Economie
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Inde : le Bihar, un test politique, un enjeu économique

Le Premier ministre indien Narendra Modi esalue ses supporters à Gaya, le 9 août 2015. (rédit : STR / AFP)
Le Premier ministre indien Narendra Modi esalue ses supporters à Gaya, le 9 août 2015. (rédit : STR / AFP)
Le test politique sera crucial pour Narendra Modi. Les élections régionales ont commencé en octobre par l’Etat du Bihar dont on connaîtra les résultats le 8 novembre. Le parti du Premier ministre indien, le BJP, y affronte le parti de Nitish Kumar. Ce dernier, en rupture avec Modi sur la question des musulmans (17 % de l’électorat bihari), s’est allié à Lalu Prasad qu’il avait battu en 2005. Si les débats ont porté sur les « mangeurs de vache »*, l’économie n’en demeure pas moins un enjeu.

S’il était en Europe, le Bihar (100 millions d’habitants) serait le pays le plus peuplé, et son PIB (70 milliards de dollars) le classerait à la dernière place ; en Afrique, son revenu en parité de pouvoir d’achat le mettrait au niveau de l’Erythrée.

Le dernier de la classe

Dans les années 1950, le Bihar était dernier au classement du PIB per capita en Inde. En 2015, il occupe toujours la même place derrière l’Uttar Pradesh, l’Orissa, le Rajasthan et le Madhya Pradesh rassemblés sous le sigle « Bimaru », qui signifie « malade » en hindi. Dans les années 1960, le revenu par habitant du Bihar représentait 60% de la moyenne indienne, 34% à la fin de la décennie 1990 et selon les statistiques de la Reserve Bank of India, il atteignait 43 % en 2014. Longtemps enfermé dans la trappe de la pauvreté, le Bihar a commencé à se redresser depuis l’élection de Nitish Kumar en 2005. Désormais son taux de croissance est le même que celui du Gujarat longtemps dirigé par Narendra Modi.
croissance du PIB et des différents secteurs d’activité au Bihar, entre 2005 et 2015.
Graphique : taux de croissance du Bihar, du Gujarat et de l’Inde entre 1980 et 2015.
Entre le Vème et le XIème siècles, l’université de Nalanda, ville située à quelques kilomètres de Patna, la capitale du Bihar, avait attiré des milliers d’étudiants indiens et des visiteurs de tous les pays d’Asie. Très loin de ce passé prestigieux, le Bihar affiche aujourd’hui les plus mauvais indicateurs avec 40 % d’analphabètes. On y recense la plus forte proportion (40%) de personnes vivant au-dessous du seuil de pauvreté (30 % en Inde) et il est au dernier rang au classement de l’Indicateur de développement humain (IDH) derrière le Gujarat qui est à la 7ème place en Inde.

A l’origine de la pauvreté du Bihar

Frontalier du Népal, le Bihar qui s’étend sur 100 000 km2 est un Etat enclavé entre le West Bengal, l’Uttar Pradesh et le Jarkhand. Près de 90 % de la population habite en zones rurales et trois Biharis sur quatre vivent de l’agriculture. En dépit de terres fertiles et de disponibilités en eau supérieures à la moyenne indienne, les rendements sont faibles car ce potentiel n’a pas été mis en valeur. Pourquoi ? Il faut remonter à 1793, date de l’adoption du Permanent Settlement Act (PSA) par la Compagnie (britannique) des Indes pour trouver la réponse.
* Les zamindars étaient des membres de l’aristocratie indienne, équivalents des barons, grands propriétaires terriens qui collectaient l’impôt.
Pour percevoir l’impôt, les Anglais avaient recruté les zamindars*, percepteurs de l’Etat Moghol, et décidé que l’impôt serait, à perpétuité, 90% de celui prélevé en 1793 sans imposer de plafond aux montants prélevés. Cette décision aurait pu les inciter à investir pour élever les rendements. Cela n’a pas été le cas. Ils ont pressuré les cultivateurs qui, pour payer l’impôt, étaient parfois contraints de vendre leurs terres… aux zamindars. A l’indépendance, ces grands propriétaires des hautes castes contrôlaient les terres exploitées par des métayers appartenant au « Autres classes défavorisées » (Other Backward Classes – OBC), tandis que les Dalits, les « intouchables », étaient des paysans sans terre. Le statut de zamindar a depuis été aboli et les propriétaires ont contourné la réforme agraire pour agrandir leurs terres, tout en maintenant la pratique des contrats de métayage oraux qui n’offrent aucun horizon à ceux qui cultivent.

A cet héritage institutionnel, s’ajoutent des contraintes naturelles. Les districts du nord du Bihar, un quart de la superficie cultivée, sont périodiquement inondés par les crues de la rivière Kosi qui nettoient les semences et les engrais. La résolution de ce problème passe par des négociations entre l’Inde et le Népal.

Dans les années 1950 et 60, la croissance démographique du Bihar a été inférieure à la moyenne indienne. Elle l’a rattrapé dans les années 1970 et 80 et l’a dépassé entre 1990 et 2015. Ayant triplé entre 1950 et 2015, la population est plus jeune que la moyenne indienne. Du fait de la pression démographique, les propriétés ont été fractionnées et de nombreux paysans biharis ont émigré vers d’autres Etats, où ils vivent de petits boulots (conducteurs de rickshaw à Delhi, journaliers agricoles dans l’Uttar Pradesh et le Penjab).

Un Etat faiblement industrialisé

Le Bihar est aujourd’hui un des Etats les moins industrialisés de la fédération indienne. Cela n’a pas toujours été le cas. La sidérurgie est née en Inde dans les années 1930 au sud du Bihar (aujourd’hui le Jarkhand) et, construite et gérée par Tata, l’usine de Jamshedpur est le premier centre sidérurgique. A l’indépendance, les richesses du sous-sol – charbon, minerai – étaient un des avantages comparatifs du Bihar. Malheureusement, le gouvernement a adopté en 1952 le « Freigh Equalization rate » qui égalisait le coût de la tonne de minerai de fer ou de la tonne de charbon rendu dans toute la fédération. Cette mesure a gommé l’avantage des Etats disposant de ressources naturelles. Si la législation a été abandonnée en 1993, la détérioration politique avait entre-temps considérablement réduit l’attractivité du Bihar.

En 2001, le sud du Bihar a « bifurqué » pour devenir le Jarkhand (31 millions d’habitants). Le gouvernement de Patna n’ayant fait aucun effort pour promouvoir le secteur manufacturier, cette « bifurcation » a privé l’Etat de sa base industrielle. A l’origine de seulement 7% du PIB (50% au Gujarat et 18 % dans l’Union Indienne), le secteur manufacturier relève pour moitié d’activités informelles. L’un des rares atouts de l’Etat est l’agro-industrie dont le développement est freiné par les délestages d’électricité.

La « bifurcation » a renforcé la part des services dans l’économie alors que le pays est le plus pauvre du pays.

Question de gouvernance

Jusque dans les années 1980, et à l’exception de Karpoori Thakur (1970-71 et 1977-79), les dirigeants du Bihar, proches des propriétaires, appartenaient aux hautes castes. La détérioration des conditions sociales a amené les « intouchables » à s’organiser en groupes d’auto-défense contre les propriétaires fonciers qui ont recruté des mercenaires. La pauvreté a attiré les « naxalites » (maoïstes apparus à Naxalbari au Bengale en 1967 et qui ont imposé là une justice populaire dans les campagnes.

En 1990, allié aux partis proches des intouchables, Lalu Prasad, un OBC de la caste des Yadav, a remporté les élections. Marquant l’avènement d’une caste soucieuse de développement, sa victoire aurait pu accélérer la croissance. Cela n’a pas été le cas. Ne manifestant aucun intérêt pour le développement, Lalu Prasad a mené une politique d’ « discrimination positive » des basses castes. Le Bihar a illustré le pire de la gouvernance indienne : la corruption et le népotisme. Après avoir cherché en vain à mettre cet Etat sous tutelle, Delhi a suspendu Lalu qui a fait élire son épouse Rabi Devri et a gouverné jusqu’en 2005.

Ayant rompu avec Lalu Prasad en 1994, Nitish Kumar a été élu en 2005 et a donné la priorité au développement. Ce qu’il a accompagné d’autres mesures nécessaires : la restauration de la sécurité, le succès dans la lutte contre la corruption, l’amélioration de la gouvernance (exigence de satisfaction des demandes aux administrations) et des efforts pour la formation. Ainsi, pour encourager la scolarisation dans le secondaire des jeunes filles des zones rurales, le gouvernement de Nitish Kumar leur offre une bicyclette.

Graphique : taux de croissance du Bihar, du Gujarat et de l’Inde entre 1980 et 2015.
Graphique : croissance du PIB et des différents secteurs d’activité au Bihar, entre 2005 et 2015.
La restauration des aides de Delhi a contribué à l’accélération de la croissance du Bihar, qui a également bénéficié de l’amélioration de la conjoncture de l’Union. Les fluctuations de l’économie suivent celles de l’agriculture et l’accélération de la croissance repose sur une base étroite tant du point de vue géographique (quelques districts) que sectoriel. La part de l’agriculture dans l’emploi reste toujours aussi importante (autour de 70 %), alors que le Bihar est confronté à l’arrivée sur le marché du travail d’un nombre croissant de jeunes très peu formés.

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A propos de l'auteur
Jean-Raphaël Chaponnière est membre du groupe Asie21 (Futuribles) et chercheur associé à Asia Centre. Il a été économiste à l’Agence Française de Développement, conseiller économique auprès de l’ambassade de France en Corée et en Turquie, et ingénieur de recherche au CNRS pendant 25 ans. Il a publié avec Marc Lautier : "Economie de l'Asie du Sud-Est, au carrefour de la mondialisation" (Bréal, 2018) et "Les économies émergentes d’Asie, entre Etat et marché" (Armand Colin, 270 pages, 2014).
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