Société
Entretien

Laurence Roulleau-Berger : "le culte du "héros" fatigue les jeunes migrants chinois"

Des jeunes chinois lancent des pétards dans le quartier chinois, le 24 janvier 2004 dans le IIIe arrondissement de Lyon, à l'occasion du Nouvel-An chinois.
Des jeunes chinois lancent des pétards dans le quartier chinois, le 24 janvier 2004 dans le IIIe arrondissement de Lyon, à l'occasion du Nouvel-An chinois. (Crédit : AFP PHOTO / JEAN-PHILIPPE KSIAZEK)
Ce sont les nouveaux « héros » de la Chine d’aujourd’hui. Poussée par trois décennies d’urbanisation à marche forcée, la figure du jeune migrant est devenue centrale au pays du capitalisme rouge. Dans une société fascinée par le culte de l’excellence, les mouvements et les changements de parcours de ces jeunes aimantés par les mégapoles et l’envie de réussir, bouleversent les structures scolaires, familiales et professionnelles. Résultat d’une solide enquête de terrain, l’ouvrage Travail et migration : Jeunesses chinoises à Shanghai et Paris de Laurence Roulleau-Berger et Yan Jun raconte les « bifurcations biographiques » de jeunes Chinois et Franco-chinois, en Chine et en France. Entretien avec Laurence Roulleau-Berger, Directrice du Laboratoire International Associé CNRS-ENS Lyon / Académie des Sciences Sociales de Chine.
Qui sont ces jeunes Chinois migrants, objets de votre enquête ?
D’abord, la plupart sont des jeunes qualifiés. Ils ont entre 22 et 35 ans. Ils circulent à la fois de manière très large sur le continent chinois, et se déplacent aussi au niveau international. Tous ont quitté des lieux différents pour aller vers les grandes mégalopoles : Shanghai, Pékin, Paris.
Ce qui est très important, c’est qu’ils ont beaucoup circulé sur des espaces de natures différentes. Pour le mesurer, nous avons dû mettre en place un dispositif méthodologique assez compliqué à la fois en Chine et en France. Et bien sûr, nous avons travaillé avec des équipes chinoises et françaises.
Ces jeunes viennent de toute la Chine ?
De toute la Chine effectivement et ils traversent vraiment le pays de long en large. En Chine, nous les avons rencontrés dans des danwei (des « unités de travail ») de petites tailles, dans des espaces pour jeunes, dans des villages… En France, les rencontres ont eu lieu dans les entreprises ou via les associations. C’était plus compliqué en France qu’en Chine, parce que les jeunes Chinois aujourd’hui ne fonctionnent plus sur le mode de la diaspora. Ils fonctionnent de manière éclatée. Ils sont dispersés dans l’espace. Je pense ici surtout aux jeunes qualifiés. Cela n’a pas été facile, mais on a réussi à réaliser de nombreuses biographies. Sur le plan méthodologique, on avait des questionnaires. On a aussi utilisé l’observation ethnographique et le récit biographique, à la fois individuel et collectif.
Ces jeunes migrants chinois sont marqués par ce que vous appelez des « bifurcations ». Ils changent de milieux professionnels, ils changent aussi de régions très rapidement…
La question de la « bifurcation biographique » chez ces jeunes Chinois est une question majeure. Elle existe ici en Europe mais ce qui fascine un chercheur, c’est qu’elle est démultipliée en Chine.
Surtout depuis que la politique du hukou (le « permis de séjour »), qui assigne les populations à des lieux de résidence, s’est assouplit. On a donc des jeunes qui bougent tout le temps. Ils passent d’une ville à une autre, d’un espace à un autre, d’une temporalité à une autre, d’une situation à une autre. Cela s’explique par le fait qu’on soit aussi dans un contexte d’incertitude économique en Chine, mais surtout parce qu’il y a cette idée de conquérir une autonomie, d’être en quelque sorte un héros de la société chinoise, voir un héros de la mondialisation.

Sociologie Post-occidentale

On peut avoir un bureau bien rangé et être à l’origine d’une véritable révolution. Il faut d’abord emprunter un couloir de béton brut, passer devant les portes vitrées donnant sur le joli jardin intérieur de l’Ecole Normale Supérieure (ENS) de Lyon, puis reprendre un couloir et.. vous y êtes ! Une table sans trop de biblos, une bibliothèque non surchargée, c’est là, depuis le fameux laboratoire Triangle UMR 5206 du Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) que Laurence Roulleau-Berger a lancé sa révolution. Voilà en effet plusieurs années que la sociologue a dû redéfinir son métier pour aboutir à cette révolution de la « sociologie post-occidentale » qui n’a rien à faire avec une sociologie globalisante ou avec une quelconque internationalisation de la sociologie.

L’idée ici est plutôt d’écrire de nouvelles Lettres Persanes, en mettant en valeur le « regard étranger » cher à Montesquieu. Car ce livre, comme les précédents ouvrages de Laurence Roulleau-Berger est avant tout un travail d’équipes dans le cadre de la coopération scientifique sino-française entre le CNRS et l’Université de Shanghai. Et oui, l’Asie a aussi ses sociologues et Laurence Roulleau-Berger n’hésitent pas à les prendre par la main pour les entrainer dans son aventure.

« Ce processus de longue haleine nous mobilise de manière très forte autour de l’idée qu’aujourd’hui dans le monde nous pouvons faire dialoguer des sociologies qui ont longtemps été invisibilisées notamment en Chine, à cause des hégémonies occidentales » affirme la sociologue.Objectif : élaborer des concepts, mais aussi et surtout produire ces théories communes à partir d’une expérience partagée du terrain. Les équipes de Mme Roulleau-Berger rassemblent trois générations de chercheurs. En février dernier, six professeurs chinois, ont ainsi accompagné des chercheurs français et des étudiants dans la banlieue lyonnaise. Le travail fourni a été analysé et reproduit symétriquement en Chine.

L’Asie qui nous regarde, comment elle nous regarde, comment on se regarde et où sont les points de connexion et de non-connexion, c’est-à-dire les conjonctions, et les disjonctions ? En finir avec la France-Asie comme on cherchait autrefois à se débarrasser d’une certaine France-Afrique qui se regardait le nombril. Depuis, l’aventure Roulleau-Berger a été rejointe par des sociologues Coréens, Japonais et Chinois (Voir plus loin l’encadré sur le sociologue coréen Chang Kyung-sup). « C’est une très grande aventure intellectuelle que nous vivons » conclu la chercheuse dans un large sourire.

La sociologue Laurence Roulleau-Berger.
La sociologue Laurence Roulleau-Berger. (Crédit : La vie des idées).
Ces multiples changements de parcours exigent des compétences spécifiques, ce que vous appelez les compétences « mobilitaires »…
Dans le capitalisme compétitif on trouve aussi cette injonction à une lutte pour soi, mais elle est très exacerbée en Chine. Ces générations de jeunes Chinois autour de la trentaine sont très fatiguées.
Ce que j’appelle la compétence « mobilitaire » est une construction. C’est quelque chose qui se construit à partir de ressources sociales, économiques, familiales et même politiques parfois. Ce qui est assez fascinant dans les parcours de ces jeunes chinois qualifiés, c’est leur capacité à recomposer leur répertoire, à chaque fois qu’ils changent d’espaces.
C’est le marché du travail local, le contexte local qui permet la validation de la manière dont ils réorganisent leurs compétences et leurs ressources. Ce qui veut dire aussi que ces jeunes disposent de capacités de réflexibilité sur ce qu’ils entendent être dans la société chinoise ou dans la société globale : Qu’est-ce qu’on veut être, comment on se perçoit ? C’est aussi une lutte pour soi… Dans le capitalisme compétitif on trouve aussi cette injonction à une lutte pour soi, mais elle est très exacerbée en Chine. Ces générations de jeunes Chinois autour de la trentaine sont très fatiguées, en raison de régimes du travail où les pressions sont très fortes.
Il y a ce chiffre terrible dans votre ouvrage : 65 % des jeunes Chinois qualifiés souffrent de stress et de pressions dans leur travail…
C’est le cas dans la population sur laquelle nous avons enquêté qui est assez représentative. Ces jeunes souffrent effectivement du stress. C’est une souffrance à la fois physique et psychologique et on a aujourd’hui des jeunes qui font des infarctus à vingt-cinq ans sur le marché du travail chinois. Ce qui les fait réfléchir d’ailleurs et ce qui explique qu’ils soient tellement embrouillés au niveau identitaire.
Il y a des jeunes qui ont été cadres, qui ont eu des positions sociales assez élevées dans les grands centres urbains et qui, à un moment donné, décident de quitter le marché du travail des grandes villes pour retourner à la campagne, créer des associations écologiques, etc. Il y a donc des choses très importantes qui se passent sur les phénomènes d’individuation de ces jeunes, ce qui traduit évidemment quelque chose de beaucoup plus large au niveau de la Chine, même s’il faut préciser qu’individuation en Chine ne veut pas dire qu’on ne s’inscrit plus dans des espaces collectifs. On a quand même une civilisation derrière et on a un héritage socialiste qui n’est pas du tout mort et qui vit et qui se transmet encore donc ces phénomènes d’individuations finissent par produire cette espèce de culte du héros qui fatigue énormément ces jeunes.
Fatigue, stress, mais aussi compétences mobilitaires, c’est un bagage que ces jeunes « héros » amènent avec eux en France ?
Aussi qualifiés qu’ils soient, les jeunes chinois vivent des formes de marginalisation plus ou moins visibles, discrètes, de mise à distance, voire de discrimination.
C’est très intéressant de constater que, toute cette géographie des circulations au niveau du continent chinois, se retrouve sous une autre forme, en Europe ou ailleurs. On a travaillé sur les villes de Paris et Lyon. Ces jeunes deviennent cadre dans des grandes entreprises, d’autres créent des petites entreprises ou s’implantent en tant qu’avocat ou que médecin, d’autres encore, peut-être un peu moins qualifiés, vont rejoindre les quartiers chinois et travailler dans les commerces. Dans tous les cas, quand il y a ces espaces d’inscriptions économiques internationaux et transnationaux, les liens avec la Chine, pour parti, restent actifs.
Ce qui se passe quand même, ce qu’il faut dire, c’est que les marchés du travail français sont rythmés par des formes de discrimination ethniques, régulièrement, avec toutes les populations que nous connaissons, originaires des pays du Maghreb, d’Afrique Sub-saharienne, etc. Aussi qualifiés qu’ils soient, les jeunes chinois vivent eux aussi des formes de marginalisation plus ou moins visibles, discrètes, de mise à distance, voire de discrimination. Un certain nombre d’entre eux sont relégués par exemple au département Asie des entreprises, où au bout d’un moment il devient difficile d’avancer. Du coup, à l’approche des trente-cinq ans, certains sont invités indirectement à quitter la France, ce qui produit de grandes blessures identitaires.
Ce manque de reconnaissance ou ce sentiment de ne pas être pris en considération à son niveau de compétences, participe-t-ils de la colère des jeunes Franco-chinois que l’on voit régulièrement éclater dans les rues ?
Vous utilisez ici un terme très important, parce qu’il y a effectivement les Franco-chinois et les Chinois. Ce sont des populations qui se connaissent, ces Franco-chinois sont soient nés ici, soient ils sont arrivés en France vers 6 ou 7 ans. Ce sont des itinéraires assez différents parce que les familles sont installées en France, alors que les jeunes Chinois qualifiés qui arrivent seuls en France, sont confrontés à d’autres problématiques.
En ce qui concerne les mobilisations qui apparaissent dans l’espace public de la part de ces jeunes chinois, je pense que les leaders sont d’abord des Franco-chinois. Et leur colère est liée en effet à des demandes de reconnaissance et à cette idée que les compétences dont ils sont porteurs ne sont pas forcément rendues visibles. On note d’ailleurs que ces compétences dialoguent avec celles des Chinois qui viennent de Chine, qui sont nés en Chine et qui sont arrivés récemment en France. C’est très intéressant à observer, car il se tisse non seulement des liens sociaux, mais aussi des liens économiques, des liens moraux. Il y a des économies morales qui se construisent-là qui sont très importantes, parce que c’est ce qui alimente les marchés du travail.

Modernité Compressée

C’est au milieu des années 90, dans une Corée du Sud tout juste sortie de la dictature, que Chang Kyung-sup développe sa théorie de « modernité compressée ». Sauf qu’en Corée du Sud, l’expression « tout juste » marque déjà une éternité. « Pali, pali » (littéralement « vite, vite ») aiment répéter les Coréens durant ces années de mondialisation accélérée.

En moins de deux décennies, la ville de Séoul va retirer les échangeurs autoroutiers qui recouvraient les rivières pour offrir le centre de la capitale aux promeneurs. En moins de deux décennies, alors qu’il était difficile, voire impossible de trouver un espresso en ville, les Sud-coréens vont devenir les rois du café et de la boulangerie en Asie. Des changements beaucoup plus importants s’étaient déjà produits sous la dictature, dont l’industrialisation éclair du pays appuyée par l’allié américain et l’envolée du PIB dans les années 80. Ces transformations aussi brutales que rapides, ce passage à la modernité en un temps très court s’accompagnent de bouleversements profonds au sein de la société coréenne explique le professeur Chang.

On sait depuis longtemps que la société industrielle ne constitue pas un état final de la modernisation des sociétés. La modernité a une capacité à se transformer disait Ulrich Beck. A ces modernités plurielles, Chang Kyung-sup a ajouté le concept de « compression » qui permet d’expliquer les changements sociétaux de ces dernières années en Corée, mais aussi en Chine ou ailleurs en Asie.
« A partir de l’expérience coréenne, il a regardé ces phénomènes de télescopages de choses qui se sont produites en très peu de temps en Corée du Sud, comme en Chine explique Laurence Roulleau-Berger qui depuis six ans cite son confrère sud-coréen pour étayer sa théorie de « sociologie post-occidentale ». Il a produit ce concept de « modernité compressée » qui est très intéressant parce qu’il rend compte de ce qui se passe en Corée et en Chine, mais qui en plus, est transposable ! »

Il existe en effet plusieurs stades de « modernité compressée » chez le sociologue sud-coréen. Pour Laurence Roulleau-Berger, la France et l’Europe se trouveraient ainsi à un stade de « faible modernité compressée » : « Ce qui est passionnant, c’est que cette théorie n’a pas de frontière, si on veut bien qu’elle n’en ait pas. Ce travail de décentrement que nous réalisons depuis plusieurs années avec mes confrères en Asie est un travail scientifique et intellectuel, mais aussi éthique et même affectif. »

Qu’entendez-vous par « économie morale » ?
Les économies morales sont des économies qui vont être basées sur des relations de confiance, de loyauté, de reconnaissances mutuelles de qui on est. C’est ce qui va permettre la construction d’organisations économiques et sociales. Je pense notamment aux associations par exemple qui ont pu se créer à Paris pour que les sans-papiers soient régularisés. C’est un exemple très simple : pour aider un certain nombre de Chinois, de familles chinoises à accéder aux droits des syndicats, des individus ont créé ces associations d’entraide. Dans l’économie marchande chinoise, ces liens sont fondamentaux. Ils ne sont pas unis, ils ne sont pas propres aux acteurs chinois bien entendu, mais c’est quelque chose en rapport avec ce qu’on appelle en Chine la guanxi (le réseau, les relations).
C’est difficile à définir, parce que derrière l’idée de réseau il y a aussi une structure des relations interpersonnelles où il est question de : « Je donne, je reçois, je sais redonner, etc ». Cela dans une sorte d’immédiateté qui définit l’individu avec autrui, c’est à dire avec un collectif. En Chine, l’individu n’existe pas sans les autres, même s’il reste un individu. La guanxi se déplace avec les individus, mais elle évolue et se redéfinit aussi. Avec toutes ces mobilités multiples, avec ces bifurcations biographiques, les relations familiales peuvent rester intactes, comme elles peuvent aussi se défaire.
Parfois ces réseaux et ces relations finissent même par devenir gênants…
Oui parce qu’il y a des conflits de générations très forts qui vont jouer sur la nature des relations, mais les guanxi qui sont liées, l’histoire de l’enfance dans les villes, les villages, etc peuvent se déliter avec le temps parce que le gens passent d’un lieu à un autre, d’une temporalité à une autre et tout se redéfini toujours très vite dont cette économie morale dont on parle.
Couverture de l'ouvrage de Laurence Roulleau-Berger et Yan Jun "Travail et Migration" paru aux éditions de l'Aube.
Couverture de l'ouvrage de Laurence Roulleau-Berger et Yan Jun "Travail et Migration" paru aux éditions de l'Aube. (Crédit : DR)
Ces jeunes Chinois qui débarquent en France n’oublient pas leurs racines, mais ils s’adaptent vite… Vous citez l’exemple du métier de fonctionnaire…
La figure du fonctionnaire est assez emblématique en Chine, elle a traversé toutes les dynasties et elle dit beaucoup de choses sur la société chinoise, sur ce qu’est un emploi stable chose, sur ce à quoi on aspire. Or, les jeunes dont nous parlons ne veulent pas vivre comme leurs parents majoritairement. Sauf que les choses changent et avec l’incertitude économique, le métier de fonctionnaire a pu revenir à la mode. Il faut être extrêmement prudent, car dans tous les parcours de vie que nous avons étudiés, on voit que les choses fluctuent en permanence.
On a des réversibilités de situations, de façons de voir les choses, c’est ça qui est très difficile à saisir parce qu’on étudie des parcours de vie à un instant T, et il faut revoir les gens, puisque deux ans après la personne peut avoir changé d’avis et dire : « Moi je ne veux surtout pas être fonctionnaire ! » Puis deux ans après, la même personne affirme : « Ah si, moi j’aimerai bien ». C’est la notion « d’expérience chinoise ». Une notion qui a à voir avec ce que le grand sociologue coréen, Chang Kyung-sup appelle la « modernité compressée » qui existe en Corée du Sud, mais qui existe aussi en Chine (voir encadré ci-dessus).
Cette « modernité compressée » n’existe pas en Occident ?
La singularité chinoise nous interroge parce que cette singularité diffuse aujourd’hui dans le monde entier. Les jeunes Chinois voyagent partout dans le monde et tout cela devrait finir par transformer nos sociétés au plus profond d’elle-même.
La « modernité compressée », ce sont des formes de télescopages, de changements, d’accélérations des changements économiques, politiques et socio-culturels, des condensations dans le temps et l’espace qui ne se sont pas produits chez nous sur des périodes aussi réduites. En Occident, cela a pris des décennies, voir des siècles. En Chine ou en Corée, ces évolutions se produisent très vite, ce qui participe à ses « bifurcations biographiques » et aux mobilités qui s’organisent.
En clair, cela veut dire que la vitesse d’adaptation au marché de l’emploi par exemple n’est pas la même. En Europe, la révolution industrielle s’est étalée sur 200 ans. En Asie, c’est beaucoup plus rapide et les jeunes sont contraints de s’adapter sans cesse au marché de l’emploi. Ce qui évidemment dépend aussi du niveau de qualifications. Plus on est qualifié, moins on est contraint et inversement. La « modernité compressée » signifie à la fois la contrainte d’adaptation, qui dépend des niveaux de ressources, mais aussi de la vie affective et familiale. Et puis outre cette dimension objective, on a aussi une dimension subjective dans les « bifurcations biographiques ». Je suis un jeune migrant chinois qui a traversé le continent, qui a travaillé dans huit entreprises en trois ans, quel sens je vais donner à la mobilité que je viens d’effectuer pour la suite ? Autrement dit la manière dont je vais me déplacer et la manière dont aussi les structures sociales m’invitent à me déplacer ou à me placer, ou à me re-déplacer pour me replacer parce qu’on est tout le temps dans ses mouvements.
Sans tomber dans une analyse structuraliste, il y a ici une singularité chinoise qui nous interroge parce que cette singularité diffuse aujourd’hui dans le monde entier. Les jeunes Chinois voyagent partout dans le monde et tout cela devrait finir par transformer nos sociétés au plus profond d’elle-même.
Propos recueillis par Amina Bouamrirene et Stéphane Lagarde

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A propos de l'auteur
Stéphane Lagarde est l'envoyé spécial permanent de Radio France Internationale à Pékin. Co-fondateur d'Asialyst, ancien correspondant en Corée du Sud, il est tombé dans la potion nord-est asiatique il y a une vingtaine d’années.