Société
Entretien

#MeToo : être une femme en Asie

Une femme sud-coréenne participe à une manifestation à Séoul, le 16 juillet 2011, dans le cadre de la "marche mondiale des salopes" contre les violences sexuelles. (Crédits : AFP PHOTO / PARK JI-HWAN)
Une femme sud-coréenne participe à une manifestation à Séoul, le 16 juillet 2011, dans le cadre de la "marche mondiale des salopes" contre les violences sexuelles. (Crédits : AFP PHOTO / PARK JI-HWAN)
C’est un livre qui tombe à point nommé. En pleine révolte des femmes, au beau milieu d’un ouragan d’hashtags vengeurs, alors que les pervers occidentaux n’ont qu’à bien se tenir, l’Asie à son tour entend faire le ménage dans ses entreprises. Fini le harcèlement au boulot ! Cette libération de la parole accompagne un mouvement de fond, celui du développement de la cause des femmes sur le continent. Voilà plus de deux décennies qu’Anne Garrigue sillonne l’Asie et rencontre celles qui font bouger les lignes. Etre une femme en Asie, paru aux éditions Philippe Picquier, est la somme de toutes ces rencontres. Un livre écrit au féminin pluriel, avec une plume empreinte de colère quand le déficit des naissances garçons/filles se maintient en Inde et en Chine, mais qui rayonne d’optimisme quand il s’agit de mesurer le chemin parcouru par l’éducation des filles dans la plupart des pays. Décidemment, en Asie comme ailleurs, le futur se conjugue au féminin.

Contexte

Les femmes sont la moitié du ciel, disait le président Mao. Et pour cette raison, au moins la moitié du quart de l’humanité a dû se tordre de rire en lisant la presse officielle chinoise au lendemain de l’affaire Weinstein. La page du China Daily du 16 octobre dernier a aujourd’hui disparu. Elle vaut pourtant son pesant d’haricots velus. Avec une assurance propre aux médias du Parti, le quotidien anglophone estimait que les saloperies d’Hollywood étaient inimaginables en Chine, les traditions ancestrales préservant les Chinois des dangers situés en-dessous de la ceinture.
De la même manière, jurait le journal communiste, le harcèlement ne peut exister en Chine ! Les deuxièmes épouses et autres concubines des gouverneurs de province en rigolent encore. « En Chine, confie Xiong Jing, directrice de l’ONG féministe Voice, à nos confrères du Guardian, il est en effet très commun d’utiliser son pouvoir hiérarchique sur un ou une subordonnée dans le cadre du travail. Et cela d’une manière coercitive qui conduit au harcèlement sexuel. »

Malgré la censure ou le déni, les porcs se sont reconnus jusqu’en Asie. #MoiAussi scandent les Asiatiques en colère sur les réseaux sociaux. Allez les filles ! Selon une étude 2014 citée par le Japan Times, seules 4,3% des Japonaises qui disent avoir été victimes de violences sexuelles ont osé porter plainte. D’où le geste remarqué de Shirori Ito. En mai dernier, la journaliste dénonce publiquement son ancien chef au sein de la chaîne de télévision Tokyo Broadcasting Service, qui l’a violé deux ans plus tôt. Sa plainte devant la police était restée en revanche lettre morte, son agresseur n’avait pas été inquiété.

Le silence reste pesant autour des victimes, mais chez ces dernières la parole se libère. Même chose en Corée du Sud où la tradition confucianiste interdisait encore aux étudiantes de fumer dans la rue il y a vingt ans. Des plaintes pour harcèlement au sein des grands groupes ont récemment défrayé la chronique. Celle notamment d’une jeune employée de la firme Hanssem mettant en cause trois de ses supérieurs : l’un d’entre eux l’aurait filmé alors qu’elle était aux toilettes, un autre l’a harcelé et le dernier l’a violé dans un Love Hotel. La chose ne surprend qu’à moitié dans un pays classé à la 116e place sur 144 en matière d’égalité des sexes.

La Corée du Sud a elle aussi du chemin à parcourir, note l’organisation Human Right Watch dans un rapport publié ce mois-ci. Le harcèlement, souligne l’étude, restant malheureusement considéré comme « normal » chez de nombreux mâles, comme en témoignent ces images, plus que dérangeantes, d’infirmières devant se produire en petite tenue devant la hiérarchie d’un hôpital. Heureusement, tout cela est en train de changer. La déflagration des #balancetonporc et autre #MeToo a gagné l’Asie où les femmes entendent ne plus se laisser faire. Nombre d’entre elles étant bien décidées à reprendre les rênes d’un continent en pleine ébullition.

Anne Garrigue, auteure de "Etre femme en Asie" aux éditions Philippe Piquier. (Crédits : Stéphane Lagarde / Asialyst)
Anne Garrigue, auteure de "Etre femme en Asie" aux éditions Philippe Piquier. (Crédits : Stéphane Lagarde / Asialyst)
Le phénomène #balancetonporc existe-t-il en Asie ?
Anne Garrigue : Pas avec la même ampleur, mais on assiste aussi dans un certain nombre de pays a une véritable libération de la parole. C’est le cas au Japon, avec Shirori Ito. Cette journaliste est devenue, un peu malgré elle, la porte-drapeau des #MeToo dans l’Archipel, après avoir osé dénoncé publiquement le viol commis à son encontre par l’un de ses supérieurs. Même chose en Corée du Sud, où de plus en plus de jeunes femmes sortent de l’ombre et, là aussi, racontent ce qu’elles ont subi en entreprise. On a de toute façon, au moins pour le Nord-Est asiatique, une véritable volonté d’émancipation, pour ne pas dire parfois un ras-le-bol des hommes. C’est le cas de ces très nombreuses trentenaires et quarantenaires dans les grandes villes sud-coréennes qui ont refusé le mariage et tout ce qu’il entraine en terme de dépendance à la belle famille. Le même phénomène se produit en Chine avec ce qu’on appelle les « sheng nu », ces jeunes femmes trentenaires indépendantes financièrement et qui vivent seules. Beaucoup le font par choix, ne comprenant pas l’intérêt d’abaisser leur niveau de vie pour se marier. Cela dit, tout cela est à relativiser car malheureusement le harcèlement est encore extrêmement répandu en Asie.
Et en même temps, l’éducation des filles s’améliore selon votre enquête…
Oui alors là, c’est très net. On le mesure dans un pays comme le Pakistan par exemple, où on est passé entre 1990 et 2000, de 60 % des fillettes scolarisées à 88 %. Donc il y a de vraies victoires, au point qu’aujourd’hui sur l’enseignement secondaire, dans six pays asiatiques les filles sont passées devant, et dans l’enseignement spécialisé aussi les femmes sont vraiment devant.
Parmi les choses qui surprennent dans votre ouvrage, le cas des Philippines très engagées dans le combat pour l’égalité des sexes…
Les Philippines sont au 7ème rang mondial pour ce qui est de l’égalité Femmes/Hommes au travail. Et cela en raison notamment de la grande performance des femmes cadres. 48 % des cadres sont des femmes aux Philippines. En revanche, on voit que ce pays n’est pas à un paradoxe près, quand on sait que les Philippines est le seul Etat avec le Vatican, où le droit au divorce n’existe pas. Il y a aussi énormément de violence dans ce pays, et beaucoup de prostitution. Sans compter toutes ces femmes obligées de s’expatrier pour des raisons économiques. Eloignées de leurs enfants, ces dernières peuplent Singapour et Hong Kong où elles se font employer comme bonne, alors qu’elles étaient comptables ou infirmières dans leur pays.
Couverture du livre "Etre une femme en Asie" par Anne Garrigue, publié chez Philippe Picquier. (Crédits : Philippe Picquier)
Couverture du livre "Etre une femme en Asie" par Anne Garrigue, publié chez Philippe Picquier. (Crédits : Philippe Picquier)
De nombreuses femmes en Asie parviennent à se hisser tout en haut de l’échelle. Des présidentes, des Premières ministres qui souvent bénéficient d’un effet dynastique, écrivez-vous…
Et justement, si on continue sur les Philippines, vous avez par exemple Cory Aquino qui a été présidente. Gloria Arroyo aussi : deux femmes présidentes qui sont en fait des veuves de président ou des filles de candidat. On a le même phénomène au Pakistan, on a le même phénomène en Inde, non seulement avec des Premiers ministres comme Indira Gandhi, mais aussi au niveau des cheffes de gouvernements de région. Donc effectivement, l’Asie est l’endroit du monde où les femmes occupent les plus hautes places dans l’échelle du pouvoir politique.
On pense aussi à l’ex-présidente destituée, Park Geun-hye en Corée du Sud : c’est aussi une dynastie comme en Corée du Nord…
Oui, c’est la fille de Park Chung-hee, l’ancien dictateur à l’origine du redressement économique du pays, au prix du sacrifice des libertés fondamentales. Et puis il y a la présidente de Taïwan, mais là c’est un peu différent car Tsai In-wen s’est faite toute seule, elle est venue en politique par elle-même. Il y a aussi une femme présidente à la tête du Népal, Bidhya Devi Bhandari, membre du parti communiste népalais.
Toujours en politique, on découvre dans votre ouvrage que le parlement à Jakarta compte 23 % de femmes, et qu’il y a une forte proportion de femmes dans les gouvernements provinciaux en Inde…
Oui mais c’est encore plus marquant au niveau des assemblées de village. C’est ce qu’on appelle les « Panchayats ». Il y a des systèmes de quotas qui font qu’on y retrouve souvent 50 % de femmes. Ces gouvernements locaux sont conçus pour fonctionner au niveau des villages, mais certains d’entre eux peuvent compter jusqu’à plusieurs centaines de milliers d’habitants. Alors c’est vrai, ce n’est pas toujours simple d’être une femme au pouvoir en Inde. Ces femmes prennent des risques : elles sont régulièrement attaquées ou brutalisées. Néanmoins, elles s’accrochent. Ce qui n’est pas du tout le cas en Chine, où on relève la présence de 5 % de femmes dans les assemblées de village. Sans parler du haut de la pyramide : malgré la présence de 5 % de femmes au comité central, il n’y a jamais eu de femmes à la tête du Politburo du Parti communiste chinois. On note quand même qu’un membre sur quatre du plus grand parti du monde est une femme.
Alors il y a des points qui fâchent dans votre livre, et notamment ce déficit de naissances… Où sont les filles ?
Il y a effectivement ce grave problème de masculinisation qui perdure. Trop de petites filles disparaissent avant la naissance, en raison de traditions familiales qui privilégient les garçons. C’est un problème massif qui existe essentiellement en Asie et notamment dans trois pays, à savoir la Chine, l’Inde et le Vietnam. En Chine, on est aujourd’hui à 118 garçons pour 100 filles chez les moins de 15 ans. Cela veut dire qu’il y a des garçons dans les milieux ruraux qui sont condamnés à ne jamais avoir de femmes. Certains les font venir d’ailleurs, du Vietnam notamment. Mais les pays autour s’enrichissent eux aussi donc cela devient compliqué. Ce gap des naissances reste une tragédie. On aurait pu croire que cela allait arranger les affaires des filles dans une logique capitaliste. Et bien pas du tout, car on n’est pas dans l’offre et la demande mais dans le pouvoir du plus fort. On a donc des enlèvements, notamment en Inde. On arrive même à des scandales tels qu’une femme pour plusieurs hommes, il y a des choses assez atroces. Et on vend les petites filles encore dans certains pays, des filles qui viennent le plus souvent de milieux défavorisés.
Propos recueillis par Stéphane Lagarde

Soutenez-nous !

Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.

Faire un don
A propos de l'auteur
Stéphane Lagarde est l'envoyé spécial permanent de Radio France Internationale à Pékin. Co-fondateur d'Asialyst, ancien correspondant en Corée du Sud, il est tombé dans la potion nord-est asiatique il y a une vingtaine d’années.