-métrage "Babes' not alone" réalisé par Yi-shan Lee Jovi. (Copyright : Yi-shan Lee Jovi)
Votre film Babes’ not alone présente une jeune femme assez forte face à une société relativement machiste. Est-ce qu’il y a une volonté de transmettre un message sociétal dans vos films ?
Pas vraiment. Je ne me revendique pas porte-parole d’une cause en particulier. Je me sens proche du féminisme mais je ne tourne pas mes films en ayant un message en tête a priori. Je fais les films en fonction de mes envies et de ce que je connais. Le message, la portée de mes films, je les découvre dans les réactions du public. Par ailleurs, j’observe beaucoup la vie quotidienne de mes concitoyens et je note une foule de détails sur un carnet qui constitue mon réservoir à inspiration. Exemple : un de mes amis est très stressé par son travail et pour se soulager, il utilise des ventouses en verre. Si vous avez bien observé, vous verrez que j’ai utilisé l’idée pour un personnage de Babes’ not alone. J’essaye d’enrichir mes films avec cette recherche permanente.
Lorsque je tourne mes films, il y a souvent des scènes que je capte au vol et qui n’étaient pas du tout calculées. Par exemple, il y a une scène avec une chèvre qui urine. Cette scène, je l’ai prise sur le vif. J’ai trouvé cela intéressant sur l’instant. Ensuite, je fais le tri au montage. C’est un peu pareil avec mes acteurs. Je ne fais pas de répétition pour les scènes, je ne fais lire le scénario qu’une seule fois et je laisse place à l’improvisation des acteurs. Je passe beaucoup de temps avec eux pour discuter des personnages ou des scènes, pour échanger les points de vues. Je veux pouvoir être complice avec eux et qu’ils puissent avoir confiance en moi.
Pendant le tournage du court-métrage "Babes' not alone", la réalisatrice Yi-shan Lee Jovi (de dos à gauche) conseille son actrice principale Angel Lee (de profil à droite). (Copyright : Yi-shan Lee Jovi)
Pendant le tournage du court-métrage "Babes' not alone", la réalisatrice Yi-shan Lee Jovi (de dos à gauche) conseille son actrice principale Angel Lee (de profil à droite). (Copyright : Yi-shan Lee Jovi)
Comment avez-vous choisi votre actrice principale, Angel Lee ?
C’est une de mes étudiantes. Je l’ai repérée sur un de ses projets d’études. Je ne voulais pas travailler avec une actrice professionnelle. Les acteurs taïwanais ont tendance à trop jouer des archétypes, à surjouer. Par ailleurs, je ne voulais pas que mon actrice principale ressemble à une actrice, avec un visage parfait. Le monde du cinéma et de la télévision s’enferme dans des standards de beauté, on y voit toujours les mêmes visages, les mêmes physiques… Je ne veux pas participer à cette stigmatisation de la femme. Je voulais que mon actrice soit naturelle, qu’elle ressemble aux jeunes femmes que je peux croiser dans la vraie vie.
Dans Babes’ not alone, elle se retrouve devant un bar et des hommes l’interpellent : « On ne recrute pas les rondes ici ! » et elle ne se laisse pas insulter de la sorte…
Ce qui m’a plu chez elle c’est justement son côté naturel et spontané. En dehors des standards policés. Lors de notre première rencontre pour le casting, nous avons marché ensemble le long d’une route et subitement Angel s’est agenouillée pour « sauver » un vers de terre du bitume et le déposer dans l’herbe. C’est à ce moment-là que j’ai su que c’était celle qu’il me fallait.
Lors d’une autre scène du film, votre actrice a dû uriner sur une table basse. Comment avez-vous réussi à convaincre une actrice non professionnelle de jouer une pareille scène ?
(Rires) Cette scène est la première que l’on a tournée. On lui avait demandé de boire beaucoup d’eau. Bien entendu, l’actrice était gênée, d’autant que l’équipe technique est surtout composée d’hommes. Elle aurait aimé que les hommes de l’équipe s’en aillent mais cela n’était bien sûr pas possible. Alors je lui ai dit : « si tu as peur, je vais faire la même chose en même temps que toi, face à toi. » Mes mots l’ont mise en confiance, et on a pu tourner la scène. J’ai choisis de commencer le tournage ainsi afin de casser la distance, pour dépasser tout de suite ses limites et sortir de la zone de confort et de sécurité. Je savais qu’après cela, je pourrais lui demander n’importe quoi et qu’elle pourrait jouer de façon plus libre.
A voir, la bande-annonce du film Babes’ not alone :
Parlons de votre filmographie. Jusqu’ici vous avez réalisé quatre courts-métrages…
Oui, mon premier film, Knockout, date de 2007. Il s’agit d’un documentaire qui suit une jeune boxeuse. C’est un film qui traite de l’échec, de comment y faire face lorsque que l’on a énormément sacrifié pour finalement ne pas atteindre son but. Au-delà de la boxe, c’est un film qui se pose la question du futur de la jeunesse taïwanaise. Mon second film, Her Mare (2011), est plus expérimental et plus personnel. A Taïwan, on dit que les femmes se sentent mal les jours qui précédent leurs règles. Certaines sont tristes, irascibles ou sont excitées sexuellement. J’ai voulu représenter cela en montant un film seulement réalisé avec des scans de mon propre corps. Cela m’a pris toute une semaine pour trouver les bons angles et trouver les parties intéressantes à scanner.
Mon troisième film, Speing Breeze, (2013) est inspiré de l’expérience d’un ami qui a grandi dans une famille de gangsters. Jusqu’à mes dix-sept ans, j’ai habité dans les quartiers malfamés de Taipei. C’est également un film sur l’échec. Il raconte l’histoire d’un petit gangster qui a la chance de participer à un programme télévisé et qui espère pouvoir se sortir de sa condition. Enfin, Babes’ Not Alone est mon dernier film. Les spectateurs ne le savent pas mais le père du bébé est en fait le personnage principal de mon troisième film. J’avais la volonté de faire réapparaître certains personnages.
Avez-vous des projets de long-métrage ?
Mon prochain projet est un film collaboratif autour des fantasmes féminins. C’est un projet où nous sommes cinq réalisateurs, trois hommes et deux femmes. Cela n’a pas été facile de trouver des réalisatrices. On espère pouvoir tourner dans l’année. Pour l’instant, le producteur réunit le budget. Par ailleurs, j’écris également un long-métrage personnel, inspiré par Thelma et Louise.
Le thème du féminisme reste très présent dans vos travaux…
Oui, mais je suis née en tant que femme dans une société conservatrice. Mes films ne sont pas vraiment militants, c’est juste qu’ils représentent ma vie. En tant que femme, je suis toujours en résistance contre la société. Ce thème est présent en moi naturellement. Je pense que les femmes ont un mental plus fort que les hommes, mais elles ignorent cette qualité. Il faut que les femmes prennent confiance en elles et qu’elles prennent conscience qu’elles peuvent jouer un plus grand rôle dans la société.
Un dernier mot sur le festival du film court de Kaohsiung qui a apporté une aide à la réalisation de votre film. Quel est le droit de regard de la direction du festival sur les films ?
Le festival ne pose que deux conditions : que le film dure 26 minutes et que les scènes soient en parties tournées à Kaohsiung. Rien de plus !
Propos recueillis par Gwenaël Germain

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A propos de l'auteur
Gwenaël Germain est psychologue social spécialisé sur les questions interculturelles. Depuis 2007, il n’a eu de cesse de voyager en Asie du Sud-Est, avant de s’installer pour plusieurs mois à Séoul et y réaliser une enquête de terrain. Particulièrement intéressé par la question féministe, il écrit actuellement un livre d’entretiens consacré aux femmes coréennes.