Economie
Expert - Le Poids de l’Asie

Il y a trente ans, l’endaka ou le yen réévalué

A la bourse de Tokyo, le 7 avril 1995, dix ans après la réévaluation du yen, l’endaka, qui a changé la face de l’économie japonaise et asiatique. (Crédit : JUNJI KUROKAWA / AFP)
A la bourse de Tokyo, le 7 avril 1995, dix ans après la réévaluation du yen, l’endaka, qui a changé la face de l’économie japonaise et asiatique. (Crédit : JUNJI KUROKAWA / AFP)
1985, année de la réévaluation du yen (endaka) est une date charnière dans l’histoire économique de l’Asie. Après la reconstruction de l’après-guerre et trois décennies de forte croissance, le Japon est devenu un rival des États-Unis. Les exportations nipponnes, à la troisième place après les Américaines et les Allemandes, jouaient un rôle modeste dans l’économie du pays – 12 % du PIB en 1985. Les entreprises privilégiaient le marché japonais et les exportateurs les secteurs qui offraient de fortes économies d’échelle et des gains élevés de productivité comme l’électronique et la construction automobile. Bien plus qu’un facteur de compétitivité, la sous-évaluation du yen était un instrument de protection contre la concurrence des produits importés.

Le contexte : le Japan Bashing

Á partir de 1980, le surplus commercial japonais est devenu permanent et l’excédent sur les Etats-Unis s’est élargi. C’est alors qu’est né le débat sur la désindustrialisation américaine. Politiques et syndicalistes ont attribué la baisse du secteur manufacturier dans le PIB et l’emploi à la sous-évaluation du yen par rapport au dollar : pour ralentir l’inflation, Paul Volcker, président de la Fed à partir de 1979, avait élevé les taux d’intérêt et la monnaie américaine s’était appréciée. Les réactions américaines contre le Japon – le « Japan bashing » – ont été violentes, allant jusqu’à la casse de voitures japonaises.

Washington ayant menacé de doubler les droits de douane sur les voitures « made in Japan », le gouvernement de Tokyo a imposé aux constructeurs de réduire « volontairement » leurs exportations à partir de 1981. L’accord (« Volontary Export Agreement ») a porté sur le nombre et non sur la valeur des voitures exportées aux Etats-Unis. Respectant les quotas, les constructeurs sont montés en gamme et en exportant des voitures de plus forte cylindrée, ils ont élargi leurs parts de marché.

C’est dans ce contexte que se situe la décision de l’Hotel Plazza.

L’endaka

Le 22 septembre 1985, le G5 (Etats-Unis, Allemagne, France, Japon et Royaume-Uni) se réunit à l’Hotel Plazza de New York : il conclut à la surévaluation du dollar et demandé aux pays dégageant des excédents, le Japon et l’Allemagne, de relancer leur demande intérieure. Après cette réunion, la Fed diminue ses taux d’intérêt et n’intervient pas pour freiner l’érosion du dollar par rapport au Deutsche Mark et au yen.

En deux ans, la monnaie japonaise s’est appréciée de 60 % vis-à-vis du billet vert et des monnaies asiatiques ancrées sur le dollar. L’endaka a pris fin dix ans plus tard, lorsque Washington a accepté une baisse du yen pour permettre à Tokyo de sortir du marasme, tout en exigeant du Japon qu’il investisse une partie de ses réserves dans l’achat de Bons du Trésor américains.

Les conséquences de l’endaka au Japon

Réagissant au ralentissement provoqué par la montée du yen, la Banque Centrale japonaise a diminué les taux d’intérêt et l’abondance de liquidité a favorisé la formation de bulles spéculatives dans la bourse et l’immobilier. Alors qu’en 1980, la capitalisation de la bourse de Tokyo correspondait à la moitié de celle de Wall Street, neuf ans plus tard elle représentait le triple. A la même époque, la valeur foncière de Tokyo était égale à celle du territoire américain !

L’éclatement de ces bulles a marqué le début d’une longue période de récession. L’investissement ayant diminué bien plus rapidement que l’épargne, il en a résulté une surabondance de capitaux japonais qui a donné naissance au « carry trade » : des opérateurs empruntaient en yen à des taux d’intérêt faibles et investissaient sur les marchés émergents, à commencer par les marchés asiatiques offrant de meilleures rémunérations.

Les conséquences en Asie

Si elle n’a pas réduit l’excédent commercial japonais sur les Etats-Unis qui tout au contraire a continué d’augmenter comme le montre le graphique, la réévaluation du yen a eu un impact considérable sur les économies asiatiques.

En Corée du Sud et à Taïwan, l’endaka a été aussitôt perçue comme une bonne nouvelle. Engagés sur les traces des Japonais, Coréens et Taïwanais avaient les moyens de leur grignoter des parts de marché. Une concurrence que les Japonais n’attendaient pas. Interviewé par la Far Eastern Economic Review (25 décembre 1986), le président de Nissan redoutait bien davantage l’impact de la baisse du dollar sur la compétitivité des automobiles américaines. Les industries coréennes et taïwanaises sont montées en gamme : ayant à leur tour dégagé des excédents commerciaux sur les Etats-Unis, ces deux pays ont subi les foudres de Washington et ont du réévaluer leurs monnaies (le won et le New Taiwan Dollar).

En Asie du Sud-Est, l’endaka a été perçue comme une mauvaise nouvelle. D’une part le ralentissement japonais signifiait une baisse de la demande de ressources naturelles exportées par la région. D’autre part, la réévaluation du yen rendait plus onéreuses les importations de produits japonais (articles finis ou pièces détachées utilisées par les filiales nippones). En outre, à la différence de la Corée ou de Taïwan, les pays du Sud-Est asiatique n’avaient pas la capacité de substituer des fabrications locales aux importations japonaises, et ne pouvaient donc pas espérer concurrencer les produits nippons sur le marché mondial.

En Thaïlande, dès l’annonce de l’endaka, le gouvernement a prudemment suspendu le programme de l’Eastern Seaboard (autour de la ville de Rayong), et la construction des zones industrielles qui devaient accueillir des investisseurs étrangers dans l’industrie lourde à Map Tha Phut et dans l’industrie légère à Laem Chabang. Publié le 16 janvier 1986, quatre mois après la réunion de l’Hotel Plazza, un article de la Far Eastern Economic Review doute que l’endaka puisse susciter des investissements japonais dans l’Asie du Sud-Est. Au même moment, de nombreuses délégations japonaises visitaient la région et quelques mois plus tard, l’afflux d’investisseurs nippons a saturé les infrastructures de la capitale thaïlandaise !

En effet, surprenant les observateurs, les entreprises japonaises ont réagi en multipliant les investissements tout en redéployant vers l’exportation la production de leurs filiales implantées en Asie du Sud-Est ; lesquelles fabriquaient jusqu’alors pour les marchés domestiques (malaisien, thaïlandais, indonésien). Aux investissements japonais sont venus s’ajouter les délocalisations des filiales étrangères implantées à Singapour : dans le cadre de sa « Révolution industrielle », le gouvernement avait imposé des hausses de charges salariales pour contraindre les entreprises à abandonner les activités « à haute intensité » de main-d’œuvre (habillement, assemblage électronique) et à s’engager dans des productions à plus forte valeur ajoutée.

Enfin, quelques années plus tard, l’appréciation du won et du dollar taïwanais, de même que la fin de leurs droits au Système Généralisé de Préférence en 1988, ont amené les entreprises coréennes et taïwanaises à délocaliser : elles se sont implantées en Asie du Sud-Est pour lutter contre la concurrence des produits japonais « made in South East Asia ».

Ainsi, en quelques années, à l’exception des Philippines qui traversaient une crise politique (assassinat d’Aquino en 1983, départ de Marcos en 1986), l’endaka a transformé l’Asie du Sud-Est qui a abandonné sa spécialisation dans les ressources naturelles pour devenir exportatrice de produits manufacturés. La part de ces produits dans leurs exportations a rapidement progressé. C’est tout particulièrement le cas en Indonésie passant de 5 % en 1985 à 50 % dix ans plus tard. L’Asie du Sud-Est, suivie de la Chine, a ainsi rejoint la Corée et Taïwan dans le « vol des oies sauvages » mené par le Japon.

Graphique : part des produits manufacturés de l'Indonésie, de la Malaisie, des Philippines et du Vietnam dans leurs exportations, de 1980 à 1995.
Graphique : part des produits manufacturés de l'Indonésie, de la Malaisie, des Philippines et du Vietnam dans leurs exportations, de 1980 à 1995.
Ainsi, grâce à l’endaka, l’Asie du Sud-Est a échappé aux conséquences du retournement des cours des matières premières qui, commencé au début des années 1980, a mis en difficulté l’Afrique et l’Amérique Latine. Pendant que ces deux régions traversaient une « décennie perdue », l’Asie du Sud-Est connaissait ses « dix glorieuses », brutalement achevées en juillet 1997 avec la crise asiatique. On a alors découvert qu’ « avec du vent, même les dindes peuvent voler ». Les entrées de capitaux ayant abruptement chuté, ces pays ont quitté le « vol des Oies sauvages », et la Chine a continué de voler.

L’actualité de l’endaka

L’endaka a parfois été analysée comme la plus grande erreur commise par le Japon : Tokyo n’a pas su résister au diktat de Washington. Partagée par les autorités chinoises, cette analyse fonde leur opposition aux pressions américaines pour une réévaluation du yuan. La Chine a les moyens de dire non, comme l’avaient souhaité Shintaro Ishihara et Akio Morita, PDG de Sony, auteurs du Japon qui dit Non, publié en 1989. Bien plus lente que celle du yen, l’appréciation du yuan (30 % entre 2005 et 2015) n’est pas une réponse aux exigences de Washington, mais une mesure de politique économique pour contraindre les entreprises à monter en gamme.

L’endaka avait suscité un afflux massif d’investissements japonais vers l’Asie du Sud-Est. L’appréciation du yuan qui s’accompagne d’une hausse des salaires en Chine suscitent également des délocalisations vers le Bangladesh, la Birmanie, le Cambodge, l’Indonésie et le Vietnam. Ce mouvement n’a toutefois pas la même ampleur. D’une part, l’appréciation du yuan est plus lente ; d’autre part, les entreprises implantées dans les régions côtières chinoises peuvent choisir de se déplacer vers les provinces de l’Ouest du pays, où les infrastructures se sont considérablement améliorées.

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A propos de l'auteur
Jean-Raphaël Chaponnière est membre du groupe Asie21 (Futuribles) et chercheur associé à Asia Centre. Il a été économiste à l’Agence Française de Développement, conseiller économique auprès de l’ambassade de France en Corée et en Turquie, et ingénieur de recherche au CNRS pendant 25 ans. Il a publié avec Marc Lautier : "Economie de l'Asie du Sud-Est, au carrefour de la mondialisation" (Bréal, 2018) et "Les économies émergentes d’Asie, entre Etat et marché" (Armand Colin, 270 pages, 2014).
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