Laurence Roulleau-Berger : "le culte du "héros" fatigue les jeunes migrants chinois"
Ce qui est très important, c’est qu’ils ont beaucoup circulé sur des espaces de natures différentes. Pour le mesurer, nous avons dû mettre en place un dispositif méthodologique assez compliqué à la fois en Chine et en France. Et bien sûr, nous avons travaillé avec des équipes chinoises et françaises.
La question de la « bifurcation biographique » chez ces jeunes Chinois est une question majeure. Elle existe ici en Europe mais ce qui fascine un chercheur, c’est qu’elle est démultipliée en Chine.
Sociologie Post-occidentale
On peut avoir un bureau bien rangé et être à l’origine d’une véritable révolution. Il faut d’abord emprunter un couloir de béton brut, passer devant les portes vitrées donnant sur le joli jardin intérieur de l’Ecole Normale Supérieure (ENS) de Lyon, puis reprendre un couloir et.. vous y êtes ! Une table sans trop de biblos, une bibliothèque non surchargée, c’est là, depuis le fameux laboratoire Triangle UMR 5206 du Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) que Laurence Roulleau-Berger a lancé sa révolution. Voilà en effet plusieurs années que la sociologue a dû redéfinir son métier pour aboutir à cette révolution de la « sociologie post-occidentale » qui n’a rien à faire avec une sociologie globalisante ou avec une quelconque internationalisation de la sociologie.
L’idée ici est plutôt d’écrire de nouvelles Lettres Persanes, en mettant en valeur le « regard étranger » cher à Montesquieu. Car ce livre, comme les précédents ouvrages de Laurence Roulleau-Berger est avant tout un travail d’équipes dans le cadre de la coopération scientifique sino-française entre le CNRS et l’Université de Shanghai. Et oui, l’Asie a aussi ses sociologues et Laurence Roulleau-Berger n’hésitent pas à les prendre par la main pour les entrainer dans son aventure.
« Ce processus de longue haleine nous mobilise de manière très forte autour de l’idée qu’aujourd’hui dans le monde nous pouvons faire dialoguer des sociologies qui ont longtemps été invisibilisées notamment en Chine, à cause des hégémonies occidentales » affirme la sociologue.Objectif : élaborer des concepts, mais aussi et surtout produire ces théories communes à partir d’une expérience partagée du terrain. Les équipes de Mme Roulleau-Berger rassemblent trois générations de chercheurs. En février dernier, six professeurs chinois, ont ainsi accompagné des chercheurs français et des étudiants dans la banlieue lyonnaise. Le travail fourni a été analysé et reproduit symétriquement en Chine.
L’Asie qui nous regarde, comment elle nous regarde, comment on se regarde et où sont les points de connexion et de non-connexion, c’est-à-dire les conjonctions, et les disjonctions ? En finir avec la France-Asie comme on cherchait autrefois à se débarrasser d’une certaine France-Afrique qui se regardait le nombril. Depuis, l’aventure Roulleau-Berger a été rejointe par des sociologues Coréens, Japonais et Chinois (Voir plus loin l’encadré sur le sociologue coréen Chang Kyung-sup). « C’est une très grande aventure intellectuelle que nous vivons » conclu la chercheuse dans un large sourire.
Dans le capitalisme compétitif on trouve aussi cette injonction à une lutte pour soi, mais elle est très exacerbée en Chine. Ces générations de jeunes Chinois autour de la trentaine sont très fatiguées.
Aussi qualifiés qu’ils soient, les jeunes chinois vivent des formes de marginalisation plus ou moins visibles, discrètes, de mise à distance, voire de discrimination.
Modernité Compressée
C’est au milieu des années 90, dans une Corée du Sud tout juste sortie de la dictature, que Chang Kyung-sup développe sa théorie de « modernité compressée ». Sauf qu’en Corée du Sud, l’expression « tout juste » marque déjà une éternité. « Pali, pali » (littéralement « vite, vite ») aiment répéter les Coréens durant ces années de mondialisation accélérée.
En moins de deux décennies, la ville de Séoul va retirer les échangeurs autoroutiers qui recouvraient les rivières pour offrir le centre de la capitale aux promeneurs. En moins de deux décennies, alors qu’il était difficile, voire impossible de trouver un espresso en ville, les Sud-coréens vont devenir les rois du café et de la boulangerie en Asie. Des changements beaucoup plus importants s’étaient déjà produits sous la dictature, dont l’industrialisation éclair du pays appuyée par l’allié américain et l’envolée du PIB dans les années 80. Ces transformations aussi brutales que rapides, ce passage à la modernité en un temps très court s’accompagnent de bouleversements profonds au sein de la société coréenne explique le professeur Chang.
On sait depuis longtemps que la société industrielle ne constitue pas un état final de la modernisation des sociétés. La modernité a une capacité à se transformer disait Ulrich Beck. A ces modernités plurielles, Chang Kyung-sup a ajouté le concept de « compression » qui permet d’expliquer les changements sociétaux de ces dernières années en Corée, mais aussi en Chine ou ailleurs en Asie.
« A partir de l’expérience coréenne, il a regardé ces phénomènes de télescopages de choses qui se sont produites en très peu de temps en Corée du Sud, comme en Chine explique Laurence Roulleau-Berger qui depuis six ans cite son confrère sud-coréen pour étayer sa théorie de « sociologie post-occidentale ». Il a produit ce concept de « modernité compressée » qui est très intéressant parce qu’il rend compte de ce qui se passe en Corée et en Chine, mais qui en plus, est transposable ! »
Il existe en effet plusieurs stades de « modernité compressée » chez le sociologue sud-coréen. Pour Laurence Roulleau-Berger, la France et l’Europe se trouveraient ainsi à un stade de « faible modernité compressée » : « Ce qui est passionnant, c’est que cette théorie n’a pas de frontière, si on veut bien qu’elle n’en ait pas. Ce travail de décentrement que nous réalisons depuis plusieurs années avec mes confrères en Asie est un travail scientifique et intellectuel, mais aussi éthique et même affectif. »
La singularité chinoise nous interroge parce que cette singularité diffuse aujourd’hui dans le monde entier. Les jeunes Chinois voyagent partout dans le monde et tout cela devrait finir par transformer nos sociétés au plus profond d’elle-même.
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