Culture
Entretien

Editions : la Corée du Sud amusante, amusée et bigarrée de "l'Atelier des Cahiers"

Vue générale du nord de Séoul. 15. novembre 2016. (Crédits : AFP PHOTO / Ed JONES)
C’est l’un des coups de cœur d’Asialyst en cette rentrée littéraire. Un coup de cœur à la louche, puisque nous ne parlons pas ici d’un ouvrage, mais d’un travail au long cours entamé voici un peu plus de dix ans par une petite maison d’édition entièrement tournée vers la péninsule coréenne. « L’Atelier des Cahiers » s’est vu décerner au printemps dernier le Prix Littéraire de l’Asie 2017. La prestigieuse récompense de l’Association des Ecrivains de Langue Française était attribuée pour la première fois, non pas à un auteur, mais à un éditeur. Entretien avec Benjamin Joinau, éditeur passionné de Corée et d’urbanité.

Contexte

Les longs courriers et Internet ont beau rétrécir le monde, l’attrait de l’Occident pour les mégalopoles asiatiques n’est pas prêt de fléchir. En témoignent ces deux ouvrages publiés ces jours-ci par l’Atelier des Cahiers, consacrés à l’une des villes les plus vibrionnantes d’Asie : Séoul, visage d’une Ville de Gina Kim, et Urbanités Coréennes avec la géographe Valérie Gelézeau. Deux livres qui viennent compléter une série de publications autour des paysages urbains en Corée et un travail engagé par Benjamin Joinau depuis de longues années.

Notre première rencontre avec cet éditeur-anthropologue remonte à 1997. Il y a tout juste vingt ans à Séoul. Deux décennies, autant dire un siècle à l’heure asiatique pendant lequel la revue « Les Cahiers de Corée », devenue véritable maison d’édition par la suite avec « l’Atelier des Cahiers », n’a jamais cessé de s’intéresser à cette « modernité compressée » telle que définie par le sociologue Chang Kyung-sup.

Une société coréenne passée au travers de ces formidables incubateurs et accélérateurs de particules que sont les grandes villes du pays. Un peuple et une culture qui ont connu de profonds bouleversements en très peu de temps : « La culture coréenne est aujourd’hui beaucoup plus cosmopolite, beaucoup plus ouverte sur le monde, […] Les Coréens prennent beaucoup plus de plaisir, ou du moins, essayent de prendre plus de plaisir dans leur vie quotidienne », nous dit Benjamin Joinau dans l’entretien qui suit.

Au fil des années, les textes, les photos et les dessins publiés par « l’Atelier des Cahiers » ont fini par former une vaste boule à facettes nous renvoyant en miroir un portrait morcelé de la Corée d’aujourd’hui, loin des clichés. Allez faire un tour sur le catalogue, et vous verrez ! La littérature reste l’un des meilleurs moyens d’aborder le Pays du matin calme et ses soirées ô combien agitées.

Benjamin Joinau est maître de conférence à l'université Hongik à Séoul et chercheur associé au Centre de recherches sur la Corée. (Crédits: benjaminjoinau.com)
Il faut probablement être un peu fou et, en tous cas, aimer les défis pour se lancer dans l’édition, qui plus est en coréen. Comment avez-vous eu l’idée de lancer « l’Atelier des Cahiers » ?
Benjamin Joinau : « L’Atelier des cahiers » est né il y a presque vingt ans. En 1998, avec une équipe de professeurs et d’amis comme Fréderic Boulesteix, nous avions créé à l’époque les Cahiers de Corée. Une revue un peu alternative qui essayait de parler de la Corée autrement. Et puis, on s’est pris au jeu. Et en 2006, nous avons transformé ce qui était au départ une revue annuelle en une maison d’édition. C’est une maison d’édition française. Elle est installée et est diffusée en France. Nous faisons des livres sur la Corée et sur l’Asie de l’Est. Moi, je vis en Corée et je travaille à Séoul, mais la maison d’édition est basée en France. C’est vrai que cela peut sembler un peu « délirant ». Mais on n’a pu le faire et continuer à le faire parce que malgré ce terrain de niche, nous avons une structure très légère, associative, qui nous permet de nous concentrer sur les livres et donc de traverser les tumultes que nous connaissons aujourd’hui dans le monde de l’édition. Après, c’est vrai que c’est un métier de plus en plus difficile.
Plusieurs de vos ouvrages figurent parmi les coups de cœur de la rédaction d’Asialyst pour cette rentrée littéraire. Et ce qui frappe, c’est qu’il y a des traductions, mais aussi des auteurs contemporains, notamment français…
Exactement. On veut vraiment avoir ce rôle de miroir en essayant de renvoyer autant que faire se peut un vrai reflet de ce qui se passe en Corée mais aussi entre la Corée et la France, et principalement le pont vers la France puisque nos livres sont en français. On veut parler de la Corée et de la société coréenne sous tous ses aspects et avec un maximum de regards différents. Et en parler de manière aussi diverse que possible parce que nous pensons que nous sommes à un moment où la connaissance de la Corée s’améliorant, où l’intérêt pour la Corée grandissant, il faut vraiment dépasser les clichés.
La société coréenne a beaucoup évolué ces deux dernières décennies, notamment les étrangers et la communauté française présente dans le pays…
La communauté française est petite mais elle est très représentative. C’est la communauté européenne la plus représentée en Corée. Aujourd’hui, on compte pas loin de 4000 Français installés en Corée, donc le double d’autrefois. Et c’est vrai qu’il y a beaucoup plus d’échanges aujourd’hui. Il y a beaucoup de Français installés en Corée qui ne sont pas juste des expatriés. Beaucoup de personnes installées ici exercent des activités dans des cadres très différents : des musiciens, des réalisateurs, des écrivains… Nous avons ainsi publié des écrivains français qui écrivent sur la Corée ! C’est tout nouveau ! C’était inimaginable il y a 20 ans.
Couverture Urbanités Coréennes, éditions Atelier des Cahiers
Parmi vos auteurs français, il y a ce premier portrait de Séoul par Jean-Louis Poitevin. L’urbanité, c’est votre dada…
Personnellement, en tant que chercheur, c’est un thème sur lequel je travaille, c’est vrai. Mais je crois que c’est un thème indépassable pour comprendre le phénomène humain en général, parce que maintenant, comme vous le savez, plus de la moitié de l’humanité vit en ville. C’est donc une très belle porte d’entrée pour comprendre une culture et un pays. Donc pour cette rentrée, nous publions la Couleur des Tumulis traite d’une petite ville en province et de la problématique de la mémoire puisqu’il s’agit d’une adoptée coréenne qui revient dans son quartier natal. Nous avons aussi craqué pour le documentaire de Gina Kim qui enseigne à l’université de UCLA aux Etats-Unis. Nous avons décidé d’en faire un livre. Et puis nous avons travaillé avec la géographe Valérie Gelézeau sur ce phénomène d’urbanité au travers des films.
Depuis 2006, votre catalogue s’est largement étoffé. Il y a une grande diversité de genres : des récits photographiques, des contes anciens, des traductions, des essais, des nouvelles, des romans et même des croquis… Parmi vos publications récentes, j’ai beaucoup aimé l’ouvrage consacré à la cuisine. Il y a notamment un très beau poème de Lee Sang-guk sur mes nouilles préférées, les « guksu »
Oui, ce fut un gros travail qui entre dans le cadre de notre nouvelle collection intitulée « la Corée sans façon ». Nous espérons publier un volume par an sur différents thèmes. Le premier concernait la gastronomie. Le second portera sur « la culture de l’alcool ». Le troisième traitera des femmes. L’idée est de raconter la société coréenne au travers de grands textes allant du moyen-âge à nos jours, du poème à l’essai en passant par la nouvelle. C’est vrai que le sourcing de cet ouvrage nous a pris beaucoup de temps parce qu’on a essayé d’être aussi large que possible sur le thème de l’alimentation. Il y a plein de dimensions sociologiques que nous avons essayées de décrire dans ce livre.
Couverture Croquis de Corée. Ed. Atelier des Cahiers
La cuisine est un sujet fondamental en Corée comme chez les Latins que nous sommes. Vous parlez de la « culture de l’alcool », c’est aussi un terme que vous abordez dans vos « Croquis de Corée ».
Oui, c’est toute une culture qui poursuit la culture de l’entreprise, qui est un moment de socialisation encore très important dans la Corée d’aujourd’hui. D’ailleurs, les Coréens parlent bien d’une « culture de l’alcool ». J’utilise cette expression, car elle fait partie du langage courant.
Ça veut dire quoi exactement ?
Ça veut dire par exemple qu’à travers l’alcool, on va arriver à faire sauter des éléments inhibiteurs, se désinhiber et arriver à exprimer des choses que pendant la journée on a du mal à exprimer, notamment à cause d’une hiérarchie assez forte. Les employés sortent avec leur chef au dîner et chacun se lâche un peu. L’objectif étant de créer un esprit de groupe en faisant un peu tomber cette hiérarchie verticale. L’alcool rend les rapports plus horizontaux.
Cela reste quand même très codifié… Il n’est pas question par exemple de boire tout seul dans son coin…
Oui, pas question de se servir tout seul ! On sert les aînés en premier, en tenant la bouteille à deux mains, encore que cela dépende du niveau de proximité entre les convives… Mais bon, de toute façon, après quelque bouteilles de Soju [la vodka coréenne à base de pomme de terre généralement à moins de 25 % d’alcool, NDLR], les codes ont quand même tendance à se simplifier un peu…
Crédits: Atelier des Cahiers
« C’est une culture qui est maintenant beaucoup plus cosmopolite, beaucoup plus ouverte sur le monde. Elle a pris énormément confiance en elle-même… Les Coréens d’aujourd’hui prennent beaucoup plus de plaisir, ou essayent tout du moins de prendre plus de plaisir dans leur vie quotidienne. »
Les publications de « l’Atelier des Cahiers » reflètent les changements d’une société en mouvement. Si on parle de la culture coréenne, comment définiriez-vous aujourd’hui cette culture trop souvent résumée à « Gangnam Style » ?
C’est une culture qui est maintenant beaucoup plus cosmopolite, beaucoup plus ouverte sur le monde. Elle a pris énormément confiance en elle-même avec le phénomène du « Hallyu », la « vague coréenne », d’abord en Asie, puis maintenant en Europe et aux Etats-Unis. Je pense que cela fait une Corée beaucoup plus bigarrée, beaucoup plus amusante et beaucoup plus amusée aussi. Par rapport à mon installation dans ce pays, il y a vingt-trois ans, je constate que les Coréens aujourd’hui prennent beaucoup plus de plaisir, ou essayent tout du moins de prendre plus de plaisir dans leur vie quotidienne, même si bien évidemment comme partout, la crise s’installe. Malgré aussi la crise géopolitique assez inquiétante que traverse la péninsule.
Alors justement, vous proposez aussi des ouvrages sur la Corée du Nord. Je pense notamment aux « Recherches du professeur K » de Kim Dong-in…
Kim Dong-in est né à Pyongyang et a vécu à Pyongyang. Mais à l’époque, ce n’était pas encore la Corée du Nord, c’était avant la division de la péninsule. Voilà donc un ouvrage qui parle du Pyongyang de la période coloniale. On a publié également il y a quelques temps un ouvrage autour du voyage effectué par Chris Marker et Claude Lanzmann en Corée du Nord dans les années 50 ; un voyage qui avait donné lieu à un très beau livre de Chris Marker qui s’appelle Coréennes, ainsi qu’un film OVNI sur un scénario d’Armand Gatti, Moranbong. Antoine Coppola nous a raconté l’histoire de ce film fou. On s’intéresse donc bien entendu à toute la péninsule. Il n’est pas question d’avoir un point de vue uniquement tourné vers le Sud.
Propos recueillis par Antoine Richard et Stéphane Lagarde

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A propos de l'auteur
Stéphane Lagarde est l'envoyé spécial permanent de Radio France Internationale à Pékin. Co-fondateur d'Asialyst, ancien correspondant en Corée du Sud, il est tombé dans la potion nord-est asiatique il y a une vingtaine d’années.